Choses lues, choses vues (26): Claude Monet & Joan Mitchell, Jean-Christophe Bailly, Peter Handke, Alice Neel, Roland Topor

© Virginie Vincienne.

Je note ces quelques réflexions au sortir de la double exposition Claude Monet – Joan Mitchell, dialogue et Joan Mitchell, rétrospective qui se tient à la Fondation Louis Vuitton, non loin du Jardin d’Acclimatation (tiens, un lipogramme en “e”) jusqu’au 27 février prochain. Plus d’une heure de piétinement devant les portiques avant de pouvoir s’immerger dans ces grandes toiles où grâce et prise de risque s’associent pour le meilleur : la peinture mise à nu, sans bavardage, sans délire interprétatif, où le regard, non déconnecté des autres sens, doit se montrer simultanément incisif et contemplatif, se frottant à ce silence formidablement hanté que la peinture traduit – relance, réanime – par ses moyens propres. Je me souviens de Joan Mitchell galerie Jean Fournier, rue Quincampoix, à deux pas du Centre Pompidou. Je l’y ai croisée plusieurs fois, sans jamais oser l’aborder. Était-ce l’effet de sa présence, intimidante, ou de sa peinture, qui laissait sans voix ? Relisant les textes du catalogue de la rétrospective au Musée du Jeu de Paume en 1994, deux ans après la mort de l’artiste (née à Chicago en 1925, installée en France depuis la fin des années 1950, et à Vétheuil depuis 1968), je tombe sur cette réponse qu’elle avait faite à Yves Michaud (qui rappelle qu’elle n’aimait pas les entretiens, préférant “bavarder et argumenter infiniment avec ses amis, ses proches et ses ennemis”) : “La peinture est la seule forme d’art, sauf la photographie de pose, qui soit sans temps. La musique demande du temps pour qu’on l’écoute et un morceau se termine. L’écriture prend du temps et, elle aussi, se termine. Le cinéma a une fin. Les idées et même la sculpture prennent du temps. La peinture pas. Elle ne finit jamais, elle est la seule chose qui soit continue et tranquille.”

Diptyque de Joan Mitchell sur les murs de la fondation Vuitton. Photo © Virginie Vincienne

Quant à Monet, l’absence de cadre autour de ses tableaux permet d’en apprécier le côté visionnaire – leur ouverture vers une modernité en quête de liberté, effaçant progressivement les frontières entre l’achevé et l’inachevé (allant jusqu’à prendre l’inachèvement comme “motif”), entre le figuratif et l’abstrait : non pas la peinture pour la peinture (comme on parle d’art pour l’art), mais la peinture par la peinture – passage à l’acte où le corps (son vieillissement, ses douleurs, ses empêchements comme son énergie, sa force de résistance) a son mot à dire. Entre deux manifestations concrètes du travail du jour, le peintre rêve et cela se voit : le tableau en cours est repris ou laissé en l’état dans l’atelier, tissant des liens avec ce que le regard perçoit à la lumière du jour alors que sa vue ne cesse de baisser, comme avec ce qu’ont déposé en lui ses explorations nocturnes. Bien que l’œuvre de Monet soit universellement reconnue (le quasi-siècle passé depuis son décès n’ayant cessé d’en renforcer la popularité), les peintures de Giverny produisent toujours un effet de sidération hors du commun. On pourrait reprendre à leur sujet ce que Marcelin Pleynet écrivait en incipit de son beau texte de 1982 sur Joan Mitchell : “Que dire de ce moment d’émerveillement et d’exception qu’est la rencontre avec une œuvre ? On voudrait d’abord se taire parce que tout l’espace et toute la pensée sont occupées du mouvement d’un grand silence. Ce qui retient et soutient le regard, mobilise l’écoute. À l’évidence, nous y sommes et nous sommes de ce qui ne s’échange pas. Il y va d’une stupéfaction et, paradoxe, d’un aveuglement ébloui où apparaît un autre monde proche, voisin, identique et plus réel encore parce que nous percevons par nous, en nous, ce qui semble devant nous ; parce que nous ne percevons que ce que nous sommes…”

Peinture de Claude Monet sur les murs de la fondation Vuitton. Photo © Virginie Vincienne

1.

Rendant compte il y a quelques semaines du livre de Pacôme Thiellement, Paris des profondeurs), j’ai eu l’occasion de rapporter que, vivant en banlieue depuis une bonne trentaine d’années, je n’ai pas pour autant rompu le lien avec Paris, ville dans laquelle je suis né et où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 35 ans (pour l’essentiel rue de Rome, face au Square des Batignolles, et rue de Belleville, au niveau de la Place des Fêtes). Il m’arrive assez régulièrement de me rendre à Paris, ne serait-ce que pour y acheter des livres introuvables à proximité de chez moi. Exemple le plus récent : Paris quand même de Jean-Christophe Bailly. Et curieuse coïncidence, le jour de sa sortie, alors que je m’apprêtais à rejoindre Montparnasse – quartier non dépourvu de librairies bien achalandées –, j’ai eu, relevant le courrier, la surprise d’y trouver La deuxième épée, récit d’environ cent-dix pages que Peter Handke a écrit en avril-mai 2019 (aujourd’hui en traduction française chez Gallimard). Du coup, j’en ai lu les premières pages dans le train, avant d’en achever la lecture le soir même. Celle de Paris quand même a suivi à partir du lendemain. Pour diverses raisons, c’est du livre de Bailly que je vais parler en premier.

L’écriture de cet essai, publié en format poche aux éditions La Fabrique, “a été déclenchée”, nous dit l’auteur, “par une colère contre ce qui arrive à Paris, notamment le centre de la ville.” Dès le premier chapitre, L’escarpin de Montaigne, Jean-Christophe Bailly précise que ce livre répond “au caractère particulièrement irritant de certaines opérations récentes, véritables attentats perpétrés contre l’être de Paris”. À la phase de destruction systématique de quartiers entiers (des années “Pompidou” aux années 1990) “avec des symboles comme la Place des fêtes ou la tour Montparnasse et autres aberrations architecturales de l’époque” “a succédé une forme plus subtile mais qui étend son emprise au point de rendre méconnaissables des pans entiers de la ville, littéralement offerts à l’exhibition capitaliste et à la servilité qu’elle appelle.” Ce lifting qui conduit au même résultat (l’esprit des lieux totalement vidé), on en voit les conséquences avec la transformation récente de la Samaritaine (où jadis on pouvait trouver de tout) dont une partie importante est devenue un “hôtel d’hyperluxe, le Cheval Blanc, propriété du groupe LVMH, proposant des chambres dont la moins chère est à 1150 € la nuit, et où on n’est même pas invité à pouvoir entrer”. Ou encore (passant d’Arnault à Pinault) avec la métamorphose fortement médiatisée de la Bourse de commerce dont on ne sait que trop ce qu’elle abrite de soi-disant neuf et ce qu’elle a préservé du temps d’Henri Blondel – “l’auteur de nombreux immeubles de luxe post-haussmanniens” – à savoir “une immense fresque due à divers talents de l’académisme fin de [XIXe] siècle dont le propos, via l’exotisme pompier, était d’exalter le commerce international i.e. le capitalisme et le colonialisme”. Jean-Christophe Bailly écrit chapitre 22 que “le parti architectural de Tadao Andō, avec ses effets d’échanges dialectiques entre le côte centripète d’une sorte de puits central cylindrique et des échappées centrifuges placées à différents niveaux est peut-être habile, mais de même que la dernière de ces échappées conduit tout naturellement à un restaurant trois étoiles, la prouesse formelle elle-même est tout entière encastrée dans le décor de Blondel restauré jusqu’à la manie, c’est-à-dire rendu à sa valeur pâtissière.”

Si Paris quand même est né de cette colère, il n’y est pas question que de cette “confiscation du cœur” de la capitale par les principaux soutiens du plus cynique de l’art contemporain : on y évoque aussi la disparition sournoise des comptoirs (Bailly forge cette expression impeccable : la ville terrassée) ou le gommage du surréalisme. Grand amateur de flânerie, observateur des traces de ce qui disparaît comme de tout ce qui résiste à l’effacement, l’auteur remarque, non loin de son domicile, une plaque “apposée depuis peu” qui atteste que le docteur Théodore Fraenkel vécut au 11 rue Taylor avec son épouse Bianca Maklès, ce qui lui permet d’évoquer “cet homme discret entre tous” qui fut le condisciple d’André Breton au Lycée Chaptal (où j’étais moi-même en classe de 4e en mai 1968) avant de devenir le compagnon de route des dadaïstes (et le beau-frère de Georges Bataille, d’André Masson et de Jean Piel) : “Une telle conflagration de rencontres et un tel ajointement à ce qu’il pouvait y avoir dans le Paris de l’entre-deux guerres de plus vif et de plus aigu laisse rêveur.” Je pourrais continuer à faire du montage plutôt que de commenter (faire des collants, comme à la radio, tel est l’exercice de la “critique” pour moi le plus satisfaisant), recopiant nombre de fragments de ce livre qui, bien au-delà de la saine colère (que l’on ne peut que partager) qui en a déclenché l’écriture, s’attache à relever l’esprit de résistance des habitants de la Capitale, et de quiconque s’y promène librement : “À cette ville qui est à la fois celle du pouvoir et celle qui se vend continue de s’en opposer une autre, indifférente aux formes réifiées du patrimoine, qui continue de se vivre comme le champ d’une expérimentation quotidienne. Cette lutte entre une ville prête à réciter la leçon que les « décideurs » lui imposent et une ville consciente de ce qu’elle a porté dans l’histoire et qui se réinvente à partir de ses traces, Paris quand même la décrit à travers trente-sept courts chapitres qui sont autant de promenades où, d’un quartier à un autre, d’un désastre à un miracle, l’on passe de l’effarement à la joie, de la colère à l’émerveillement, et du ton du pamphlet à la logique filée de la glissade.” À la recherche de “poches d’inconnu” comme de ce qui reste inchangé, Jean-Christophe Bailly finit par faire l’éloge de la nostalgie qui “est tout, sauf une forme de regret buté qui se donnerait pour visée de rayer le mouvement du temps.” Et cite Debord : “C’était à Paris, une ville qui était alors si belle que bien des gens ont préféré y être pauvres que riches n’importe où ailleurs.” Paris perdu ? Paris quand même : titre pertinent pour ce très stimulant essai agençant récits, réflexions, liés à des promenades, à des dérives urbaines, et pourtant “jonché d’oublis – tout ce que je n’ai finalement pas traité, tout ce que j’aurais pu utiliser en guise de commencements, mais je me rassure en me disant qu’il s’agit d’abord là d’une immense et inépuisable réserve.”

Quant au récit de Peter Handke, il nous fait passer le périphérique, puis traverser la Seine, afin de rejoindre la banlieue (sud-ouest), point de départ de cette Histoire de mai qui nous conduira à Port-Royal-des-Champs, puis “aux frontières de l’Île de France et [même] au-delà”, jusqu’à “une auberge-terminus comme il n’en existe pas deux” dont le nom est “Neuf-et-treize”. La deuxième épée “est le récit d’une expédition vengeresse en solitaire, longuement mûrie mais toujours retenue.” Qui a lu les livres précédents “du même auteur” connait déjà les lieux, décrits avec la plus grande précision (il en est de même pour les personnages que le narrateur rencontre). Qui les a déjà visités, où y habite (comme c’est mon cas), sans entretenir forcément le même rapport au lieu, ne peut que constater à quel point ils sont incarnés, malgré un mode d’écriture interrogatif, exclamatif, où le découpage par paragraphes produit autant de continuité que de discontinuité. “Cela ne faisait que trois jours, après plusieurs semaines de vagabondage à l’intérieur des terres, au nord, que j’avais retrouvé mon domicile principal, dans la banlieue du sud-ouest de Paris. Pour la première fois je m’étais senti chez moi, moi qui depuis la fin prématurée de mon enfance, pour ne pas dire son interruption brutale, m’étais méfié de ces retours, sans parler de retourner au lieu natal, moi que n’importe quel retour chez moi effrayait – au corps un serrement jusqu’aux plus basses extrémités des intestins ; surtout là – traduction Julien Lapeyre de Cabanes.”

Ce “je”, qui est-il ? Il ressemble assez à Peter Handke. Pourtant de nombreux signes nous suggèrent que ce ne peut être lui, ce vengeur dont “la mère a été insultée publiquement par une autre femme” (nous nous souvenons du Malheur indifférent – Wunschloses Unglück, 1972, publié en français en 1975 – dédié à la mère de l’écrivain après son suicide à l’âge de cinquante et un ans), même si nous relevons que celle du narrateur de ce livre, écrit quarante-sept ans plus tard, a été, elle aussi, “frappée de mélancolie”. D’ailleurs peu importe, car tout se passe à la frontière. Le lieu de résidence du narrateur est bien celui de l’auteur dont la maison est située dans une rue où chaque côté appartient à une ville différente : le sien dans les Hauts-de-Seine et celui d’en face, dans les Yvelines. Tout semble se passer en rêve. Et plus les notations du réel se font précises, plus cette sensation se renforce. “Regarde encore ! : les stores étaient toujours baissés, rien n’avait bougé sur la façade de la maison, construction artisanale, du couple de voisins décédés coup sur coup voilà bientôt dix ans – la peinture ne s’effritait nulle part –, mais un fil à linge s’étendait, tout chargé, et exclusivement, de vêtements d’enfants, plus ou moins sombres, autrefois on eut dit « misérables », au-dessus du jardin embroussaillé où par endroits fleurissait une rose. // Et entends : sur les sentiers du bois de la colline, les craquements et chuintements des branches qui frottaient sous le vent, comme dédoublant les bruits hospitaliers des portes des jardins, maisons et caves à vin.” Pour qui a lu La Voleuse de fruits, livre majeur de Handke dont nous avions longuement parlé à sa sortie, il y a deux ans, La deuxième épée semblera probablement satellitaire, en tout cas plus modeste, comme un écho printanier tardif (le prétexte fictionnel étant fort différent, même si le déroulement de l’histoire peut sembler par certains aspects assez proche). Mais il est plus que bienvenu, ne serait-ce que par ce qu’il apporte d’inattendu – dont un “final” étonnant donnant tout son sens au titre et qu’il convient de ne pas dévoiler – dans une œuvre ouverte au vagabondage, et à la condensation de ce qui y aura été enregistré, ressenti, noté, rêvé. Aussi doit-il trouver sa place dans le vaste rayon où nous rangeons les livres que Handke a publiés (il y en a, si j’ai bien compté, plus de soixante-dix aujourd’hui, dont certains forts volumineux). Un dernier fragment ? Voici : “J’avais souvent marché dans ce fossé sauvage, avec plaisir, et envie d’aventure, au-delà de la cueillette des baies de sorbier, de merises et de groseilles, sources de régals particuliers. Une fois, dans l’obscurité, à un endroit où le ruisselet épisodique formait une poche marécageuse, j’avais rencontré un serpent, d’un noir profond, aussi long que mince, non pas rampant ou serpentant, mais la moitié du corps et la tête dressés, qui glissait à une vitesse fantastique sans suivre apparemment de chemin, puis, toujours dressé, avait viré élégamment de bord avant de disparaître à mon regard sous des feuilles de marais grandes comme les tuiles d’un toit. Aucun jaillissement de langue, ni de couronne sur la tête noire et brillante du serpent, ou bien si : en imagination, car l’animal, sinuant à travers son territoire sauvage, se portait en Majesté du lieu. J’avais ensuite souvent cherché l’endroit où il était apparu, dans l’espoir de le revoir : chaque fois en vain. J’en acquis une certitude (pas vraiment scientifique) : là où un serpent s’était montré une fois, il ne se fera plus jamais voir.”

2.

La rétrospective Alice Neel, un regard engagé vient d’ouvrir ses portes au Centre Pompidou. Si certains se montraient impatients depuis déjà un certain temps – car, prévue de juin à août 2020, cette exposition avait été reportée suite à l’épidémie de Covid-19 –, elle est pour moi une totale surprise, voire une révélation, car, si je m’attendais bien à y repérer quelques œuvres intéressantes (déjà vues sur internet), je ne pensais pas à y adhérer à ce point. Ni à y trouver un tel viatique, le lendemain de ma traversée éblouie du somptueux dialogue entre Joan Mitchell et Claude Monet. Le regard rechargé à force de se frotter aux peintures de cette artiste américaine, composées pour le meilleur de portraits, le plus souvent d’outsiders (“immigrés latino-américains et portoricains, écrivains noirs ignorés de l’intelligentsia, militants communistes, petites frappes dont la rue est le royaume, mères de famille qui peinent à élever leurs enfants”), mais aussi de personnalités du monde de l’art (Frank O’Hara, Andy Warhol ou Meyer Shapiro), on sort de cette rétrospective avec pas mal d’interrogations en tête, qui n’ont pas trait qu’aux effets de ce regard engagé dans un monde en crise (Alice Neel, née en 1900 et morte en 1984, traverse intensément le vingtième siècle). Ici s’opère, de manière plus singulière que jamais, ce que j’entends par mise à nu de – ou dans – la peinture, cette fois non dans le but d’abstractiser (de la réduire volontairement à une simple empreinte matérielle du déroulement du travail), mais dans celui de faire surgir à chaque toile (à chaque portrait) un (ou plusieurs) visage(s), un (ou plusieurs) corps. D’un matérialisme l’autre, au fond même combat. Certains ne le reconnaîtront pas, tant pis pour eux – ou pour elles. “Saisir la vie qui passe sur le vif. Le sujet ne doit pas forcément être la vraie vie, il peut être abstrait ou ce que vous voulez, mais la vitalité est puisée dans la vraie vie et doit soutenir le projet créatif quel qu’il soit (Alice Neel).”

Alice Neel, The Great Society (1965), photo prise dans l’exposition © Pierre Mabille

Il serait tentant d’insister sur les courageux engagements politiques d’Alice Neel, communiste, s’installant à Spanish Harlem en empathie avec ses habitants pauvres, aussi peu WASP que possible. Mais, ce faisant, on court le risque de la réduire à ce qu’elle n’est pas, à savoir une pure praticienne du “réalisme” (substantif qui, accolé à socialiste, est synonyme d’abandon de toute expression au service de l’idéologie), alors que, rapidement passée maîtresse es-observation du réel, entretenant une volonté de montrer ce que le monde de l’art s’efforçait de ne pas voir, ses toiles ne sont pas que de pures représentations : elles mettent pleinement en jeu les moyens de la peinture. Elles ont à leur manière, moins “sage” qu’il n’y paraît, un côté expérimental, non dans le sens des avant-gardes du vingtième siècle qui croyaient en avoir le monopole, mais dans celui où quiconque se bat (quel qu’en soit le “sujet” ou “motif”) avec le trait, avec les contours, avec la couleur, avec la figure, avec le fond (en un mot, avec la surface), expérimente un rapport au monde. La double thématique de la “lutte des classes” et de la “lutte des sexes” ne prend pleinement son sens qu’en se renforçant avec la “lutte pour la peinture” qui implique une absence de compromis, l’angoisse de l’art (comme y insistait Morton Feldman), et la joie de faire avec plaisir (j’ajouterais volontiers l’humour – autant dire : la mélancolie).

Alice Neel, Margaret Evans Pregnant (1978), photo prise dans l’exposition © Pierre Mabille

On ne résumera pas ici la vie d’Alice Neel à ses origines, ses passions, ses rapports parfois violents avec ses amants. Notons simplement que son premier et seul mari, la quittant, l’éloignera de leur fille cadette – l’aînée étant morte de diphtérie, faute de moyens pour la faire soigner –, ce qui la conduira à subir une sévère dépression avec tentatives de suicide, suivies d’une hospitalisation de plus d’un an. Ou que le deuxième détruira par jalousie plus de 50 peintures et 300 dessins et aquarelles – soit quelques années de travail. Ou encore qu’elle a eu par la suite deux fils, plus ou moins abandonnés par leurs pères respectifs, qui sont aujourd’hui les premiers défenseurs de son œuvre. On lira à ce sujet les textes forts éclairants de l’indispensable catalogue de l’exposition (sous la direction d’Angela Lampe) : cinq essais, plus quelques écrits et propos de l’artiste, suivis par une chronologie (complétés bien entendu par un assez grand nombre de reproductions et de photographies). Ainsi que l’ouvrage publié par ER publishing sur lequel je vais revenir. Je me contenterai de souligner que notre artiste n’était pas trop “romantique” (ce que certains lui reprochaient !) et que c’est peut-être ça qui nous touche le plus aujourd’hui : cette forme d’empathie non-sentimentale qui a trouvé dans les moyens propres de la peinture une issue favorable (et non une fuite en avant ou un prétexte à faire fortune). Farouchement indépendante, à contre-courant, invendable, mais repérée par certains, et non des moindres (Robert Frank qui l’a filmée en compagnie d’Allen Ginsberg et Gregory Corso dans Pull My Daisy en 1959 ; ou Andy Warhol) et, sur la fin, commençant à devenir chouchou des médias, Alice Neel a été somptueusement photographiée par Robert Mapplethorpe qui, la cadrant les yeux fermés, lui a permis de découvrir son masque mortuaire quelques jours avant sa mort : cadeau magnifique pour quelqu’un d’aussi vivant, jusqu’au dernier souffle, qui aura su, octogénaire, entreprendre un sidérant autoportrait nu.

Alice Neel, Frank O’Hara 2 (1960), photo prise dans l’exposition © Pierre Mabille

On pourrait parler longuement de l’étrange évidence de chaque tableau qui demande du temps pour être pleinement saisie, au-delà de la rencontre instantanée entre sujet et regardeur(e). Ou s’attarder à décrire la manière singulière qu’elle a eu de peindre l’oreille droite (ne parlons pas des dents) de Frank O’Hara dans le second portrait qu’elle a fait de lui (parce qu’“il avait l’air crevé”, ce qui “traduisait mieux sa vie agitée”). Ou encore cette sidérante démultiplication du pénis de Joe Gould (Jenny Holze avoue avoir “reluqué le corps de Gould comme aurait pu le faire une ado venue de sa campagne. Le visage et les multiples pénis de Gould étaient des étoiles”), déjà montrée dans l’exposition femininmasculin (le sexe de l’art) à Beaubourg en 1995 (où on pouvait aussi voir des œuvres de Marlene Dumas, pour ne parler que des artistes contemporaines qui portent un regard d’une certaine acuité sur son travail). Et j’en passe : femmes enceintes, bébés, couples gay, petites gouapes portoricaines, comme déjà relevé. Et au final reconnaître que nous avons dû déposer nos armes avant-gardistes un peu rouillées, non devant l’humanisme et le féminisme revendiqués de l’artiste (qui la rendent plus actuelle que jamais), mais en gage de remise en question de notre addiction à ce qui fait l’essence du minimalisme, et notre refus maintes fois déclaré du “réalisme”, sans qu’il ne soit pour autant question de retourner quelque veste que ce soit : bien plutôt pour en renforcer la puissance. Car c’est bien son étonnante retenue (malgré certains débordements), sa rigueur (se s’interdisant pas une certaine légèreté), et son refus du bavardage (entretenant le goût du dialogue) qui font la force de sa peinture.

Pour finir, quelques mots au sujet de Transatlantique – Alice Neel (sous la direction de Fabienne Dumont), cinquième livraison de la passionnante “collection transatlantique” d’ER publishing (après celles consacrées à Martin Barré, Simon Hantaï, James Bishop et Shirley Jaffe) : sept artistes européennes nées entre 1953 et 1986 portent un regard sur l’œuvre de celle qui a “peint pour décrire ce que la course à la survie – the rat race – fait aux humains” (Marie Docher). Leurs écrits sont présentés en français et en traduction anglaise (sauf ceux de Marlène Dumas, écrits en anglais, puis traduits en français). Aux noms que je viens de citer, il faut ajouter ceux de Cathryn Boch : “Quand on rencontre et quand on sent du singulier, on sait qu’on a été transformé, on sait qu’on a été ouvert à quelque chose, c’est de l’ordre du sentir. / On ne sait pas tout de suite en quoi ça importe, mais ça va importer. / Tes peintures sont singulières, parce qu’elles travaillent en nous” ; d’Ymane Chabi-Gara : “Alice Neel réalise bien des portraits. Mais au-delà des personnes représentées, ce sont ses propres convictions, politiques et sociales, qui s’imposent avec force” ; de Nina Childress : “Je trouve la preuve du sortilège qui m’étreint : le tableau Alice Childress (1950) […] Son prénom, Alice, / mon nom, Childress, / accolés, / c’est un signe, / en peinture, il ne faut jamais abandonner” ; de Natacha Lesueur : “On dit de la peinture figurative d’Alice Neel qu’elle était réaliste, j’en conviens, je dirais même matérialiste. Pour autant, comme je voudrais le faire sentir, de nombreux aspects expriment l’extraordinaire, l’étrangeté” ; et de Deborah de Robertis qui, comme l’écrit très justement Fabienne Dumont, “endosse le rôle d’Isabetta [la deuxième fille d’Alice que son mari a enlevée], lui donne une voix singulière, lui prête ses propres préoccupations, tout en s’attachant à rendre leur position de sujets actifs aux modèles, qui participent à la fabrique de leur image.” À quoi il faut encore ajouter ces fragments du beau texte de Marlene Dumas, Alice ne vit plus ici : “Ce qui m’a semblé à la fois très particulier, bienvenu, vraiment extraordinaire, c’est que non seulement elle peignait des personnes ordinaires, assises sur des chaises ordinaires et habillées aux couleurs de leur époque, mais que malgré cela, ou en parallèle, c’était aussi une peinture moderne. Elle pouvait peindre l’anxiété avec des couleurs vives (ou décoratives).”

Trois artistes américaines, et non des moindres, ont eu depuis avril dernier l’honneur d’une rétrospective à Paris : Shirley Jaffe (née en 1923), Joan Mitchell (née en 1925) et Alice Neel (née avec le vingtième siècle). Effet – ou non – de mode (de l’air du temps), il serait souhaitable que cette série se poursuive avec deux ou trois autres, comme – exemple parmi d’autres – la méconnue Helen Frankenthaler (née en 1928). Wait and see…

3.

Dernier ouvrage de ce petit vagabondage d’octobre, Chefs-d’œuvre II de Roland Topor, sixième livre aux éditons Les Cahiers dessinés consacré aux travaux de cet artiste qui s’est emparé de toutes techniques à sa portée, s’aventurant aussi bien du côté des images que des mots, sans que l’on ne puisse établir de hiérarchie (pas grand-chose à jeter, ce qui est assez ahurissant). Après Chefs-d’œuvre I en 2019, rassemblant divers dessins en noir et blanc, ce second volume s’attaque à ceux en couleurs – quelques-uns fort connus remis en perspective par un remarquable agencement intégrant de nombreux inédits (mise en pages de Frédéric Pajak et Alexandre Devaux – ce dernier étant chargé de la recherche iconographique). Qu’en dire ? comme toujours qu’on y célèbre d’image à image les noces de l’inquiétude et de l’émerveillement, de la tendresse et de la férocité, de l’archaïsme et de la modernité, où ce qui surgit de plus terriblement ancien s’accorde, à la frontière du consonant et du dissonant, à l’humeur du jour : parfois légère, souvent mélancolique. C’est peu dire qu’on ne n’ennuie pas dans ce monde sans pareil : qu’on n’arrive jamais à épuiser, même après avoir porté nombre regards sur elles, la force de sidération – d’effroi comme de rire – que ses images provoquent (cela vaut aussi pour ses écrits qui gagnent à être relus – le lent travail de réédition amorcé en 2011 et toujours en cours chez Wombat – 14 titres à ce jour – nous y encourageant).

Chefs-d’œuvre II, pages 12-13 © Roland Topor / Les Cahiers dessinés

Partant de portraits – visages effacés, ou métamorphosés (Kafka à Berlin, les yeux dans les oreilles) –, et mettant toujours l’humain (autant dire le corps) en situation plus ou moins périlleuse, Topor matérialise ses visions, des plus élémentaires aux plus complexes, faisant montre d’une évidence énigmatique, comme chez les meilleurs artistes du “fantastique” (ne disons pas “surréalisme”, c’est trop limitatif, pensons à des images du temps des grandes épidémies, ou qui auraient survécu aux grands incendies). Sans Topor, l’inconscient ne serait pas autant à la fête, et nous ne connaitrions pas aussi précisément ce qui trotte dans nos têtes. S’il est clair que ce monde que le crayon de couleurs, le pastel, l’encre ont fait naître est en premier lieu le sien, il devient par moments, tant nous nous y retrouvons, le nôtre. Entrant (ou non) en empathie, activant le désir d’en être, les visiteurs d’un jour (ou de toujours) en voient de toutes les couleurs, et pas seulement pour le plaisir des yeux – d’où l’universalité de ce monde, renforcée par une maîtrise du trait et de la couleur non figée.

Chefs-d’œuvre II, pages 104-105 © Roland Topor / Les Cahiers dessinés

Dans Chefs-d’œuvre II, on a le plaisir de découvrir, ou de revoir, les dessins de l’extraordinaire séquence, dite de “La lanterne magique”, du Casanova de Fellini (dont celui qui a été choisi pour figurer en couverture). Mais aussi des variations inattendues sur des sujets archi-rabattus (des contes encore et toujours à remettre en jeu) et des images sans légende (ou sans titre). Inutile de s’acharner à décrire en cinq mille signes ce que l’on peut saisir au premier regard (même si certains détails continueront à nous échapper au cinq millième). Les dernières images du livre sont à nouveau des portraits, mais cette fois “de famille”, infiniment plus sensibles : le père de l’artiste, Abram, sombre et presque monochrome ; et son fils, Nicolas, lumineux et délicatement coloré. Il me semble que nous avons aujourd’hui à disposition l’essentiel de ce que cet artiste aura inlassablement produit durant sa trop courte vie (cinquante-neuf ans entre le 7 janvier 1938 et le 16 avril 1997). Reste-t-il encore des choses plus ou moins secrètes à découvrir dans le legs Topor, et sous quelle forme ? Donnons à l’auteur de ces Chefs-d’œuvre le dernier mot, tiré de Pense-bêtes (1992, réédité par L’Apocalypse en 2012) : “Tout collectionneur d’art possède au moins une œuvre anonyme, sans valeur, qui supporte victorieusement la comparaison avec les plus prestigieuses. Il faudrait en dresser un catalogue à publier dans un album sous le titre « Chefs-d’œuvre par-dessus le marché ».”

Jean-Christophe Bailly, Paris quand même, La Fabrique éditions, septembre 2022, 248 p., 13 €
Peter Handke, La deuxième épée, trad. de l’allemand par Julien Lapeyre de Cabanes, Gallimard, octobre 2022, 128 p., 14 € 50 — Lire un extrait
Alice Neel. Un regard engagé au Centre Pompidou du 5 octobre 2022 au 16 janvier 2022 (puis au Barbican Centre à Londres, du 16 février au 21 mai 2023). Catalogue de l’exposition, sous le commissariat d’Angela Lampe, Éditions du Centre Pompidou, octobre 2022, 160 p., 32 €
Alice Neel, sous la direction de Fabienne Dumont, ER Publishing, collection “Transatlantique”, septembre 2022, 20 €
Roland Topor, Chefs-d’œuvre II, Les Cahiers dessinés, octobre 2022, 208 p., 35 €