Un bus bondé, des hommes y parlent, fort, rient et fument au visage d’enfants qui dorment : une autre époque. Le bus se dirige vers Datang, une ville de province dans ce pays continent, loin de Pékin, de Canton… Une autre Chine. Qiao, interprété par la toujours impressionnante Zhao Tao, rentre retrouver Bin, petit caïd de province, interprété par Liao Fan qui excelle à interpréter avec subtilité un homme en perpétuelle représentation. Lui magouille, elle tient une salle de jeu. Ici aussi on fume, on boit, on parle fort, on joue de l’argent. Le cadre déborde de vie et de couleurs. Le bruit d’un tripot ajoute à l’ambiance surchargée, qui pourrait se douter que ce monde est sur le point de s’effacer ?

Il faudra qu’un jour on nous explique comment le jury du dernier festival de Cannes a réussi l’exploit de passer à côté de cette fresque dont le spectateur ressort époustouflé, saisi par la beauté comme par la force du récit. On ressort des Éternels comme l’on revient d’un long voyage : émerveillé et étourdi. Film sur le basculement d’une civilisation autant que film sur le temps qui passe et qui nous force à abandonner une bonne partie de nos espérances en même temps que nos illusions, Les Éternels tient autant du récit intimiste sur l’évolution d’un couple, du voyage initiatique d’une femme trahie, que de la grande fresque sur un pays en pleine mutation.
Une fois de plus le réalisateur excelle à nous faire ressentir physiquement le passage d’une époque à une autre. Il faut rendre hommage au travail du monteur Mathieu Laclau autant qu’au sens du rythme de Jia Zhang-Ke qui maîtrise l’ellipse comme peu de cinéastes. Le montage illustre parfaitement l’incapacité des personnages à maîtriser le temps qui passe : au fur et à mesure que le récit avance, Bin et Qiao semblent hors du temps, leur destin ne leur appartient plus et la ville de Datang les attire malgré eux. Canton, Pékin, les gigantesques centres où s’entassent les paysans de la Chine entière dans l’espoir de goûter à leur tour à la société de consommation resteront hors champ. Bin, lui, n’arrivera pas jusque-là. Le petit caïd rêve d’une ascension fulgurante, au fondement du capitalisme sauvage : à l’ancienne, c’est-à-dire à coups de barre de fer, ou, symbole d’ouverture au monde, à coups de revolver.

Mais Bin l’ignore, tout (la pègre, son système hiérarchique hérité de l’ancien temps autant que des films hongkongais qu’il regarde) est sur le point de laisser place à un autre système dans lequel la loi du plus fort demeure, sous une autre forme, celle d’une délinquance en col blanc. Bin rêve de devenir le nouveau parrain local, sans comprendre que le monde appartient désormais aux hommes d’affaires : il se vante d’être de la pègre quand la Chine nouvelle s’offre à ceux qui donneront l’apparence de la légalité. Comme dans les derniers films de Jia Zhang-Ke, les hommes sont souvent minables, qu’ils incarnent la réussite comme dans Au-delà des montagnes, ou l’échec comme Bin, ils mentent, se battent, trahissent, notamment les femmes, par cupidité. Pour Bin la déchéance morale s’accompagne d’une déchéance physique. Au fur et à mesure que se succèdent les voyages, les distances semblent s’agrandir : la multiplication des moyens de transports et les ellipses isolent Qiao d’un monde en mutation et hostile.

La vision des hommes qu’offre le cinéaste à travers les personnages que croisent Zhao Tao est d’ailleurs dantesque : un amant qui trahit, des brutes s’en prenant à une voleuse, un taxi moto voulant abuser de sa cliente, des hommes d’affaires qui trompent leur femme. Mais le cinéaste ne juge pas, dans ce pays sans règles, chacun se débrouille comme il peut : la Chine communiste a accouché d’un monde où l’on ne se préoccupe guère de l’autre. Certaines figures sont même attachantes car pathétiques : un mythomane qui rêve de créer un circuit touristique sur les traces des extra-terrestres, s’inventant une vie pour fuir la réalité. L’empathie du cinéaste va naturellement vers le perdant. Jusqu’au petit chef mafieux qui s’imagine devenir homme d’affaire mais que son corps trahira, comme une étrange punition pour sa trahison ?

Dans ce monde qui sacrifie ses traditions et ses légendes au nom du matérialisme, Jia Zhang-Ke pousse le spirituel vers le surnaturel : perdue au fin fond du désert chinois, Qiao croit voir des soucoupes volantes. Séquence onirique mais centrale : en effet, si jamais le cinéaste ne verse dans la nostalgie du système communiste, il oppose à cette Chine en transition les restes d’une Chine des trois royaumes, celle d’un autre temps. Les personnages rêvent de leur futur dans un monde moderne mais restent accrochés aux croyances et superstitions d’un autre temps : les trains côtoient les chaises à porteurs, on s’intéresse à l’astrologie et l’on continue à pratiquer les rites ancestraux pour chasser les mauvais esprits (avec une inefficacité notable). Les petits mafieux vénèrent le dieu Guan, le dieu guerrier icône pour les forces de l’ordre comme pour les voyous : quelle divinité pour cette Chine nouvelle, façonnée par la corruption de ses dirigeants : un pays en plein essor mais où tout semble brouillé.
Jia Zhang-Ke n’éprouve aucune nostalgie pour une dictature dont il a lui-même été la victime, mais une grande inquiétude pour cette nouvelle Chine, toujours totalitaire mais qui semble prêt à perdre une partie de son identité pour devenir un monstre économique qui laissera une partie de sa population sur le bord du chemin. Dans une troublante mise en abyme, le cinéaste s’amuse à mettre en scène différentes formes de spectacle, qui permettent d’enregistrer le basculement d’un monde à l’autre. C’est à travers les loisirs que le cinéaste nous montre la transition d’un monde à l’autre, jusqu’à l’absurde. Les jeux traditionnels du tripot disparaissent, le Mah-jong qui incarne toute une tradition, le cabaret, mais aussi l’étrange passion du parrain local pour… la danse de salon, qui représente le comble de la sophistication quand on veut singer ce que l’on croit être la culture du capitalisme occidental. Sans le savoir, en avouant ne connaître que les danses traditionnelles, Qiao annonce ce que sera son destin, son incapacité à s’adapter au monde moderne. Un jeune chanteur romantique se dépoitraille, on songe à nos boys bands, la Chine « rattrape » son retard dans ce qui est le pire de la culture occidentale, jusqu’aux spectacles du XXIe, incarnés par les innombrables téléphones portables qui finissent par envahir le cadre. Peu à peu les nombreux plans sur des gens qui regardent se transforment en plans sur des gens qui filment. Et quels spectacles ? L’humiliation d’un homme en fauteuil roulant, la violence la plus stupide, mais aussi le vide absolu à travers des caméras de sécurité que l’on installe et qui ne filment plus rien que le néant et l’abandon. Toutes ces caméras et rien à filmer : ce monde est un spectacle affligeant…

Avec Les Eternels, Jia Zhang-Ke poursuit son autopsie d’une Chine oubliée : celle qui précédait le grand bouleversement schizophrénique qui a vu le dernier empire communiste adorer le capitalisme. Cette Chine était déjà sur le point de disparaître quand le cinéaste réalisait 24 City où une gigantesque usine laissait place à des immeubles d’appartements de luxe. La fin d’un monde : celui de la Chine et de son vertigineux syncrétisme entre les traditions millénaires et le totalitarisme communiste. Son dernier film montre l’irrémédiable disparition de ce monde tandis qu’à Canton et dans les grandes mégapoles de l’Est la Chine s’éveille aux marchés mondiaux.
Alors qu’Au-delà des montagnes, son précédent film, s’intéressait justement à cette fuite en avant vers le capitalisme, Les Éternels apparaît comme son double : cette fois, le cinéaste chinois s’intéresse à ceux qui n’ont pas su ou pu attraper le bon wagon, et au-delà du cas particulier de la Chine, le propos est universel : la vie est faite de déception, il n’y a pas d’amour éternel, pas de miracle, pas de happy end, chacun fait comme il peut en rêvant d’un avenir meilleur, jusqu’au jour où il n’y a plus d’autres horizons que celui du quotidien ou des rues que filment les caméras de surveillance.
De train, il est d’ailleurs souvent question. Comme toujours chez le réalisateur de Platform, les voyages à travers ce gigantesque pays sont au cœur du film : celui-ci s’ouvre donc sur l’arrivée en bus de Qiao, l’héroïne, un bus bondé, enfumé, vivant, qui au fur et à mesure que la Chine change se transformera en bus pour prisonnières, en bateau, en trains. L’héroïne ne cesse donc de parcourir le pays, pour revenir à son point de départ : nulle part, au nord de la Chine, où elle se retrouve à pousser en fauteuil roulant un homme incapable de marcher…
Derrière l’odyssée de son héroïne, le réalisateur chinois filme la fin d’un monde : celui d’un pays jonché des ruines du systèmes communistes. L’État a érigé la corruption en système économique, les hôpitaux d’État sont délaissés par les médecins au profit des cliniques où l’on est soigné par les vieilles méthodes : Les Éternels montre une Chine coincée entre deux univers, celui des vastes paysages : montagne, désert, fleuve qui contrastent avec les ruines du communisme ou ces gigantesques ensembles où s’entassent les ouvriers devant abandonner des mines à l’abandon, pillées par la nomenklatura locale. Avec Zhao Tao, nous voyageons à travers les déserts des confins de l’empire, dans des gares où plus personne n’arrive mais d’où l’on espère s’exiler vers le nouvel Eldorado, à l’Est. Des plans larges et des panoramiques isolent Qiao et Bin, comme échoués, au cœur d’un gigantesque stade vide. En un plan, un cadre, on imagine les grandes cérémonies du parti, les grandes mises en scène totalitaires ridicules et terrifiantes qui rythmaient l’existence de ces grandes villes de province. L’Empire communiste glisse vers le hors champ et petit à petit s’évapore.
Progressivement, les lumières chaudes du début du film laissent place à la lumière délavée des matins d’hiver. Les sources de lumière, multiples, tendent à s’affadir. Les éclairages totalement artificiels des néons du début du film se raréfient et se refroidissent (belle idée que celle de la lumière verte dans une chambre d’hôtel qui marque la fin d’une passion et scelle une trahison), avant de disparaître. Un travail similaire est réalisé sur le son. L’ouverture bruyante du film, que ce soit dans le tripot mais aussi dans les boîtes de nuit où l’on entendait ABBA, a laissé place à un monde où règne le bruit du vent, le silence. Les plans larges se succèdent, ceux des villes victimes de l’exode rural vidant ce pays continent d’une bonne partie de ses habitants. Datang désertée n’est plus qu’un vestige, à l’image du couple que forment Qiao et Bin.

Aux plans larges sur les montagnes de Datang, à ceux des impressionnants paysages de la Chine traversés par Qiao répondra donc le cadre étriqué d’une caméra de surveillance. Le film s’ouvrait sur un retour plein d’espoir à Datang, à la fin de cette odyssée les espoirs de grandeur auront tous été déçus : ne demeurent que la déception, l’amertume et l’ennui d’une vie qui ne ressemble pas à celle dont on rêvait. La maîtresse dévouée a succédé à son amant, l’apparente réussite cache une malédiction. Comme Qiao et Bin, les oubliés du grand boum économique chinois sont condamnés à disparaître ou à errer dans les limbes pour l’éternité.
Les Éternels, Chine, 2h15, en salles le 27 février 2019 – Un film réalisé et écrit par Jia Zhang-Ke – Directeur de la photographie : Eric Gauthier, Montage : Mathieu Laclau et Lin Xudong – Avec Zhao Tao, Liao Fan, Xu Zheng, Casper Liang, Ding Jiali