Terrain vague (59) – Bande dessinée, etc.

Photo © Christian Rosset

20 novembre 2025. J’apprends la mort de Jean-Claude Eloy. Né le 15 juin 1938, il fut proche de Pierre Boulez dans sa jeunesse, mais il s’en est vite affranchi ; invité par Karlheinz Stockhausen à travailler au Studio de musique électronique de Cologne, il a commencé à élaborer de grandes fresques dans les années 1970, ayant mieux que quiconque intégré l’influence des musiques extrême-orientales – et notamment les musiques savantes du Japon ancien.

C’était un esprit ouvert et aventurier – relevons au passage qu’il a signé les musiques de La Religieuse et de L’Amour fou de Jacques Rivette – et il demeurera l’un des plus singuliers et intraitables compositeurs de sa génération. Encore une figure amicale qui s’éclipse comme dans un théâtre d’ombre, sans faire de bruit.

1. Faisons maintenant un pas de côté, même si le dessinateur dont nous allons parler – F’Murrr (31 mars 1946 – 10 avril 2018) – était lui-même fin connaisseur du Japon ancien (et auditeur averti des musiques populaires et savantes du continent asiatique). Commençons par saluer le travail remarquable de Barbara Pascarel et Elisabeth Walter qui ont créé le Fonds de dotation « F’Murrr au futur » pour « protéger l’héritage artistique de F’Murrr, en favorisant expositions, recherches et rééditions. » Entre autres résultats concrets : une intégrale du Génie des Alpages chez Dargaud – le cinquième et dernier volume devant paraître en février 2026 ; un inédit, 2000 Meufs (2019) et des rééditions « augmentées » du Pauvre chevalier et des Aveugles (2021) aux mêmes éditions ; et aujourd’hui, Naphtalène et Cie aux éditions 2042, premier volume d’une salve de trois – le deuxième, Le Char de l’État dérape sur le sentier de la guerre, devant sortir en février 2026 ; et le troisième Jehanne au pied du mur / Tim Galère (peut-être le chef d’œuvre de F’Murrr) en novembre 2027.

Cela fait aujourd’hui un demi-siècle (plus un an) que j’ai découvert Naphtalène, personnage attachant portant un pull à col roulé rouge orné d’une gidouille, qui vaque à ses occupations en improbable habitante du Jardin des Plantes à Paris, en compagnie du morse Marconi, fumant (tous deux) d’épais cigares, ou lavant son pull face au Mont Fuji. Tout ça n’a pas vieilli : a même pris un coup de jeune – cette édition rendant hommage à l’auteur, ne serait-ce par sa fabrication impeccable et son grand format 24,5 x 32,5 cm. Alors, qu’y trouve-t-on ? Tout d’abord, les 30 planches de Naphtalèneparues entre juin 1974 et mars 1981 dans Pilote. Elles avaient tout d’abord été rassemblées dans un volume souple bon marché, Tartine de clous (Dargaud, 1981), proposant en complément neuf planches de Brahms, une série d’histoires en une page (parues en 1975-76 dans le journal éphémère, et pas vraiment inoubliable, Circus) et une autre en six pages, Lili Few-Few (parodie de Blueberry au féminin, parue dans Pilote en 1976). Seule cette dernière est reprise, et de manière incomparablement lumineuse, dans cette nouvelle édition (dommage pour Brahms, tout aussi génial). Ce qui donne du poids à Naphtalène et Cie, ce sont, d’une part, les dessins tirés des carnets de F’Murrr, et d’autre part, les premières pages d’une histoire abandonnée, Le Doubletigre, prévue pour le journal À suivre (qui en avait publié les cinq premières pages en octobre 1977 dans son Numéro Zéro) ; cinq de plus nous sont proposées aujourd’hui, ainsi que l’esquisse d’une onzième et la retranscription des cinq pages manuscrites du synopsis (reproduites en fac-simile). Cet abandon – F’Murrr ayant préféré creuser le personnage de Jehanne d’Arque (ou d’Ark ou encore gn’Arc) pour À suivre entre 1978 et 1984 – nous rend un peu mélancolique, car Naphtalène ne reviendra jamais (notons au passage qu’à ses débuts, elle a fait une chouette apparition dans les Alpages dans Pilote).

Relecture faite, en conscience de n’avoir rien perdu des sensations enregistrées à première lecture, on est sidéré de constater à quel point ça tient, F’Murrr étant présent à chaque signe, à chaque trait, tel qu’on l’a plus ou moins connu, avec ses cigares, son japonisme (Naphtalène, c’est lui). Plus encore que dans Adèle Blanc-Sec, le Jardin des Plantes se métamorphose ici en Terrain vague où inventer est de règle, narrativement, graphiquement, et aussi, si on a un peu d’oreille et d’imagination, musicalement (une bande-son circulant dans et entre les cases, agrégeant sons concrets et instrumentaux, d’origine multiple).

Naphtalène et Cie © F’Murrrr : Éditions 2042

Parler avec précision de ce qui agit – de ce qui s’agite – si singulièrement chez F’Murrr n’est pas une mince affaire… On peut, pour commencer, relever ce qui, à chaque signe ou presque, alimente ce réseau actif de mises en tension, frottages et courts-circuits, entre ce qui est le fruit d’une grande culture – graphique bien entendu, mais pas seulement (car notre dessinateur est, certes, un regardeur, mais aussi, et à égalité, un écouteur et un lecteur) – et les effets d’une libération de l’inconscient qui ne serait pas du semblant, au sens où les surréalistes l’ont un peu pratiquée au cours de leurs premiers essais, avant que l’automatisme ne devienne marque de fabrique. F’Murrr ne cesse de se livrer, sous contrainte comme il se doit, par le trait (libre, aventureux, précis), et aussi par la pensée (volontiers dialogique), faisant usage d’un savoir-faire paradoxal du non-contrôle – ou si l’on préfère, faisant montre d’un laisser-aller savamment contrôlé ; autrement dit : d’un sens fabuleux du vagabondage qui refuserait toute facilité. Car, chez lui, exigence n’est pas un vain mot, même si le droit à la paresse est clairement revendiqué – et mis en scène. Du coup, on décèle en permanence une contradiction active (créatrice) entre le côté laborieux de la pratique de la bande dessinée (dont F’Murrr était particulièrement conscient) et la recherche de vie – donc de jaillissement, de dépôt d’encre en dépôt d’encre, matérialisant ce qui s’échappe de sa bouillonnante marmite intérieure sans demander la moindre permission.

Au pays clos version Naphtalène (mais ça vaut aussi pour l’œuvre entière), on trouve de nombreuses échappées nous permettant de ne pas tourner en rond, même si on y fait parfois quelques tours de manège. Magie de l’art de la variation (ou comment remettre autrement le couvert) ; et de la captation de la sensation dans ce qu’elle a d’unique – et d’irremplaçable. Quant à ce que ça raconte (une fois encore, j’ai « oublié » de le rapporter), inutile de torcher un résumé vite fait, tant ces pages doivent être lentement savourées. Ce que l’auteur partage avec ses lectrices et ses lecteurs, c’est un goût prononcé pour le déplacement en territoire semé de pièges, fourmillant de détails propres à générer du plaisir jusqu’à plus soif ; mais pour cela, il nous faut ouvrir tous nos sens, avant de commencer à cheminer en tous sens.

Naphtalène et Cie © F’Murrrr : Éditions 2042

Passons au livre suivant, Le Bureau des cœurs de Sophie Guerrive. On pourrait le faire en reprenant quelques-unes des propositions précédentes, même si les modes de jeu proposées par l’autrice sont assez différents. On peut se désoler que tant de bandes dessinées se déroulent dans un espace-temps immuable où se déplacent, jusqu’à la mort de l’auteur(e) parfois, les mêmes personnages, renforçant ainsi un sentiment de répétition, de reprise infinie du même, qui devient vite lassant, quand bien même le travail accompli serait de haute volée. Avec Tulipe de Sophie Guerrive, même si le petit monde qui l’anime semble déjà en tous points défini, ce n’est pas le cas, car cette ingénieuse dessinatrice, coloriste et dialoguiste procède, elle aussi, en « as de la variation », ce qui fait qu’on suit son travail, livre après livre : pour la sixième fois précisément depuis Capitaine Mulet, son tout premier aux Éditions 2024, l’hiver 2016 (Tulipe ayant été, à l’automne de cette même année, le deuxième).

En deux mots, Le Bureau des cœurs propose : 1. des lettres manuscrites, de lectrices principalement (on note quelques exceptions), exprimant des « problèmes existentiels » ; toutes sont adressées à deux personnages récurrents du monde de Tulipe, Rose et Violette, « une oiselle amoureuse du soleil et sa grand-mère un peu sorcière ». 2. leurs réponses, sous forme bande dessinée – Instagram étant le lieu originel de publication. Ce qui est important avec le courrier, c’est que ça circule, et c’est bien ce qui se passe ici dans ce lieu bien moins déplacé que le Jardin des Plantes selon F’Murrr. Les lettres envoyées au « bureau des cœurs » sont réelles – pas de triche, nous dit-on ; y répondre procède d’un service où tricher n’est pas jouer. Le jeu est de relancer les dés sur un terrain pétri d’incertitude. Du coup, le fait d’obtenir la combinaison permettant d’apporter une réponse définitive n’est pas assuré – et tant mieux. « Ça faisait un moment, nous dit Sophie Guerrive, que j’avais envie d’un ancrage un peu plus fort dans le réel. » Le livre, ajoute-t-elle, « s’adresse plutôt aux adultes quand même, parce qu’il y a des sujets un peu graves qui sont abordés. »

Ce qui aurait donc pu devenir rapidement ennuyeux ne l’est pas, une fois encore grâce à cet art de varier les plaisirs – de définir l’espace, prenant le temps de répondre aux questions posées de la manière la plus lisible possible, faisant usage d’un gaufrier en principe de 4 x 4 cases de petit format, contrainte pratique et confortable s’il en est – mais pas seulement. S’y opère une fois encore comme un ralentissement de la lecture, afin de bien comprendre ce qui nous est transmis, sans attendre autre chose qu’une petite provision de pensée bien aiguisée : nul « manuel de psychologie pour les nuls », mais un cheminement propre au langage de la bande dessinée, dans sa version la plus efficace (la plus communicative) ; ce qui n’interdit pas d’inventer çà et là des rythmes singuliers, marquant le fait que, oui, des réponses, on peut en apporter, mais toujours en conscience de leurs limites. Le Bureau des cœurs est comme un carnet d’esquisses très abouti témoignant d’hésitations – même si service est bien rendu, de renvoi en renvoi, rebattant les cartes comme on le fait d’un tarot ou d’un jeu d’oracle.

Le Bureau des cœurs © Sophie Guerrive : 2042

Et surprise, paraît simultanément aux mêmes éditions 2042 L’Oracle de Tulipe, un boîtier cartonné comprenant 63 cartes et un livret explicatif. De ce paquet d’images légendées, il convient de faire des tirages « pour tout savoir ». C’est assez ludique – ma carte préférée étant la LXIII et dernière, qui est blanche (et de même sur le livret). Impossible d’en dire davantage, même s’il nous faut déposer un indice : « Carte XXXII, LA FOUDRE / La maison est un havre de paix, sauf quand les éléments ont décidé de tout casser. Le ciel s’abat sur nos têtes sans crier gare, et patatras. Ça tombe bien, il fallait refaire la toiture. »

2. La contrainte de ce journal de lecture: prendre en photo ce dont on se propose de parler avant même d’avoir commencé ; se donner un nombre maximal de signes ; tenter d’aller au bout sans éliminer quoi que ce soit. Un tiers de ce déjà trop grand nombre de signes ayant été atteint, il va nous falloir condenser plus sévèrement les gribouillis tracés au cours des lectures d’albums qui, au fond, même quand ils s’avèrent bavards, demeurent des réserves de silence.

Vieille de Delphine Panique, chez Misma, est un formidable petit livre qui se lit d’une traite tant le désir est fort de ne pas l’abandonner, même provisoirement. Il est de ceux qu’on commence à lire dans les transports, et dont on achève la lecture sur le quai, une fois sorti du wagon. Vieille – c’est son nom, sa qualité, son titre de gloire – a pour personnage principal une femme âgée que « personne ne voit quand elle traîne son caddie à roulettes et ses souvenirs. » Mais il lui arrive parfois d’être montrée du doigt, ou prise en pitié par des jeunes pétant de santé qu’elle conchie non sans malice, ou méchanceté. C’est un vieux sujet pour le coup, mais subtilement repensé, voire rajeuni, peut-être parce que son auteur est une autrice (notre Vieille n’étant pas Carmen cru – j’allais dire, heureusement, même si je n’ai rien contre Lelong, Jean-Marc de son prénom). Sans amis, sans maris, tous morts, elle survit, difforme et invisibilisée, assumant tout ce qui atteste son âge : ce qu’elle a perdu (la ligne) ou gagné (les poils) ; et c’est plutôt drôle, si l’on comprend bien que la mélancolie n’est pas nécessairement associée à la tristesse, et qu’elle entretient, jusqu’à son dernier souffle, des liens avec l’éros (y compris via sa perte – la libido n’expirant jamais totalement), et surtout avec l’humour – et les humeurs. Elle râle (cliché), mais pas n’importe comment, la dessinatrice ayant un sacré style, qu’on a pu qualifier de minimaliste, ce qui ne l’empêche pas de déborder, non d’intentions, mais d’expression graphique, avec une vraie justesse dans le trait, la composition, le jeu avec les couleurs (sobres et efficaces), et un bon usage du monologue intérieur. Ce qui l’anime, ce sont les jeux de la mort et du hasard – et aussi de l’enfance retrouvée à volonté, pour conjurer la fatalité. Non loin du mot finitude, il y a finesse ; et on ne tire sa révérence qu’avec irrévérence.

Vieille-©-Delphine-Panique-Misma

Exploration du standard Ô Solitude, composé de séquences courtes, ponctuées de vignettes ou de pauses, par aplats blancs ou colorés, Vieille nous entraîne, de grandes souffrances en petits bonheurs ; et n’est pas seulement touchant à travers ces sautes d’humeurs, mais aussi par ce qui nous saute poétiquement aux yeux, à savoir que ce beau travail dégage aussi de la beauté, par ses refus esthétiques, associés à un art de la retenue qui ne lâche rien, sinon l’essentiel : la poursuite de la vie par tous les moyens. On pourrait en pleurer, on préfèrera en rire (au fond, c’est la même chose). D’album en album, Delphine Panique vogue de réussite en réussite (souvenons-nous d’Un beau voyage, déjà chez Misma, et de bien d’autres chez Cornélius) ; et c’est toujours un plaisir que d’embarquer en sa compagnie.

L’homme à la licorne de Dabitch & Nylso chez Futuropolis est une surprise (encore une), y compris pour les suiveurs de longue date du travail du dessinateur. Car c’est la cinquième fois qu’un livre de Nylso se trouve intégré à une de nos constellations (notons qu’en 2016 pour la première, comme il y a un peu plus d’un an pour la quatrième, il se trouvait déjà en compagnie de Sophie Guerrive). Qu’y a-t-il de neuf dans ce récit dessiné qui bénéficie d’un scénario et de dialogues ciselés par Christophe Dabitch, dont je découvre le travail, impressionné par l’originalité de cette histoire abracadabrantesque qui entremêle plusieurs fils solidaires (notons au passage qu’une fonte numérique a été créée pour imiter l’écriture de Nylso ; les amateurs de longue date du trait de ce dernier ne s’y laisseront pas prendre, mais il faut reconnaître que c’est du travail bien fait) ? Pour y voir plus clair, tentons de « compresser » ce que l’éditeur nous a fait passer : « C’est l’histoire de Victor Lustig qui vendit la Tour Eiffel en 1925 à un ferrailleur avant d’arnaquer Al Capone avec de faux billets. / C’est l’histoire de son supposé fils, Albert, qui prétendit avoir trouvé la Vallée des Licornes en Afrique du Sud trente ans plus tard, embarquant dans son sillage un chasseur et un musée américain. / C’est l’histoire de Christophe, scénariste de bande dessinée, qui se rend au musée de la chasse à Paris, pour revoir une vitrine qui, retraçant la vie d’Albert Lustig, l’a particulièrement interpellé lors de sa dernière visite […]. Malheureusement, en arrivant sur place, la vitrine a disparu. Cassée par un visiteur maladroit, elle est en réparation pour plusieurs semaines. » Érodant les frontières entre le « vrai » et le « faux », et bien aidé pour cela par le dessinateur, qui illustre parfois le texte de manière un peu « relâchée », mais fait aussi de solides échappées en solitaire – déclinant les multiples possibilités de son trait, à la fois fouillé et en quête d’aération graphique (le silence trouvant place dans une sorte d’entre-deux) –, L’homme à la licorne procure un indiscutable bonheur de lecture, tant il égrène cette matière romanesque, simultanément excessive et minimale, qu’on a le choix de décrypter selon divers tempi, faisant des arrêts sur image comme des accélérations subites – le dessin ayant toujours le dernier mot.

Lhomme-a-la-licorne-©-Dabitch-Nylso-Futuropolis

Bien entendu, on peut détester la chasse et adorer celles, imaginaires, qui nous font nous déplacer (une fois encore) au plus loin de nos habitudes : nous incitant à traquer l’inattendu, le légendaire, via ces petits riens qui prolifèrent dans des mondes plus ou moins parallèles.

Douzième congrès des bonnes vibrations de Thomas Gosselin et Renaud Thomas chez Atrabile requiert un certain temps de réflexion avant qu’on ne se risque à formuler, même un brouillon de commentaire. Est-ce un paradoxe ? Car cette histoire, plutôt agitée, nous prend physiquement, à travers le tourbillon qu’elle génère, et n’arrive à être rapportée que quand on ralentit aussi bien le cours des choses à voir que des idées narratives, ce que le nombre de signes dont nous disposons nous interdit de faire. Il faut donc évacuer au plus vite les mots qui nous viennent trop facilement sur le bout de la langue, au profit d’autres, plus insaisissables, voire informulables qui, une fois trouvés (après avoir dégagé ce qui fait barrière à l’établissement d’un rapport juste et précis), nous permettraient de donner vie à ce qui s’est inconsciemment imprimé en nous, à première lecture. Il faudra faire bien des essais avant d’arriver à se perdre, tout en se retrouvant, dans cette histoire plus abracadabrantesque encore que les précédentes, ce qui n’est pas peu dire. Le scénariste, Thomas Gosselin, on commence un peu à le connaître (c’est la quatrième fois qu’on retrouve ici son nom, les trois premières « en solo »), alors que Renaud Thomas, le dessinateur, nettement moins, même si on a eu plusieurs occasions d’apprécier son travail. Et comme, un plus un opère tout à coup une multiplication, leur « fusion » s’avère détonante.

L’histoire maintenant, telle qu’elle nous est racontée par l’éditeur, puisque nous serons toujours rétifs à cet exercice : « Début des années 70. Floréale, une vieille dame à l’article de la mort, cède à ses héritiers une phrase sibylline et une bille noire mystérieuse. Cet objet énigmatique les conduit indirectement jusqu’à l’île de Moirey où se déroule le Douzième Congrès des Bonnes Vibrations : un festival synesthésique, multimédia, total. / Le récit devient alors choral, passant ainsi d’un personnage à l’autre au gré des préparations du festival, de la venue des invités et des touristes, de l’épuisement des festivités, du montage des stands, des problèmes d’insécurité sentimentale et de parasitage, chacun, chacune, tentant d’élever ses épisodes ou ses anecdotes au rang d’aventures. En parallèle, une policière et une infirmière cherchent à introduire de l’ordre pour que les mystères autour de la vieille Floréale s’éclaircissent enfin » – ou non, ce qui est encore plus épatant.

Douzieme-congres-des-bonnes-vibrations-©-Thomas-Gosselin-et-Renaud-Thomas-Atrabile

Pas vraiment tristes tropiques, mais tourbillon de la vie puissance mille, et mélancolie des lointains, pourtant si proches, qu’on ne peut qu’à peine toucher du regard – le dessin et la couleur hybridant spontanéité et sophistication, ce qui leur permet de s’accorder au récit : aux anachronismes, comme aux constructions langagières. « Une semaine d’événements pour repartir transformé•e. / Cabanes d’enfants pour adultes. / Accidents bienheureux. / Sur l’île de Moirey il n’y a jamais eu d’indigènes, mais ça n’empêche pas qu’il y ait des fantômes ! » Ne pas trouver comment « conclure » cette trop brève recension nous donne la meilleure indication sur la réussite de ce projet ouvertement critique.

3. Tout ce que je ne t’ai jamais dit de Maïté Grandjouan au Frémok (FRMK) est de ces albums d’images « muettes » que j’affectionne, même quand je me trouve, sur le plan esthétique, aux antipodes de ce qui nous est montré. Car ils dégagent toujours, plus ou moins silencieusement (mais parfois avec grand fracas), une dose d’énigme (que l’on ne doit pas nécessairement résoudre), et de matière à rêver, qui incite à interroger les liens entre ce que nous avons enregistré du monde extérieur (qui tend à nous figer) et ce qui, une fois projeté sur papier, opère en nous un changement. De Maïté Grandjouan, je ne sais à peu près rien, sinon qu’elle expose ses travaux à la Galerie Martel jusqu’au 13 décembre ; et ce livre qui, après m’avoir tenu à distance dans un premier temps, me retient étrangement.

Commençons par reprendre ces mots (de l’autrice ?) : « Mettre des artefacts humains dans des espaces naturels, ou inversement une nature qui s’introduit dans les habitations, crée un trouble. En général les humains préfèrent quand ces deux choses sont bien séparées. » Cette suite d’images traite de cette non-séparation ; ou plutôt de la remise en jeu de ce qui, une fois encore, crée des frottages, plus ou moins inconscients, mais physiquement ressentis. J’ai parlé d’images « muettes », même si on y trouve, çà et là, des mots témoignant d’un malaise. Une intériorité contrariée, sous forme de « credo à imprimer » : Je vais bien. Je pense à toi tous les jours. sans remords / sans regrets. Comme on a pu ; ou plus rapidement, un mot chargé d’affects : Honte. Désir. Angoisse. Chagrin ; sans oublier : Bureau des pleurs, ainsi que ce qui a donné son titre à ce montage : « Récit sur le deuil amoureux, le souvenir et l’absence, Tout ce que je ne t’ai jamais ditest une traversée brûlante de lieux hantés par nos troubles intérieurs [dont] les protagonistes sont hors-champ. On navigue l’imaginaire à vif, emporté par un réalisme magique aux accents fauves, entre des paysages à l’encre et à la gouache, baignés d’une chaude lumière mais indiciblement menaçants. »

Tout ce que je ne t’ai jamais dit © Maïté Grandjouan : FRMK

Une fois encore nous sommes rendus en territoire de mélancolie, pas vraiment dix-septièmiste : plutôt marqué par le surréalisme, en ses échos les plus relativement récents, comme les visions de David Lynch, ou encore (car nous sommes au Frémok) les peintures d’Alex Barbier. Le climat est tendu – le calme, n’étant qu’apparent, nous renvoie à nos propres tensions (à notre désir d’éclaircissement, non pour conjurer la tempête, mais pour lui offrir un réceptacle acceptable). Et, dans cette affaire, la couleur a un grand rôle – qui a dit qu’on ne rêve qu’en noir et blanc ?

ID. Noires du Studio Baraka Grafica, toujours au Frémok (FRMK), redonne sens à un titre fameux, de manière cette fois plus optimiste que mélancolique, si on peut utiliser un tel adjectif en ces temps inquiets. ID, est-ce « identité graphique » ? En tout cas, il y est fortement question d’identité – de contrôle, de perte, de revendication, de lutte. Le Studio Baraka, « monté en 2020 par quatre artistes émergents et quatre artistes demandeurs d’asile engagés dans la Voix des Sans-Papiers, collectif militant bruxellois », nous invite à poser notre regard (mais pas seulement) sur ce rassemblement de planches (et doubles-planches) dessinées à seize mains à partir du thème de l’exil : un travail collectif, nourri de situations plus ou moins personnelles, où on ne parle que peu, mais où ça parle, provoquant ainsi une forme de délivrance, par la grâce du dessin, plus percutant que la parole. Quant à celle des auteurs et autrices, elle trouve place en fin de parcours, dans un long entretien avec Romane Armand – qui dans sa postface confirme nos impressions premières : « Le dessin, ici, n’est pas un simple médium. Il devient une manière d’être ensemble, de se comprendre sans toujours se dire, de bâtir une langue commune […]. Un territoire d’écoute. Ce n’est ni un reportage ni une fiction. C’est un tissage. » À « bonne conscience » est préférée « honnêteté du processus ». Et le plus beau, c’est que cela conduit, par métissage de talents actifs, à générer une forme de signature graphique, faisant passer ce qui devait l’être, de manière aussi bien intentionnelle que dénuée de volontarisme. La main à quatre-vingts doigts a gagné la partie, de plus avec esprit, en manifestant un sens de la retenue qui permet de tout dire, renouvelant bien des perspectives du « langage bande dessinée ».

ID. Noires © Studio Barake Grafica : FRMK

ID. Noires : « carnet de bord, récit choral, collage de paroles et d’images – qui accueille la pluralité des expériences sans aplanir les différences, traversant l’intimité, la politique et la révolte » […] « On raconte trop souvent sur au lieu de faire avec, simplifiant l’exil en une seule ligne narrative ou un seul visage emblématique, avec un regard extérieur compassionnel et réducteur. » Avec est le mot-clef, comme toujours. Tissant au fil du temps ce journal de lecture, on fraie avec, sans se préoccuper du discours sur – toujours trop sûr de lui-même, car ce que nous recherchons, ce sont des lignes-frontières, ou plutôt de partage, entre incertitude et liberté.

Les-aventures-fictives-©-Lea-MKL-Super-Loto-Editions

Les aventures fictives de Léa MKL chez Super Loto Éditions : lu avec plaisir, et d’autant plus qu’on ne s’y trouve pas forcément chez soi, même s’il y est secrètement question de Terrain vague, ne serait-ce que parce que l’inconscient y est fortement sollicité. Tournant les pages, ce qu’on explore, c’est une altérité vaguement familière, alors que nous retrouvons dans tous ses états un corps représenté avec une rage peu commune. Ces aventures ne manquent pas d’humour, ni de calme, qui font qu’on peut, selon son humeur, prendre distance, comme foncer. Ce qui est nous est raconté, c’est « la vie et les amours d’une jeune fille à l’heure des réseaux sociaux : soirées, rencontres, rapport aux autres, rapport à soi et à son corps, quête de l’amour, pensées contradictoires, gestes beaux, lumineux, et même parfois désespérés. » Rien de très original en apparence (cela procède de l’autofiction, genre relativement dominant aujourd’hui) ; mais, à y regarder de plus près, s’invente, se dépose, s’inscrit furieusement, une écriture – donc des traits, des rythmes, des ruminations intérieures, des échanges vifs, animés – qui nous touche, même quand le double de l’autrice (que nous ne confondons pas avec « elle », « en chair et en os ») touche le fond, buvant jusqu’à s’écrouler, insistant sur ses addictions, amours compris pour les « garçons cis ». « À rebours de l’autobiographie cathartique, Léa MKL n’ambitionne aucune visée cathartique » et tant mieux car du coup, ça se relit, en faisant à chaque fois plus attention au dessin, et à la manière dont ce récit nous entraîne, sans jamais nous assommer.

4. Nous avons rencontré une fois le travail de Dorothée de Monfreid dans cette chronique. C’était il y a cinq ans. Elle se trouvait en compagnie (entre autres) de Nylso et Béla Tarr, avec un livre assez fin et plutôt drôle, Les choses de l’amour, chez Misma. Sa spécialité – là où elle fait merveille – c’est la littérature jeunesse que ce journal de lecture n’explore quasiment jamais, même si ce « domaine réservé » regorge de pépites. Aujourd’hui, elle s’intéresse de manière fouillée – en dessinatrice-enquêtrice s’exerçant à une forme hybride, plutôt dynamique, entre carnet de bord personnel et essai documentaire – à une œuvre qui nous est chère depuis si longtemps : L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel sur un livret de Colette.

Fantaisie Lyrique est le titre de ces 150 pages écrites, dessinées et mises en couleurs, par Dorothée de Monfreid chez Dargaud « Charivari ». On relève sur la couverture les logos de l’Opéra National de Paris, du CNL et de la collection « Embarqué » que dirige Mathieu Sapin (avec en plus à l’intérieur celui des Amis de Maurice Ravel). C’est dire si c’est du sérieux, et on ne s’en plaindra pas. Mais on peut relever aussi que cette entreprise est ludique, et séduisante par ses ouvertures vers un large public, non habitué, non seulement de la Fantaisie Lyrique de Colette et Ravel, mais aussi de tout ce – de tous ceux – qui permettent son exécution. Pour Dorothée de Monfreid, L’Enfant et les sortilèges a tout d’abord été un vinyleson disque préféré quand elle était petite, dans la version enregistrée en novembre 1960 par l’Orchestre national, les chœurs de la RTF et de merveilleux solistes, sous la direction de Lorin Maazel, qui n’a jamais été dépassée (à mon sens, mais je suis loin d’être le seul) à ce jour : d’une telle fraîcheur et d’une telle précision que sa réécoute paraît inépuisable. L’Opéra de Paris en ayant engagé une nouvelle mise en œuvre en 2023, la dessinatrice en a profité pour opérer un reportage dans tous les services associés à cette production, qu’elle entrecroise avec une forme de « biopic » de la création originelle, ainsi qu’avec ses souvenirs, réflexions, et rencontres personnelles. Du coup, on la suit volontiers à la trace, de séquence en séquence, de trouvaille graphique en trouvaille graphique, même si pour ma part, contrairement à elle, je ne me suis jamais intéressé à la représentation scénique de cette partition que j’ai par contre étudiée de près, tant elle regorge d’idées compositionnelles (il faut reconnaître qu’on atteint un sommet du « chanté en français », cette langue si difficile à faire sonner, du moins dans le domaine de la musique classique, et tout particulièrement « contemporaine »).

Fantaisie-Lyrique-©-Dorothee-de-Monfreid-Dargaud

Beaucoup de ferveur et de fidélité à ce que l’enfance a déposé « pour la vie » dans ce reportage/biopic/fiction qui atteint précisément son but, alors que me revient cette réflexion de Vladimir Jankélévith, qui a bien vu que « jamais l’écriture de Ravel n’avait été aussi méchante » qu’avec L’Enfant et les sortilèges – ce qui est peut-être son secret.

LEnquete-qui-pietinait-premiere-page ©-Benoit-Jacques

Refermons cette petite constellation de travaux graphiques et narratifs avec L’Enquête qui piétinait (première saison), édité sur papier journal par son auteur, Benoît Jacques, et disponible via le site de sa maison d’édition, Benoît Jacques Books, où ces dix premiers épisodes ont longtemps été mis en libre consultation. L’humour de l’auteur est aussi inimitable que son trait, inventif en diable – on a rarement vu un tel mélange de rigueur et de spontanéité en bande dessinée ; mais il est vrai Benoît Jacques est d’abord un artiste furieusement indépendant, dont l’œuvre, dédiée principalement au support livre, tient aussi le mur. Cette Enquête particulièrement délirante, « servie par un mode de narration révolutionnaire, mêlant astucieusement textes et images, et menée tambour battant par une équipe de fins limiers de la Péji de Côteland Hard », fera la joie des petits, et surtout des grands, à l’approche des fêtes. Pour 6€ seulement, pourquoi s’en priver ?

L’Enquete-qui-pietinait-©-Benoit-Jacques

Notons au passage que Benoît Jacques, qui s’était déjà vu décerner le « Baobab de l’Album » au salon du livre de jeunesse de Montreuil en 2008 pour La Nuit du visiteur, vient d’obtenir, au même salon, le prix de la « Grande Ourse 2025 » pour son « parcours d’auteur, d’illustrateur et d’éditeur, marqué par plus de 30 ans d’expérimentation et de liberté artistique » (à suivre)

 

F’Murrr, Naphtalène & Cie, Éditions 2042, novembre 2025, 76 pages, 28€
Sophie Guerrive, Le Bureau des cœurs, Éditions 2042, octobre 2025, 192 pages, 23,50€
Sophie Guerrive, L’Oracle de Tulipe, Éditions 2042, octobre 2025, 63 cartes plus un livret de 84 pages sous boîtier, 21€
Delphine Panique, Vieille, Misma, novembre 2025, 120 pages, 19€
Christophe Dabitch & Nylso, L’homme à la licorne, Futuropolis, octobre 2025, 208 pages, 25€
Thomas Gosselin et Renaud Thomas, Douzième congrès des bonnes vibrations, Atrabile, 96 pages, 22€
Maïté Grandjouan, Tout ce que je ne t’ai jamais dit, FRMK, novembre 2025, 124 pages, 32€
Studio Baraka Grafica, ID. Noires, FRMK, novembre 2025, 96 pages, 22€
Léa MKL, Les aventures fictives, Super Loto Éditions, Septembre 2025, 200 pages, 22€
Dorothée de Monfreid, Fantaisie Lyrique, Éditions Dargaud, octobre 2025, 156 pages, 25€
Benoît Jacques, L’Enquête qui piétinait, saison 1, Benoît Jacques Books, novembre 2025, 32 pages sur papier journal, 6€