Ceux qui l’aimaient disaient Nénette.
*
Qu’est-ce que tu fous là tout seul au fond du bar ?
Tu te caches derrière ta bière ?
Elle me fixe de ses prunelles bleu acier puis fonce
vers moi, s’assied à ma table et me souris sans me
lâcher du regard.
Interloqué, je la regarde, puis je ris : la meilleure
défense que je connaisse.
*
C’est instantané, dans l’indicible, une complicité
sans âges se manifeste.
Je viens de rencontrer Nathalie.
Elle a le visage maquillé à la poudre de riz, porte
une perruque auburn coupés au carré, son corps
est fin et fragile mais c’est une guerrière
indestructible dans son perfecto de cuir noir
qu’elle porte comme une armure.
*
On parle de tout et de rien, on boit des Chimay
blondes, il est tard, le bar ferme, on enchaine à
L’Xtreme le club gay un peu glauque de l’époque
à Charleville-Mézières.
Quand la boite ferme, elle me dit, j’ai trop bu
pour reprendre la voiture, je n’habite pas en ville, je
peux dormir chez toi ?
*
L’aube pointe dans la brume, nous marchons dans
les rues désertes, le jour se lève quai Rimbaud.
A mon domicile, il reste un fond de vodka !
Elle me demande, sans savoir que je suis un fan
absolu, si je peux mettre un morceau de la
chanteuse Barbara.
On sirote avec l’aurore, on écoute « le soleil
noir » on se dévoile intimement l’un à l’autre.
Doucement, elle se love et s’ensommeille dans
mon canapé.
Avant de s’endormir complètement, elle me fait à
demi-mots une confidence indélébile : tu sais,
quand j’étais gamine, j’ai vécu la même chose
qu’elle !
*
Comme avant, dans mes rêves d’enfant
Comme avant, sur un nuage blanc
Comme avant, allumer le soleil
Être faiseur de pluie
Et faire des merveilles
L’aigle noir dans un bruissement d’ailes
Prit son vol pour regagner le ciel
*
C’est le 2 novembre 2011, le jour des morts.
Après une cérémonie dans la petite chapelle du
quartier de Manchester à Charleville-Mézières,
Nathalie est incinérée.
*
Quand ceux que nous avons aimés
Vont fermer leur paupières,
Si rien ne leur est épargné,
Oh, que du moins soit exaucée
Leur dernière prière
*
Après bien des victoires et des rémissions,
Nathalie est morte chez elle, le 26 octobre 2011.
C’était son septième cancer : lymphome à l’œil
droit, puis gauche puis métastases dans les
glandes de la gorge droites puis gauches ensuite le
nez, jusqu’à ce que cette saloperie de crabe
envahisse le dos et la tête, à la fin cela lui
rongeait tout le corps.
*
Au bout d’un moment, on avait arrêté de compter,
me racontera sa sœur qui veilla sur Nénette
pendant les dernières semaines.
Sa sœur, certainement une de mes amies les plus
fidèles à ce jour.
Je l’avais retrouvée le soir même de l’agonie au
comptoir du Krhum bar, notre Q.G. de bringue
depuis des années.
A bout de nerfs, elle avait cette nuit-là
exceptionnellement quitté Nathalie pour laisser
le relais à leur mère.
Nous étions au Seven, un café resto situé face au
théâtre de Charleville, lorsque retentit la sonnerie
de son portable.
Par la voix de sa mère elle apprit que cela en était finit.
Soudain, comme irrémédiablement saisie par le
fantomatique du deuil, elle se précipita dans la
rue et tomba à genoux sur un bout de trottoir pour
hurler sa douleur.
A mes yeux, la scène semblait extraite d’une
tragédie de Sophocle.
J’accourus vers elle pour la relever, puis la
raccompagnais à son domicile, persuadé que
l’ombre de la défunte virevoltait au-dessus de nos
têtes dans cette nuit froide et pluvieuse de la fin
octobre.
*
Il y eut, grâce à Nathalie, tellement d’instants de
joie, d’instants magiques, pendant les années de
mon retour à Charleville.
Elle, sa sœur et moi, formions un trio indestructible.
Je pourrais raconter en long, en large et en travers
les soirées épiques dans sa maison
d’Yvernaumont, petit village perdu dans la c
ampagne ardennaise.
Les nuits d’été dans le jardin et celles d’hiver au
coin de la cheminée.
Nathalie recréait autour d’elle une famille réinventée.
On riait beaucoup, on s’engueulait pas mal aussi,
mais tout était partagé intensément, sincèrement.
*
« Point trop n’en faut ! », disait-elle souvent, à
propos des choses qui la contrariaient.
Alors je m’arrête là.
Elle n’aurait pas aimé qu’on lui fasse trop
d’éloges.
*
Nathalie était athée, par conviction profonde, mais
non sans spiritualité !
Reste désormais pour moi sa présence spectrale.
Je pense toujours à elle comme à un point
d’ancrage dans ma propre vie.
*
C’est fin septembre 2011, le mois de
l’épuisement, le mois de l’énergie vivante du
désespoir, celui des instants qu’elle voulait encore
partager, avec la conscience de la faucheuse au-
dessus de sa tête, les efforts de dernière haleine
pour encore faire plaisir.
L’idée était de prendre la voiture et d’aller
jusqu’au Luxembourg pour acheter du tabac ;
pour nous faire rire sa sœur et moi, elle s’était
arrêté devant « la Cannebière » le bar de nuit
un peu fatal mais essentiel certains soirs après
minuit, sur le quai Rimbaud qui longe les berges
de la Meuse où il aurait parait-il écrit le bateau ivre.
Eh bien ça y est nous sommes arrivés.
Sa voix était tellement pleine de joie et d’humour.
Fou rire collectif !
*
Puis il y eu la route, le vrai trajet vers le Luxembourg.
Ce jour-là c’était déjà extrêmement difficile pour
elle de conduire avec ses problèmes aux yeux,
mais l’idée était quoi qu’il arrive d’être ensemble
et joyeux.
*
Dans son autoradio, un vieil album du chanteur
Art Mengo qu’elle adorait.
J’ai pleuré pour l’enterrement
Du rêve et des sonates au clair
D’Arthur, Verlaine et leurs enfants
Et de ces lunes qu’eux décrochèrent
Nous achetons le tabac sur l’autoroute, trois fois
moins cher qu’en France à l’époque, puis nous
rentrons dans la ville de Luxembourg dans l’idée
de prendre un verre.
Un tour, deux tours, trois tours du centre-ville,
aucune place pour se garer.
Nathalie fait des efforts surhumains, elle continue,
elle s’épuise mais c’est la seule à avoir le permis,
elle a envie de nous faire plaisir.
Elle insiste à tourner dans la ville à la recherche
d’une place, sa sœur dont je croise le regard dans
le rétroviseur commence à s’inquiéter ; moi aussi.
Je dis : bon ça suffit on rentre !
Elle ne veut pas, on refait un dernier tour mais
c’est définitivement mort.
Elle décide enfin de prendre le chemin du retour.
*
Depuis je déteste le Luxembourg.
*
Jamais je n’oublierai la volonté farouche de
Nathalie qui ce jour-là était surtout un combat
contre la mort en ayant choisi le côté de la vie !
*
Sa force est là, elle me traverse, alors que j’écris
ces lignes.
*
La présence n’est plus externe, elle demeure
simplement dans l’intériorité, avec le silence, puis
dans les gestes, les sourires, partagés avec celles
et ceux qui l’aimaient.
