Le génie du surréalisme (Annie Le Brun, Qui vive)

Annie Le Brun @carolinepsyroukis

En matière d’arrachement de l’homme à lui-même, il y a le surréalisme et rien. Georges Bataille est clair au sujet de l’importance de l’avant-garde artistique majeure du XXème siècle lorsqu’il écrit cette phrase à la mi-temps du mouvement en 1948. Annie Le Brun, qui offre cette citation dans une nouvelle édition augmentée de Qui vive. Considérations actuelles sur l’inactualité du surréalisme, paru originellement en 1991, en sait quelque chose en tant que figure de cette constellation d’œuvres et de formes.

« Je ne sais pour ma part ni théorie, ni morale qui vaille mieux que ce pari sur l’image, ayant sur les autres instances de la poésie la supériorité de pouvoir en figurer, en un éclair, l’imperceptible et immense enjeu. À la recherche de ce presque rien sont toujours partis ceux que j’ai aimés comme ceux que j’aimerai peut-être. »

Mais si c’est la passion et le désir d’une vie entière qui se joue pour elle avec le surréalisme, l’auteur met son importance intellectuelle et historique capitale au centre d’un propos fort lucidement argumenté. De toute façon, l’engagement authentiquement surréaliste est total ou donc n’est pas ; Le Brun ainsi explique sa position anti esthétique, montrant la pétrification qui menace alors un mouvement qui doit être toujours en avance sur la vie. Conséquence de ce péril pour le surréalisme, la muséographie à tous les étages. En 1991, on fête en grande pompe ses cent ans : « Rien d’autre n’est à attendre de la plupart des expositions qui se préparent ici et là en pompeuses Olympiades du surréalisme dans le but d’en commémorer le centenaire. Réussiraient-elles à rassembler une grande quantité de tableaux et objets, le nombre ne fait rien à l’affaire. À plus forte raison, quand, de 1924 à 1966, il ne fut aucune exposition surréaliste qui n’ait été conçue comme véritable machine de guerre contre l’état des choses. »

Annie Le Brun @carolinepsyroukis

Quel état des choses ? Celui qui se dévoile après la boucherie de la première guerre mondiale. Quel combat ? Celui du goût et du désir, sans cesse relancé. Les jeunes artistes veulent « donner forme aux repères essentiels que la révolte s’invente sur un horizon dévasté. » Mais cet horizon, étendu dans le temps en panorama, s’est révélé bouché. Il a pris d’autres formes, de plus en plus évidentes et atroces : deuxième guerre mondiale, dévastation de la nature, Sida, avènement de l’ère numérique… Car quoi ? C’est l’imaginaire qui subit une mutation, dit Le Brun, rappelant le mot éblouissant d’André Breton dans La Lampe dans l’horloge : « Cette fin du monde n’est pas la nôtre. » La question posée ici est d’une actualité toujours aussi saisissante, elle est à poser tout de suite comme elle sera à lancer demain et le fût il y a un siècle : « Qu’avons-nous encore à attendre de l’image poétique quand tout risque de sombrer ? » La réponse est une œuvre qui déplie la vie pour l’enrouler à nouveau sur elle-même, faisant advenir une inouïe collusion qui est le cœur même du surréalisme, à la fois risque et aventure, œuvre d’art et vie factuelle : « Les hommes auraient-ils donc si peur d’avancer vers leur énigme au plus clair de la nuit sensible, pour continuer à croire qu’il y a d’un côté les idées et les formes dans lesquelles on trouverait la plus grande satisfaction intellectuelle à se reconnaître, et de l’autre la vie où on s’enfoncerait aveuglément ? »

Les surréalistes, qui ont tant de précurseurs et de libres suiveurs bravent le noir étourdissant de l’angoisse, ils n’entrent pas dans les grandes lignes de comptes de leur temps. « Les voix les plus désespérées semblent pour l’instant les seules à tenir. (Toujours Sade, Rimbaud, Lautréamont, Jarry, Vaché, Cravan, Rigaut.) En eux, aucune complaisance humaniste, aucune faiblesse esthétique, ne permet en effet de tirer de leur démarche la moindre plus-value culturelle, la moindre valeur positive. Ils sont souverainement, comme ils ont été, leur pensée ne risquant plus rien, puisqu’ils ont eux-mêmes, par avance, risqué leur vie pour l’éprouver. » Le texte de 1991 se lit comme s’il avait été écrit en 2024. L’ajout, entre autres, pour cette édition, d’une conférence tenue en 2016 à l’Institut français de Tokyo à l’occasion du cinquantenaire de la mort d’André Breton, de la préface pour la traduction slovaque de son Nadja en 1997 ou de celle rédigée pour la republication de En bas de Leonora Carrington chez Arachnoïde en 2013 s’avèrent ainsi aussi incisifs que judicieux. L’inactualité du surréalisme, annoncée en titre, s’entend alors dans son propre renversement.

Annie Le Brun, Qui vive. Considérations actuelles sur l’inactualité du surréalisme. 22 mai 2024. Flammarion. 224 pages. 21€.