Vincent Romagny : « Nous avons besoin d’outils critiques pour déconstruire la catégorie de “ l’enfance ” » (Politiser l’enfance)

Russell Lee, School children singing, Pie Town, New Mexico, 1940 © Library of Congress/WikiCommons

En novembre 2023, les éditions Burn~Août publiaient, sous la direction de Vincent Romagny, Politiser l’enfance. Cet impressionnant recueil, dont le titre est inspiré des travaux de Tal Piterbraut-Merx, réunit des textes classiques ou inédits qui dénaturalisent la catégorie d’enfance pour la considérer comme une construction politique.

Se remémorer nos enfances au prisme des rapports de domination qui s’y jouent, sortir de l’idéologie de « l’innocence », défendre le droit de vote des « mineurs » et remettre en cause ce statut, questionner l’obsession des politiques homophobes et transphobes pour la « protection » des enfants, ou encore abolir la catégorie d’enfance, ne constituent qu’une partie des différentes stratégies proposées dans Politiser l’enfance. Afin de comprendre l’importance, les intentions mais aussi, peut-être, les limites inhérentes à un tel projet, j’ai voulu poser quelques questions à Vincent Romagny.

D’abord, peut-être pouvons-nous discuter du projet qu’a été Politiser l’enfance et de la forme que prend l’objet final, celui d’un recueil qui réunit pas moins de 27 textes. Je sais qu’il y a eu plusieurs étapes dans la construction du livre, depuis la rencontre avec Tal Piterbraut-Merx en 2021 et jusqu’à ce livre. Est-ce que tu pourrais revenir sur la manière dont s’est construit et s’est déroulé ce projet ?

Le projet trouve son point de départ dans la très belle conférence de Tal Piterbraut-Merx, précisément intitulée « Politiser l’enfance », donnée dans le cadre de mon cours d’esthétique aux Beaux-arts de Lyon en avril 2021. Ce cours était consacré à l’analyse des représentations d’enfance dans des œuvres d’artistes contemporain·es. J’avais prévu depuis quelques temps d’inviter Tal à donner une conférence sur la question des rapports entre enfants et adultes, mais cette invitation a été précipitée par les révélations, dans la presse, d’accusations de pédocriminalité envers Claude Lévêque, artiste contemporain français alors très reconnu. Dans plusieurs articles, une victime dénonçait les manipulations dont lui et sa famille avaient fait l’objet, et qui avaient conduit à des viols. Ces révélations jetaient un tout autre éclairage sur son œuvre multi-célébrée. Les institutions artistiques françaises l’ont exposé sans discontinuer depuis les années 1980, il a toujours été représenté par de puissantes galeries et il a représenté la France à la biennale de Venise en 2009. Dans son œuvre revient régulièrement la figure de l’enfant, tantôt icône de la vulnérabilité, tantôt figure de la destruction des valeurs adultes. Aussi, j’ai invité Tal à présenter ses recherches, avant de consacrer un cours à son œuvre en tant que telle. Il m’importait d’autant plus que cet éclairage soit apporté aux étudiants et aux étudiantes que Lévêque avait participé à l’exposition Présumés innocents (sous-titrée L’Art contemporain et l’enfance) au Capc à Bordeaux en 2000. Cette exposition avait scandalisé des intégristes catholiques et conduit à la mise en examen de ses commissaires avant que ne soit prononcé, plusieurs années après, un non-lieu. Or, la dimension subversive et réflexive de cette exposition n’est plus perçue de la même manière par les jeunes générations. Il s’agissait d’éviter les confusions, rapprochements et généralisations qui auraient condamné à nouveau l’exposition mais cette fois à cause du comportement possiblement criminel d’un de ses artistes.

Quelques mois après que Tal ait donné cette conférence, j’ai été invité à produire une publication pour accompagner une exposition dont j’étais le commissaire invité chez Laurel Parker books, à Romainville. J’ai alors imaginé la version préparatoire d’une anthologie qui reprendrait, avec l’accord de Tal, le titre de sa conférence, et qui serait l’occasion de réunir des textes abordant la question. Tal a proposé le très beau texte « Conjurer l’oubli, pour une réminiscence politique de nos enfances », Pierre Zaoui m’a autorisé à reprendre ses « Réflexions sur la question enfantine » parues en 2009 dans la revue Vacarme, et j’ai produit un autre texte. Le volume est téléchargeable sur le site des éditions Burn-Août, qui l’a également coédité et avec qui il a tout de suite été question de réaliser le reader, une fois qu’avec Tal nous aurions achevé nos thèses respectives. Quelques semaines après, j’ai appris son suicide, puis qu’il avait été victime d’inceste dans son enfance. Plusieurs mois après est paru l’ouvrage dirigé par Iris Brey et Juliet Drouard, auquel il a participé, La Culture de l’inceste. Avec les éditeur·ices de Burn-Août, nous nous sommes posé·es beaucoup de questions et nous avons décidé tout de même mener le projet à son terme, d’abord avec des textes qui étaient des références dans ses travaux Tal (Jenny Kitzinger, Shulamith Firestone, Jean-Luc Pinard-Legry et Benoît Lapouge, Christiane Rochefort), puis en élargissant les recherches à d’autres auteurs, autrices et thématiques. C’est le volume autour duquel nous sommes réunis.

Construire un reader, comme tu qualifies Politiser l’enfance, ça n’est pas un geste anodin. C’est la volonté de réunir un ensemble de discours autour d’un objet, en l’occurrence, « l’enfance » comme catégorie politique. Je voulais donc te questionner sur le sens de ce projet aujourd’hui. Pourquoi Politiser l’enfance, pourquoi maintenant ? Est-ce que ça ne répond pas à une forme d’urgence, face, par exemple, à certains discours réactionnaires à l’égard de l’enfance ?

Les raisons de se poser la question sont hélas de plus en plus nombreuses, et l’urgence toujours plus… urgente. L’actualité en donne tous les jours de nouveaux exemples. L’horreur qui se passe sous nos yeux à Gaza en donne des exemples au quotidien : les enfants sont loin de bénéficier de la protection inconditionnelle que nos sociétés prétendent leur porter. Pour s’en tenir à la France, la liste est longue et il suffit de lire les journaux : le Premier ministre stigmatise la jeunesse populaire et leur adresse un projet uniquement répressif dans son discours du 18 avril dernier, des sénateurs LR veulent déposer une loi interdisant la « transidentification des mineurs », le gouvernement torpille la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE). On peut également citer les nombreuses failles – si ce n’est la faillite – du système de protection de l’enfance et l’abandon par les pouvoirs publics de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), l’insuffisance de l’accompagnement des mineurs étrangers non accompagnés – quand ils ne sont pas mis en danger par la police. On peut encore citer la situation catastrophique de l’éducation nationale en Seine-Saint-Denis, entre délabrement du bâti et refus de pallier les problèmes de personnels, remplacement des professeurs et des accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH), le projet de classes de niveaux dans les classes, etc.

On pourrait parler d’incurie, d’un manque de priorisation des urgences dans un contexte politique et social dégradé. Mais « politiser l’enfance », cela veut dire refuser ce type d’explication fataliste et reconnaître que se dégradent principalement les conditions de vie des enfants de certaines catégories de la population. Cette dégradation n’est pas erratique, elle a un sens précis : elle vise les franges de la population déjà minorisée socialement : victimes de violences sexuelles intra-familiales, queer, trans, non-françaises et/ou racisées et populaires. Toutes sont soupçonnées de coûter « un pognon de dingue » et contrecarrent l’idéal de productivité néolibérale. Le texte qu’Erica Meiners nous a autorisé à traduire dans la publication aborde précisément ces questions : la criminalisation de certain·es mineur·es et la façon dont leur groupe social est visé au travers d’elleux. Il importe au gouvernement de faire taire leurs voix et leurs relais et, « en même temps », il faut s’assurer qu’elles continuent à former une main d’œuvre corvéable. Après les chaines des usines, il s’agit de les amarrer aux algorithmes de l’ubérisation ou aux plannings de sociétés privées pour l’aide à la personne, loin que l’éducation donne à chacun·e les moyens d’œuvrer à sa propre émancipation. Il faut conscientiser les mythes de l’enfance qui façonnent et altèrent notre perception des conditions de vie effectives des enfants réels, comme la figure de l’innocence et de la fragilité qui sert à construire de toutes pièces des supposés périls sociaux fantasmés. Il faut également identifier celle de « l’enfant potentiel » (je reprends ici l’expression forgée par Arnaud Teillet dans sa contribution à la publication) qui permet de faire de l’enfant un modèle de développement néolibéral, et donc de productivité infinie – réservée à une part réduite et privilégiée de la population. Son succès repose sur la privation d’autres catégories d’enfants de la moindre valorisation. Nous avons besoin d’outils critiques pour déconstruire la fausse unité de la catégorie de « l’enfance ».

Comme tu l’évoquais, tu es actuellement professeur d’esthétique aux Beaux-Arts de Lyon. Or, je me disais, au fur et à mesure de ma lecture, que Politiser l’enfance recueille beaucoup de textes qui tournent autour de la création artistique ou du monde de l’art, d’ailleurs sous des formes très diverses, ce qui est remarquable : on va des accusations de pédocriminalité à l’encontre de Claude Lévêque à une comparaison transnationale des conditions des enfants-acteur·rices, en passant par diverses tentatives de collaborations artistiques entre parents et enfants. Est-ce un simple biais de sélection dû, à la fois, à ta formation, et à l’affaire Lévêque qui est un des éléments déclencheurs du projet, ou bien, est-ce que tu penses que l’art à un rôle particulier à jouer dans cette réflexion autour de la catégorie d’enfance et de sa politisation ?

En invitant Tal à participer à la conception éditoriale du reader, j’avais d’abord imaginé lui proposer de choisir des textes strictement philosophiques et / ou politiques ainsi que ceux qu’il avait rencontrés dans ses recherches, et je m’étais imaginé en chercher d’autres traitant de la question de la politisation de l’enfance depuis un point de vue artistique, précisément parce que je savais qu’il y en a peu de satisfaisants. Comme il a fallu faire sans lui, la part de textes en lien avec l’art est en fait très réduite. La tendance des manifestations d’art contemporain à revendiquer un caractère ou une compétence « politique » m’a toujours posé problème, comme si le monde de l’art était un moyen pour faire avancer cette question parce qu’il serait exempt des travers du monde social et qu’il pourrait s’attribuer l’exemplarité qu’il confère à un certain type d’objets appelés « œuvres d’art ». Or, précisément, l’art est un monde social loin d’être exempt d’exploitation, de harcèlement moral, d’agressions sexuelles, de compromission avec le néolibéralisme, etc. Et le qualificatif de « politique » a été notamment énormément employé pour qualifier l’œuvre de Claude Lévêque. C’est là une dissonance insupportable qui demandait des éclaircissements de façon plus qu’urgente.

Compris comme mise en évidence de rapports de domination inaperçus, tel que Tal le caractérise dans sa conférence, le terme « politique » trouve une explicitation lumineuse et pertinente, un critère opérant pour effectuer des distinctions et aborder la question des façons dont des artistes peuvent représenter des enfants et/ou l’enfance. Ses travaux sur l’enfance comme vulnérabilité, comme métaphore principielle, comme catégorie dominée, à l’instar des sociologues de l’enfance vers lesquels il m’a orienté, ont alors été décisifs pour considérer que l’art, pour une grande part, naturalise des représentations de l’enfance qui sont avant tout sociales, scientifiques, culturelles, et qu’il peut contribuer à réduire le pouvoir d’agir des enfants réels.

De ce point de vue, pour reprendre les termes de ta question : oui, l’art a quelque chose à jouer dans cette réflexion sur la politisation de l’enfance, mais d’abord comme terrain d’étude, non pas comme outil, comme on le considère trop rapidement. Et, ensuite, dans un second temps, d’une manière très générale et qui omet nombre de contre-exemples, c’est surtout dans son versant le plus actuel que la création artistique me semble la plus propice à œuvrer comme outil de dénonciation des dominations qui accablent l’enfance. Je m’explique : à la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’enfance était principalement considérée comme régression, et fut dévalorisée au profit de celle de l’adolescent. Au sein de la création actuelle émerge une nouvelle approche de l’art et un réel renouveau de la question politique tant par le renouveau des approches féministes qui infusent les pratiques des jeunes artistes que par leur participation aux conflits sociaux conséquents aux attaques contre le travail, les retraites, etc., qui ont rythmé leurs études ces dernières années. La façon dont ils et elles approchent l’enfance dépasse les deux écueils que sont la naïveté et la nostalgie – peut-être précisément en raison de l’écart moindre qui les sépare de leur propre enfance et qui les empêche de la romantiser ? Je pense notamment à la très belle installation participative de Solveig Burckhard dans l’exposition 100 % à la Villette : Kids Waiting for Something.

Pour essentiel que soit ce recueil qui permet d’approcher l’enfance de manière politique, on pourrait reprocher à Politiser l’enfance de ne comporter aucun discours d’enfant qui n’ait pas été recueilli et transformé par un adulte. Je me demande s’il n’y a pas là un paradoxe inhérent non seulement à ce projet, mais au fond à toute tentative de construction d’une approche politique de l’enfance lorsqu’elle est faite par des adultes. Ce sont, encore et toujours, les adultes qui parlent ici. Les subalternisé·es, à nouveau, n’ont pas la parole. Pourquoi ne pas avoir inclus des travaux d’enfants ? Est-ce que ça ne risque pas de faire passer le message que politiser l’enfance, après tout, c’est une affaire d’adulte ? 

Tu as tout à fait raison sur ce point. J’aurai plusieurs éléments d’explication – qui ne font en rien une réponse satisfaisante. Le premier est lié à un biais propre à mes recherches, et que je n’ai pas cherché à dépasser mais que j’ai plutôt décidé de suivre. Pour la faire rapide, mes recherches portent sur les différentes façons dont l’enfance peut être conçue, que cela soit pour tenter de rendre compte d’expositions d’art contemporain abordant la question de l’aire de jeux, comme je le fais dans ma thèse, ou bien pour essayer de comprendre les différentes façons dont on a pu concevoir des aires de jeux, comme je l’ai fait dans des expositions et des publications sur cette question. De ces différents points de vue, bien doctes j’en conviens, l’enfance est une catégorie produite par un effet de généralisation qui prend forme avec des représentations, et j’essaie à chaque fois de les expliciter comme autant de conceptions historiquement, politiquement et culturellement déterminées. L’enfance, de ce premier point de vue, c’est avant tout une construction d’adultes qui toujours la circonscrit et dont les effets plus souvent normalisateurs que libérateurs. C’est sur quoi l’ouvrage se penche avant tout.

Mais l’enfance n’en est pas moins vécue, toujours, par d’autres. Et l’adulte ne l’approche pas sans la perturber. La question se pose alors de savoir comment approcher au mieux une réalité sur laquelle la présence adulte ne peut pas se prévaloir de ne pas avoir d’effet – et il est bien sûr impossible de considérer aussi naïvement qu’auparavant que des artistes y auraient accès comme par enchantement, comme cela a été le cas au début du XXe siècle, et comme on se l’imagine encore trop souvent. La question se pose de savoir comment donner la parole aux enfants et à quelles conditions ce geste serait exempt de toute subalternisation et quelles précautions méthodologiques devraient l’accompagner. C’est ce sur quoi porte notamment le texte de Ane Hjort Guttu dans la publication. Artiste, elle essaie de faire une exposition avec son fils et de réduire autant que possible l’assymétrie de leurs rapports, ce qui est impossible, comme elle le montre. Ce sont des questions que se posent anthropologues et sociologues de l’enfance, mais que je ne leur ai pas posées. Et, indépendamment de ces questions méthodologiques, il y a aussi tout un travail de recherche à faire, auquel je ne me suis pas consacré. C’est ce qu’a fait Clémence Allezard dans sa formidable série documentaire sur France Culture « Les enfants peuvent-ils parler ? », et notamment autour des « Mineurs en lutte ». C’est là toute une histoire sur laquelle il faudrait revenir pour envisager des alliances qui permettraient d’écouter les voix des mineur·es pour qu’enfin elles portent.

Je le disais en introduction, on trouve à la fois des textes inédits et des textes plus anciens dans Politiser l’enfance, et on se rend compte, en passant de l’un à l’autre, d’une grande actualité de ces textes plus anciens. Le texte de Sedgwick, par exemple, apparait encore d’actualité pour penser l’obsession réactionnaire pour le fait de « protéger » les enfants vis-à-vis des queers. Il en est de même pour beaucoup de textes, comme ceux de Pinard-Legry et Lapouge, ou bien celui de Firestone qui ont encore beaucoup de choses à nous dire aujourd’hui. Ça donne l’impression que sur le terrain de l’enfance, contrairement aux problématiques féministes par exemple, les choses n’ont pas vraiment changé depuis les années 1970. Est-ce que tu partages, au moins partiellement, ce constat ? Et, si oui, quels sont les obstacles qui se sont érigés contre le développement et la diffusion des approches politiques de l’enfance qui sont loin d’avoir connu le même destin que les approches politiques du genre et de la race par exemple ?

 

Oui, tout à fait, c’est une analyse que je partage complètement, encore que les approches politiques du genre et de la race, pour reprendre tes termes, ont quand même été partiellement occultées. N’auraient-elles pas réémergé plus tôt ? Mais, là, je ne m’y connais vraiment pas assez. Peut-être que le mouvement de retrait et renouveau que tu décris est similaire à celui que je constate dans l’histoire de la présence de l’enfant et de l’enfance dans l’art. Pour la faire rapide à nouveau, après avoir incarné, au début du XXe siècle, une des figures phares du primitivisme (avec le fou, le sauvage et le populaire), la valeur de l’enfant dans l’art, à la fin du siècle, s’est inversée et nombre d’artistes en ont fait une icône de la régression, entre forme de résistance au capitalisme et figure postmoderne désenchantée. Comment aurait-il pu en être autrement sans perspective d’avenir ? Ces figures n’auraient-elles pas effacé celles plus positives de l’enfant de mai 68 et des pratiques valorisant la participation ? Mais ces figures, plus ou moins révolutionnaires et actives, n’en sont pas moins toujours un effet de mythification. Nombre de pratiques artistiques actuelles reviennent toutefois sur ce qu’il peut y avoir d’irréductible ou sur les occasions de travailler entre adultes et enfants – ce qui expliquerait le regain d’intérêt actuel pour Deligny ou la question de la coéducation. Mais, à nouveau, je ne réponds pas à ta question.

Tu as fait le choix de ne pas inclure plusieurs textes qui peuvent sembler importants dans l’histoire de la politisation de la catégorie d’enfance en France, par exemple ceux de René Schérer ou Tony Duvert lorsqu’ils dénoncent la « privatisation » et l’enfermement des enfants au sein de la sphère familiale. Ils sont présents seulement en creux par exemple dans la critique qu’en proposent Jean-Luc Pinard-Legry et Benoît Lapouge ou dans ton propre texte. Bien sûr, ces travaux sont ambivalents car, comme tu le dis, ce type de discours « domine l’enfant sous couvert de l’émanciper », mais je me demande dans quelles mesures il ne faudrait pas se confronter à cette ambivalence. Qu’est-ce que tu en penses ?

La politisation de l’enfance a en effet une autre histoire, qui explique sans doute la moindre visibilité de celle formulée notamment du point de vue féministe. C’est celle de sa confiscation par des auteurs qui l’ont invoquée pour défendre la possibilité de relations sexuelles entre adultes et enfants, et pour lesquels les questions de l’impossibilité du non-consentement et des violences sexuelles ne se posaient franchement pas. La dénonciation de ce que ces auteurs appelaient alors la « pédagogisation » est loin d’avoir uniquement servi à libérer les enfants des griffes du patriarcat et de la famille, puisqu’ils n’ont pas pris en compte l’assymétrie irréductible de la relation adulte-enfant. Leurs textes sont ambivalents et ils demandent en ce sens une véritable vigilance. Des personnes victimes de pédocriminels m’ont confié leur surprise de voir réémerger le thème de la domination adulte pour défendre les enfants, car elles avaient été manipulées précisément sous son couvert : elles avaient été trompées et convaincues que la remise en cause de la domination adulte passait par des relations sexuelles intergénérationnelles qu’elles ne souhaitaient en fait pas et dont elles ont été victimes – une logique qui n’est pas sans rappeler celles qui ont été récemment dénoncées dans le monde de la littérature et du cinéma. C’est une question sur laquelle Tal Piterbraut-Merx avait annoncé vouloir se pencher, à la suite d’autres chercheurs, et une question à laquelle, tu as raison, il faut se confronter.

Enfin, qu’est-ce que tu espères pour ce texte, et pour la question de la politisation de l’enfance en général ? As-tu d’autres projets à venir sur le sujet ?

Avec cette publication ? J’espère participer à la diffusion des travaux de Tal Piterbraut-Merx et des idées que défendent les auteurs et autrices. Les formidables éditions Burn~Août m’ont permis de le faire. Nous espérons participer à la prise de conscience nécessaire à laquelle nombre de publications contribuent actuellement, ce dont on ne peut que se réjouir. Je ne pense pas être en mesure d’établir des priorités tant la liste est longue et tant cela excède mes compétences. En ce qui concerne mes projets, je voudrais me pencher sur la conceptualisation de l’enfance chez Georges Canguilhem, notamment dans ses archives non publiées. Puis revenir sur la question des aires de jeux, et plus particulièrement à celles réalisées au tournant des années 1960 et 1970 en France – au départ, c’est quand même ça, mon sujet de recherche. Mais il n’est pas si éloigné des questions dont nous avons discutées : à l’origine, aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle, le playground, c’est une institution qui vise à rendre docile la future main d’œuvre prolétaire. Au travers des enfants des classes populaires auxquels on prétendait porter soin, secours et jeux, c’est les adultes qu’ils deviendraient plus tard qui étaient visés.

Vincent Romagny [dir.], Politiser l’enfance, éditions Burn-Août, 2023, 414 pages, 26€.