Comment devenir un démon ? Quel est le cursus dishonorum ? Quelles sont les passions insanes auxquelles s’abandonner, sans délices mais bien plutôt avec la souffrance la plus dépouillée de toute aura doloriste, pour sa pure nocivité ? Comment se comporter au supermarché ? Où loger ? Quel rapport entretenir avec sa famille, ses amis ? Le Chant de la mutilation de Jason Hrivnak pourrait être le long roman d’apprentissage de ce difficile apprentissage de la condition de démon. C’est tout autre chose. Présenté par la voix de Dinn, démon instructeur chargé de constituer une légion implacable ayant pour but de libérer le mal en chacun et de livrer enfin le monde à son saccage définitif, Le Chant de la mutilation est la narration des résistances et des échecs de la recrue à accomplir son destin inéluctable de démon.
Dans cette longue suite de sévices infligés mentalement par le démon, ce qui frappe, c’est la résistance aphone, obstinée, dans ce livre où chaque bloc de pages semble un poids rajouté à l’horreur de la noyade morale de la recrue. J’allais dire « notre » recrue, car telle est l’horreur de la tentation narrative où l’on est forcé d’emprunter le point de vue du démon. Autre démon que celui de l’identification, autre tentation que la séduction de la rhétorique et la révérence pour l’instance auteur. C’est ça aussi que l’on peut se plaire à lire dans ce livre d’une intelligence retorse, avec en creux la possibilité de résister à l’identification et nous déprendre de cette figure pour nous assimiler plutôt à la recrue sans-visage, au sans-voix, à l’anonyme, au malheureux, à toute la fragilité de l’humanité qui est aussi, peut-on croire, la voie de la littérature. C’est l’acte de lecture (de foi littéraire ?) auquel engage potentiellement ce récit (on pourrait écrire une histoire de la lecture selon ses potentialités, ses puissances d’effraction de l’imaginaire). Littérature d’expérience et de l’expérience-limite, Le Chant de la mutilation de Jason Hrivnak nous offre un livre dont le dispositif, moins apparent que dans la Maison des épreuves, est cependant tout aussi redoutable, nous emmenant avec lui plus loin dans l’horreur à chaque épisode.
Peut-on dire pourtant qu’à chaque épreuve la recrue progresse ? A peine, déclare le démon instructeur mis au désespoir de voir ce mauvais apprenti lénifié refusant d’emprunter la voie du mal qu’il doit accomplir à sa place. Mais alors, pourquoi persévère-t-il dans cette hantise d’un être si éloigné des pratiques démoniaques ? C’est qu’il recèle peut-être des ressources que les fringants satanistes, les pervers déclarés, les Gilles de Rais décomplexés ne peuvent rapidement supporter : une endurance au malheur qui fait sa vertu et, donc, la puissance de son vice à venir.
C’est pourquoi, s’il perd peu à peu ses repères, il faut au démon user de toute son intelligence perverse, et presque nonchalante parfois, pour arriver à le détacher de sa condition humaine et le faire se rapprocher de l’ordre des démons. Tout le long de ces 264 pages, on s’étonne de voir l’inventivité créatrice du démon recruteur, habitué à l’abomination, et en miroir l’endurance insensée de cette recrue sans cesse moquée, harcelée, et qui se révèle, à la réflexion, une figure forte dans sa faiblesse, forte de cette « petite santé » dont parlait Deleuze dans Critique et clinique, une petite force, instable, toujours sur le point de s’effondrer, rongée par une maladie inexpiable et qui, pourtant, résiste à tout. Une part d’indestructible. C’est donc une figure noire que cette recrue nommée Thomas, figure mutique que l’on n’aperçoit toujours que dans l’ombre du discours du démon, figure minée par l’échec, par sa mollesse, par sa médiocrité, mais qui pourtant résiste dans une neutralité hallucinante, donnant à imaginer la résistance d’un étrange Bartleby possédé.
La réussite du Chant de la mutilation est dans ces jeux et ces profondeurs se révélant à la lecture. La petite santé de Thomas comme l’intelligence trompeuse du démon-ténia s’alimentant dans la tête de son désespoir. On pourrait croire, à écrire si souvent le mot « démon » ou « tortures », devoir être renvoyé à une démonologie aux accents fanatiques et fantastiques, délirants, religieux, schizophréniques, ayant fait les délices d’une littérature d’épouvante. Rien de moins vrai pour ce livre contemporain, où le réel est présent de manière absolue. Que l’enfer soit sur Terre semble une évidence depuis le 20e siècle, et nous nous y destinons depuis fort longtemps avec sur le cœur couturé la formule d’Ovide : « Video meliora proboque / deteriora sequor… » (ce qui donne dans la traduction de Marie Cosnay, elle aussi éditée chez l’Ogre : « je vois le mieux, je suis d’accord / je fais le pire… » Métamorphoses, VII, 20). Que cet enfer soit composé des autres (humains), là encore l’histoire infernale dudit 20e siècle nous l’impose avec une fureur sans égale : la question du mal s’y est posée avec insistance dans sa dimension absolue, terrifiante, dans une dimension encore jamais atteinte de la vie nue, pour le dire comme Agamben.
C’est dans cette perspective contemporaine à l’extrême de cette histoire que la condition de démon est présente comme un mal inconditionnel. Car le mal n’est pas conditionné à l’affranchissement de l’humanité, comme pour les Démons socialistes de Dostoïevski. Il n’est pas non plus soumis à condition, comme dans un pacte méphistophélique, et ce n’est pas davantage un signe d’élection à l’envers, romantique à la diable, à la façon de Lucifer ou de Caïn. Non, ici nul pacte, nulle transaction, nulle échappatoire, un mal absurde, inévitable, demandant simplement à ce que l’on soit davantage à son écoute et qu’on arrête les atermoiements moraux pour s’y abandonner : ce qui ne peut être évité doit être embrassé, ainsi le mal et l’entropie sont la voie à suivre.
L’abandon est sûrement la vérité dernière de ce mal, et plus précisément la solitude radicale. Le mal n’est pas dans les tortures et sévices dont Dinn, le démon, envoie les visions à son anti-Saint-Antoine, ascète du désespoir, mais dans la désaffection qu’il organise, dans la rupture de tous les liens. A bien y regarder, Le Chant de la mutilation, comme auparavant La Maison des épreuves, est un étrange livre d’amour. « Et s’il le faut seul ce roman d’amour sera réel », écrivait Genet dans son Journal d’un voleur. Le chant de la mutilation tourne autour du point crucial de l’amour rencontré et perdu de la recrue pour Linnea. C’est là où se joue la bascule mentale vers la folie de Dinn. Après cet épisode, les révélations du désamour de sa mère, et la déréliction de son amitié, ne sont que des étapes supplémentaires vers une perte absolue de liens et de repères. Alors toute la question du mal se repose dans la question de ce cheminement vers la solitude, vers le silence et la mutilation finale.
Voix du silence, ce livre se couture à une littérature liée au mal comme à l’angoisse, à « quelque chose qui tournera mal, qui tournera gravement mal », disait Bataille. Avec Le chant de la mutilation nous nous retrouvons dans une littérature des états critiques, une littérature où l’innocence et l’enfance même du mal se trouvent mis à mal dans un récit glaçant et ténébreux appelant à voir le pire pour pouvoir y faire face.
Jason Hrivnak, Le chant de la mutilation, traduit de l’anglais (Canada) par Claro, éditions de l’Ogre, février 2019, 264 p., 22 € — Lire un extrait