Audrée Wilhelmy, la puissance du féminin ourlée de froid et de dentelle

« L’art des morts et celui du linge requièrent des mouvements d’une égale minutie », Audrée Wilhelmy, Peau-de-sang.

En septembre dernier, au début du mois, les éditions Leméac ont publié à Montréal Peau-de-sang, le sixième livre d’Audrée Wilhelmy, une jeune auteure québécoise dont la voix riche et singulière exalte le féminin dans une langue romanesque et une narration qui empruntent à l’univers du conte, et notamment à celui du conte cruel, voire comme ici à celui du conte pour adultes.

Toutefois celles-ci ne ressortent pas d’un procédé ni d’une formule, elles évoluent selon leur dynamique propre et en fonction des outils et moyens d’expression que l’écrivaine entend mobiliser pour son projet. Ce faisant, non seulement elle n’a cure de respecter les délimitations convenues des genres mais surtout l’hybridation à laquelle elle les soumet aboutit à façonner ses ouvrages aux confins du poétique et du relaté, là où « la poésie est dans le roman qui fait du roman mille poésies » (Sollers, Paradis). Loin d’être incréé et de n’avoir plus qu’à être déployé dans la fiction, l’univers littéraire de Wilhelmy s’élabore donc de titre en titre, sur le mode de la variation continu et du rhizome ; avec chaque livre il s’étoffe et s’approfondit, explorant les modalités du partage du sensible entre humains pris dans les dures réalités de la guerre sociale et de celle qui oppose les sexes.

Quant à son écriture, depuis Oss (2011), elle en peaufine l’économie au plus près de ce que l’étymologie du mot « texte » nous rappelle de sa parenté avec les textiles et l’art du tissage :

« dans la vaste étoffe de la fiction, les motifs des uns et des autres se révèlent au fur et à mesure du tissage, et pourtant, bien avant que le tissu prenne forme, la trame est déjà claire ; j’ai appris à lire le fil des vies en même temps que je découvrais le langage des corps : il n’est pas difficile de déchiffrer une âme surgie devant soi, déposée dans son amas de chair, de peau, elles sont toutes pareilles, brodées de veines et d’artères » (Peau-de-sang)

À la semblance d’une couturière taillant selon un patron dans un coupon d’étoffe les pièces à assembler pour fabriquer une robe, une camisole ou un gilet, Audrée Wilhelmy brode sa phrase et ses pages, et les cisèle, dans un rapport existentiel pleinement assumé, pas du tout métaphorique ni symbolique, à la littérature, attendu que celle qui s’efforce de vivre de sa plume coud elle-même ses vêtements, conformément aux choix de vie et de création qui sont les siens,- en fait, une mise en théâtre d’elle-même plus qu’une mise en scène -, lesquels lui ont fait quitter Montréal pour sa « Sauvagine », une maison ancienne et isolée de Sainte- Élisabeth, dans la région administrative de Lanaudière ; et associent à la conception, à la rédaction et à la production de son œuvre toujours des activités requérant un engagement physique et supposant une dimension manuelle (usage par exemple d’un métier à tisser ou d’une presse). Dans cette perspective, il est à noter que la période de composition de Peau-de-sang a coïncidé avec la confection de Sépulcre (2022), un livre d’artiste à exemplaire unique rehaussé de dentelles et de taches d’encre. Il est constitué par la liste des femmes assassinées depuis la tuerie de l’École Polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989 (à l’exception des victimes autochtones lesquelles n’ont pas été répertoriées par les autorités), soit mille cent cinquante noms et prénoms que Wilhelmy a tapés sur un clavier de sa vieille machine Underwood (un film de son compagnon Jean-François Caron, lui-même écrivain, en rend compte). Aussi n’est-il pas insensé d’avancer que, de même que l’héroïne de Wilhelmy, Peau-de-Sang, affublée de ce sobriquet par Pierre, le concupiscent notaire, existe « surtout dans [ses] mains », avec lesquelles elle plume, brode, éviscère, caresse, cajole et réconforte, l’auteure ne vit pleinement qu’avec les siennes, et ses doigts, en écrivant et en cousant, en tirant l’aiguille et en malaxant des matières.

Avec Peau-de-sang, le parti pris de ne pas marquer typographiquement le début et la fin des phrases, lesquelles son transcrites sans aucune majuscule ni point, combiné à une utilisation du tiret fractionnant et segmentant les propositions et les paragraphes dans l’espace de la page, a pour conséquence de souligner le caractère « exceptionnel » de l’instance narrative, en l’occurrence la voix d’une « plumeuse d’oie » relatant d’outre-tombe les circonstances qui, dans l’année précédant sa disparition, ont provoqué sa mort violente ; et de tendre à une conduite polyphonique du récit en raison des multiples « je » qui s’y succèdent, parfois comme par stichomythie, faisant de la sorte affleurer dans l’écrit une parole dont le timbre emprunte à la fois au poème et à la réplique de théâtre. De cette organisation inhabituelle de l’énoncé découle un phrasé fondé sur le souffle, suggérant une lecture procédant par syntagmes circonscrits par deux « blancs » ou par des signes d’une ponctuation faible ou moyenne (idéalement, une émission par séquence ainsi délimitée, si je rapproche la démarche de Wilhelmy de mes tentatives et de leur registre, avec une attention soutenue portée au « gueuloir » intérieur par lequel chacune « résonne » à la conscience). Inutile dans ces conditions de beaucoup insister pour poser que l’histoire de Peau-de-sang n’est pas platement racontée, elle est véritablement écrite.

L’action se situe en ce pays qui, à bien des égards, n’est pas un pays mais l’hiver, et pas seulement pour des raisons climatiques. Aux prémices de la révolution industrielle, au sein d’un Québec rural oscillant entre « la chaleur de l’été », ses moustiques et la neige, Kangok est « le plus gros village du Nord : mille six cents âmes, huit rues et dix rangs, une école, des commerces de petit luxe et les manufactures Groll qui embauchent près de trois cents ouvrières sur cinq sites ». C’est une localité analogue par son atmosphère à la Cité et à l’habitat évoqués dans Blanc Résine. Elle est socialement stratifiée : la partie haute réunit le « gratin » ; cependant elle est clivée car un « pont couvert [la] sépare en deux » ; une fois celui-ci écroulé, pour passer d’un côté à l’autre du Haut-Kangok, pas d’autre solution que celle de « la voie de contournement » par le Bas-Kangok où résident les gens simples et les pauvres et qui, aux yeux des couches favorisées, a plutôt mauvaise réputation (« le Bas-Kangok est un pays de corps, de gestes, de sueur » et « tout y pue »).

Audrée Wilhelmy a confié à son personnage le soin de chroniquer son meurtre après qu’il a été accompli, on en est averti dès l’incipit :

« longtemps, j’ai enseigné ma fin
à l’heure de ma mort, je pends entre mes bêtes, cheveux et corps et mains, mon visage basculé vers le plafond, mes yeux avalés par la pénombre ; dans la rue, les hommes »

Elle est une « sorcière » mâtinée de gueuse.  « [I]ncanteresse », elle dispense des remèdes et des charmes, ce qui lui vaut d’être perçue comme une redoutable et répréhensible jeteuse de sort, une affidée du démon, alors qu’elle n’est qu’une femme libre et sans enfant. Sulfureur, son « beau diable », est son alter ego masculin, tous deux sont les seuls êtres « faits », « adultes », à ne pas transiger. « [S]ouveraine » et « béante », proche de la nature, de sa sauvagerie et de ses bruissements, cette « ratoureuse » maintient sa « plumerie et ses portes ouvertes sur le désir », accueillant les hommes en mal de plaisir et de sensualité, notables et assis, bûcherons, coureurs de bois et nécessiteux, tous venus soulager auprès d’elle leurs corps, leurs cœurs et leurs âmes :

« voyez combien je me plie facilement à l’image qu’ils désirent : ils franchissent la porte qui ronronne sur ses gonds et je suis là comme ils me veulent, sans nom, sans visage que celui qu’ils m’accolent ; ils paient quelques pièces et je leur offre ce qu’ils cherchent »

Dans les bras de Peau-de-Sang, ils se purgent de leurs tourments et exorcisent les fantômes qui les poursuivent, même ceux appartenant « au pays noir du rêve ». Le notaire Pierre Arquilyse est de ces derniers : sous l’aiguillon du désir, il est la proie d’un « mélange de honte et de volupté dont il ne se défait pas », la vive émotion qui s’empare alors de lui, comme à la vue de la plumeuse ou en pensant à elle, qu’il fantasme en « grande poupée », « [s]a gorge et [s]on corps et [s]es vêtements ne se dissoci[a]nt plus », et exacerbant le refoulé sur lequel il s’est construit quand à cinq ans, dans une attirance ambivalente, s’étant glissé dans la robe verte de Madame de Sève, il a essuyé la « fureur », la « colère », les « hurlements » d’Adèle, sa mère. C’est de lui que, dans un « rire », vient le coup mortel :

« et les ciseaux qui percent la robe, percent mon flanc, le sang coule et s’épand en milliers et milliers de perles rouges, des petits rubis qui chatoient dans la lumière »

Philomène, la protégée de Peau-de-Sang, « déjà grouillante et qui déborde », ne ressemble pas aux autres filles de Kangok, des « jeunes femmes qui se ressemblent toutes dans le flottement de leur âge », des « promises », de celles « qui attendent leur vie de femme » ; elle a préféré se lier à son aînée qui lui enseigne « le langage des corps, des cœurs » et s’inscrire dans son sillage. Lorsque la Yaga, la vieillarde auxiliaire de la camarde, ou peut-être une figure de celle-ci, signifie son heure à Peau-de-Sang, Philomène est prête à la remplacer : les gouttes de sang qui maculent la « robe-tombeau » de la défunte se confondent avec « les perles qu[e l’apprentie plumeuse] brode depuis des mois sur le corsage de sa robe »… À son tour accusée et menacée, Philomène « dite la coupable, dite la gueuse, la maléfique, la terreur, la désirable » risque le gibet, elle ne doit son salut qu’aux femmes de Kangok qui, au moment du verdict, l’innocentent :

« – et pourtant aucune n’est entrée dans la plumerie au demi-jour pour égorger cette femme et la pendre au plafond de son échoppe
– c’est une affaire d’hommes
– mais le premier protège le second
– le second couvre le troisième
– et le troisième pointe Philomène »

Le roman permet à Audrée Wilhelmy de brosser toute une galerie de portraits d’hommes et de femmes dans la lubricité, la convoitise, la duplicité, et aussi l’étreinte (d’où une série de scènes érotiques fortes, nullement vulgaires). Sous des archétypes de genre (le médecin Tamiel en tant que rival de Pierre Arquilyse ; Papouille Déléanne en « jeune biche craintive », etc.), et dans une intertextualité magistralement maîtrisée (les « citations » et les reprises de Victor Hugo, d’Anne Hébert, de Louis Hémon sont parfaitement intégrées à la diégèse, au ton et au propos de Peau-de-sang), une comédie humaine en miniature exprime et manifeste les « pulsions mammifères » qui animent, agitent et troublent chacun(e). Elle célèbre de surcroît la puissance du féminin, ce « quelque chose de primaire [qui] guide » les femmes, une « pulsion bien antérieure aux femmes, au sexe, au désir ».

Ce livre où il est énormément question de robes m’a évidemment renvoyé à Charles Perrault et à son Peau d’âne (Pierre Arquilyse lisant à ses trois filles un conte qui fait « écho » au surnom de Peau-de-Sang m’a conforté dans cette voie). Il m’a aussi incité à relire La Robe, Essai psychanalytique sur le vêtement de la psychanalyste Eugénie Lemoine-Luccioni (Coll. « Le Champ freudien », Paris, Seuil, 1983) laquelle interroge l’idée commune qui fait de l’habit une seconde peau, parce que « le vêtement cache pour montrer » (p. 103) et que, pour le sujet, il y a toujours une transaction, ou plusieurs, à consentir pour apparier sa peau à sa vêture : « Je n’ai jamais la peau de ce que je suis. Il n’y a pas d’exception à la règle parce que je ne suis jamais ce que j’ai. » (p. 95) Or dans l’œuvre de Wilhelmy la robe n’est pas un oripeau de la féminité, elle opère comme un fétiche : « je recouvre l’habit de ma peau et mes courbes de femme », collant très exactement à celle qui l’a imaginée, dessinée, créée, elle ne se distingue pas de la personne qui l’enfile, elle est cette personne, du moins si mon interprétation ne m’égare pas trop. Quoi qu’il en soit, l’écriture d’Audrée Wilhelmy, comme celles de tous les grand(e)s écrivain(e)s, sollicite le recours aux arts des morts et du linge, en témoigne Peau-de-sang qui, par transfert et sublimation, à mille encablures de l’arsenal démonstratif des idéologues besogneux, contribue au mémorial et à l’espérance.

Audrée Wilhelmy, Peau-de-sang, Montréal, Leméac, 2023.

Ses livres précédents : Oss (2011) ; Les Sangs (2013 ; Grasset, 2015) ; Le Corps des bêtes (2017 ; Grasset, 2018) ; Blanc Résine (2019 ; Grasset, 2022) ; Plie la rivière (2021).