L’œuvre de Thierry Hesse, du Cimetière américain (2003) au Roman impossible qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier, interroge inlassablement notre rapport au réel et à l’Histoire mais aussi la fiction dans son pouvoir à dire les forces et hantises, collectives comme intimes, qui les et nous traversent, au point de rendre, peut-être tout roman impossible.
L’exergue du Roman impossible, citation extraite du Temps retrouvé de Proust, en donne sinon une clé, du moins une piste de lecture : « c’est quelquefois au moment où tout semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver ».
L’hypothèse est tout autant historique que politique et fictionnelle : depuis quoi nous définissons-nous, depuis quel fait qui nous hante, qui cristallise questionnements et maux (jusqu’aux plus physiques) ? En quel lieu l’écriture naît-elle ?
C’est à travers Samuel Richard, écrivain empêché, que Thierry Hesse figure ce questionnement, Samuel Richard soit un personnage de Jura, son second roman (2005), qui revient comme la fiction se prolonge pour mieux s’amplifier et ne peut se construire qu’en réseaux et étoilements depuis un début sans cesse recomposé.
Le sujet du Roman impossible serait alors moins un « comment écrire ? » qu’un « par quoi commencer ? » ou un « comment et où commencer ? », proche en cela des interrogations de Rodrigo Fresán dans La Part inventée qui vient de paraître au Seuil, d’un roman qui, comme celui de Thierry Hesse déploie sujets, personnages et récits (im)possibles pour mieux mettre en abyme les obsessions de l’écrivain lui-même, à travers des doubles, avatars et contre-modèles, dans une diffraction réel / invention, depuis une origine sans cesse déplacée. Fresán, lui, ne cite pas Proust pour débuter son roman mais des dizaines d’épigraphes avant de convoquer Daniel Barthelme dans les premières lignes du récit, « les fins sont insaisissables, les parties du milieu ne sont nulle part, mais le pire de tout, c’est de commencer, commencer, commencer ». Ainsi s’écrit Le Roman impossible, depuis le déploiement d’incipits entravés, entre confession et invention, présent et souvenirs, réel et hypothèses, avec un seul centre pour tout ordonner, une conscience, celle de Samuel Richard.
Samuel Richard voudrait écrire sur Malik Oussekine, sur le sens de sa mort le 6 décembre 1986, sur les répercussions que ce meurtre d’un étudiant français d’origine algérienne pourrait (ou non) avoir en 2016, sur un présent que tissent discours médiatiques et politiques depuis des manques, des blancs et des épisodes peu ou mal digérés. Mais l’entreprise s’avère sinon impossible, du moins complexe, comme l’indique le titre même du livre : « Le Livre de Malik » se refuse à l’écrivain, le roman est cet « impossible » en qualificatif, en ce sens constitutif de toute entreprise fictionnelle, de « l’histoire mouvementée ou plutôt les nombreuses histoires que raconte ce roman ».
Alors Samuel Richard lit, attentif aux coïncidences, celles entre son projet sans cesse ajourné et Dora Bruder de Modiano, la Zone d’inconfort de Jonathan Franzen ou une page d’A la lumière de ce que nous savons, lue presque par hasard dans une librairie : « nous nous intéressons aux héros non seulement à cause de l’effet qu’ils ont produit sur l’histoire mais aussi, sur un plan plus personnel, en raison de l’espoir d’apprendre quelque chose pour nous-mêmes ». Que dit Malik Oussekine de Samuel Richard, de Thierry Hesse, mais aussi de toute une génération née à la politique avec sa mort violente ? Comment écrire encore de la fiction alors que le sens de l’histoire se dérobe dans un chaos de violence et d’impensé ?
Pourtant Samuel Richard va écrire, mais autre chose : un livre de commande, à la demande d’Eugène de Sabreuil, sur l’un de ses ancêtres, le duc d’Aumale ; une sorte de roman historique qui le ramène à la conquête de l’Algérie, donc à Malik. Sabreuil, roman comique dans Le Roman impossible, incarnation jusqu’à l’absurde d’une forme d’identité française, veut laver l’honneur de son aïeul, tout en développant une obsession maladive pour Eric Woerth. Le livre composé par Samuel Richard conviendra-t-il à Sabreuil ? Et le narrateur, qui jamais ne renonce, parviendra-t-il à achever son grand œuvre, son roman total, un texte qui pourrait donner sens à ce qui lui échappe et auquel tout le ramène, autour de ce nom comme un centre radiant, Malik Oussekine ?
« Pourquoi inventes-tu ?
— La fiction ce n’est pas le mensonge.
— Sans doute mais ce n’est pas non plus la réalité.
— Je vois que tu affectionnes les catégories bien tranchées, les distinctions nettes et sans bavures. Cela te rassure ? »
Le Roman impossible suit le déploiement d’intrigues et récits possibles qui semblent d’abord se juxtaposer pour mieux coïncider et trouver sens. Le roman excède ses limites, extrapole et digresse, irradiant jusque dans les notes, pour le plus grand plaisir du lecteur, pris entre faits et fiction, réflexion et rires, dans ce roman total, conçu comme le questionnement vertigineux du monde, de l’actualité dans son rapport à l’histoire, de ce qui fonde et détrame nos existences. Le Roman impossible est dès lors l’autre nom du récit comme « expérience », enquête sur soi et le monde, l’autre nom d’une fiction « insatiable » dans sa confrontation à « une dureté qui naît dans l’écriture elle-même et son rapport avec le monde ».
Page 199 du Roman impossible, vous racontez une interview à Metz et après la question de la journaliste, vous écrivez « Pourquoi le roman impossible » ? Ce pourrait être ma première question, un peu ironique, et, pour la reformuler de manière plus sérieuse : qu’est-ce qui a fait naître ce livre, évidemment très lié aux deux précédents et à un projet romanesque plus vaste ?
Le Roman impossible est sans doute lié aux deux précédents (Démon et L’Inconscience) mais il trouve son origine dans un livre antérieur encore, dans Jura, qui est mon deuxième roman, puisque Samuel Richard, qui est le personnage-narrateur du Roman impossible, était déjà le personnage principal de Jura. Dans Jura et plus particulièrement le dernier chapitre, on laissait Samuel Richard inconsolable face à la mort de sa mère, inconsolable et peut-être aussi en colère, parce qu’il y avait déjà, je crois, une réflexion sur les pouvoirs de la littérature. Est-ce que la littérature peut, d’une certaine manière, nous permettre de sauver ceux que nous aimons et d’éviter la dégradation et la disparition ?
Avec Le Roman impossible, Samuel Richard réinterroge les pouvoirs de la littérature : lui, l’écrivain en proie, comme tout écrivain, à des doutes, se demande si cette fois la littérature et notamment le roman ont le pouvoir de faire face au chaos du monde. S’il n’a pas pu sauver sa mère, pourrait-il, autre ambition, sauver le monde ? c’est à dire tout au moins se demander ce que la littérature peut relever d’un monde qui part en morceaux.
Le titre pourrait sembler clair, il est de fait très problématique : il énonce un impossible en titre — un roman longtemps différé, un autre titre, celui du dernier chapitre, « Le Livre de Malik » — et dès les premières lignes se mettent en place une entrave narrative et une tension entre impossible et accompli avec « ce livre que vous tenez entre les mains ».
Est-ce que l’adjectif impossible en titre ne porterait pas, surtout, sur le mot roman, sur ce genre, pour énoncer une entrave et écrire d’autres récits autour de ce roman impossible ?
On peut entendre ce Roman impossible comme un titre assez générique : Qu’est-ce que le roman peut encore aujourd’hui, s’agissant d’une époque que l’on peut considérer comme tragique ? Lorsque s’ouvre le roman, nous sommes au printemps 2016, Samuel Richard a évidemment à l’esprit les événements du mois de janvier, la tuerie de Charlie Hebdo. Peut-on encore écrire de la fiction, si l’on considère que la fiction a quelque chose qui renvoie au divertissement, alors que l’on est face à une urgence à la fois historique et politique ? En ce sens Le Roman impossible est « peut-il y avoir encore du roman et pour quoi faire ? ».
Mais le titre peut s’entendre aussi de manière plus singulière s’agissant de ce roman-là à écrire qui est, nous en parlerons, ce que j’appelle « le livre de Malik », c’est-à-dire de Malik Oussekine, puisque, alors même que Samuel Richard se trouve hanté par la mort de l’étudiant français qui a été tué par les forces de police en 1986 à Paris, il se rend compte que ce roman-là lui résiste, et pour des raisons qui ne sont pas seulement littéraires et esthétiques mais politiques. Il arrive que les écrivains, dans une formule que je trouve assez ridicule, fassent état de l’angoisse de la page blanche. Là c’est l’angoisse face à la page écrite, c’est-à-dire que dans ce que j’écris, il y a quelque chose tout à coup qui produit de l’angoisse (c’est ce que dit Samuel Richard), qui l’entrave dans ce projet qui lui paraît en même temps nécessaire.
Oui, et qui est une entrave qui se manifeste même physiquement, sur sa peau. Il y a une forme de somatisation, évidemment très symbolique puisqu’elle n’atteint pas que lui mais aussi un autre personnage sur lequel il est justement chargé d’écrire une biographie. Cela se marque sur le corps des personnages comme dans le corps du texte ?
Le Roman impossible est un livre sur la création romanesque, qu’est-ce qu’écrire un roman ? Pour l’expérience qui est la mienne, c’est une épreuve, pas au sens affligeant ou doloriste du terme mais une épreuve qui à la fois m’emporte et me transforme. Le temps et l’énergie que je peux y consacrer — j’ai écrit Le Roman impossible sur une durée de quatre ans, en y travaillant presque chaque jour — sont tellement considérables que je ne peux au fond m’y tenir que parce que je suis, d’une certaine façon, envoûté, hanté. Donc on peut imaginer qu’un romancier, en l’occurrence Samuel Richard, dans cet envoûtement ou cette hantise qui sont les siens, somatise, évidemment.
Beaucoup de vos livres ont une inspiration venue du réel, et, plus précisément encore, d’une temporalité. Ils sont une pensée de l’Histoire. Ici, il y a, vous l’évoquiez, « la décisive année 2016 » caractérisée par ses « événements tragiques » mais aussi le 6 décembre 1986, date de la mort de Malik Oussekine, comme origine, peut-être, de la « noirceur » d’aujourd’hui, d’une violence contemporaine.
La temporalité est double, celle de l’actualité (2016), celle des racines de ce mal ?
C’est sans doute un des projets du livre mais toujours avec cette réserve ou cette prudence qu’il ne s’agit pas pour moi d’apporter des réponses à quoi que ce soit mais simplement de soulever des questions. C’est ma conception du roman : j’ai parfois pu dire que ce qui m’intéressait c’était davantage la vérité que la réalité mais une vérité qui est plurielle, toujours tremblante, tremblotante et bien sûr je ne propose pas des thèses.
Et puis je suis aussi un peu contrarié par le fait qu’aujourd’hui on demande aux romanciers d’être aussi des sociologues, des historiens, des ethnologues, ce qu’ils ne sont pas, ou ce que je ne suis pas pour le moins. Ma démarche est assez simple : face à un réel premier, même s’il n’est jamais tout à fait premier puisque c’est un réel qui nous est en quelque sorte forgé par les médias, l’opinion, la rumeur, j’essaie de contester ce réel. Là, s’agissant du réel de la France d’aujourd’hui. Si je pense à la formule de Stendhal, dont on a dit, mais c’est sans doute plus que cela, qu’elle désignait le roman réaliste, « le roman est un miroir que l’on promène le long d’une grand route », je change d’instrument : ce n’est plus le miroir, ce serait plutôt le compteur Geiger ou la barre à mines pour déposer des charges explosives, des mines dans la réalité.
Quand je disais que Samuel Richard interroge les pouvoirs de la littérature, les pouvoirs du roman face aux tragédies d’aujourd’hui, je pourrais dire face aux maladies de la société française. Dans ce qui nous arrive depuis les années récentes, la France n’est pas seulement une cible ou une victime, elle est aussi une société malade. D’abord simplement parce que si l’on parle de barbares, de barbares islamistes par exemple, ce sont des barbares qui sont nés en France pour une part, ou en Belgique, ce sont des barbares qui sont nés au sein de notre société, ils sont aussi bien des assassins que des symptômes. Je me pose donc la question de savoir si un drame, comme celui de la mort d’un étudiant français, mais d’origine algérienne, maltraité d’une certaine façon par le pouvoir de l’époque, mal digéré par la société française, ne peut pas produire des effets trente ans plus tard.
Je me suis justement demandé si un des sujets du livre n’était pas un « où cela commence » ou « comment cela commence ». Parce que c’est aussi la manière dont s’écrit le roman, par des débuts successifs, des hypothèses de roman qui construisent un roman. C’est aussi un « où trouver l’origine » de ce mal contemporain : la guerre d’Algérie que vous évoquez aussi — et le lien que vous faites entre les voltigeurs de la guerre et ceux de Pasqua — comme le déploiement d’un début, interrogé et jamais fixé.
C’est certain. Je ne sais pas d’ailleurs jusqu’où j’irais quand je commence et dans un retour possible des causes quelle cause je vais trouver d’ailleurs. Un historien a le souci d’une certaine vérité historique, moi je m’intéresse à quelque chose qui serait davantage moral. Je ne soutiens pas l’idée que ce qui se passe aujourd’hui trouve son origine dans la mort de Malik Oussékine ou dans le refoulé de la guerre d’Algérie. Mais ce refoulé de l’histoire coloniale, je pense, n’a pas été assez questionné dans ce qui nous arrive aujourd’hui donc j’essaie un peu de l’interroger.
Oui, c’est une interrogation des discours portés sur ces événements, certains que l’on passe sous silence, d’autres que l’on transforme, que l’on maquille. Ce sont ces vérités des médias, de la classe politique que vos livres questionnent. Le Roman impossible est aussi constitué de ce feuilleté des discours, du réel dans et par le discours.
Oui et là notamment la langue politique qui peut-être à la fois bête et violente, elle produit des effets dans le corps social. Je pense qu’un roman, quelle que soit son ambition, et ce roman est ambitieux, en tout cas je l’ai voulu tel, doit aussi raconter une bonne histoire, c’est l’origine du roman. Ce n’est sans doute pas sa première obligation mais il s’agit, aussi, de raconter une bonne histoire. Pour moi la bonne histoire, c’est, au fond, Samuel Richard essayant d’écrire un roman et n’y arrivant pas. Et à travers ses doutes, à travers ses digressions, toutes ces questions sur l’état de la société française se posent les unes après les autres. Mais c’est d’abord un roman sur une vocation : pourquoi j’écris, qu’est-ce qui me pousse à écrire ?
Je mentirais si je ne disais pas que mon intérêt se porte aussi sur une réalité historique et politique. Ce qui fait le lien entre ce roman-ci et les deux précédents (Démon et L’Inconscience), puisque j’aime à penser qu’il y a une sorte de trilogie qui s’est constituée, c’est aussi chaque fois l’interrogation de l’Histoire et de sa répercussion dans la vie intime, dans la vie privée des individus.
Démon, ce sont les guerres du XXè siècle, L’Inconscience c’est la crise économique qui frappe la société française et Le Roman impossible, c’est peut-être la question de l’identité française. C’est une question qui a été posée par le pouvoir comme un débat possible, si je me souviens bien, en 2009. Le fait d’instaurer ces débats qui ont eu lieu ici ou là sur notre identité n’est pas scandaleux ou inepte en soi mais cela a été mal mené, il y avait sans doute beaucoup d’arrière-pensées et surtout on a pu voir, là, comment opérait le refoulé, notamment de notre histoire coloniale.
Dans ce qui constitue cette trilogie, au-delà de la question de l’Histoire, il y a aussi ces narrateurs qui ont un rapport à l’écriture. Je pense à Démon, à ce personnage qui a presque un nom de peintre, Rotko, qui est journaliste et s’interroge sur un « comment écrire la catastrophe », dans le pli réel / fiction.
Vous considérez ces personnages comme le déploiement d’un même narrateur, double de l’écrivain, de la même manière que dans Le roman impossible Samuel Richard trouve dans des personnages des surfaces de projection de ses propres interrogations et les fait peu à peu entrer dans le récit ?
C’est difficile de répondre à cette question. Je dirais que je conçois le roman, au-delà de l’histoire qu’il s’agit de raconter, du récit et du romanesque proprement dit, comme étant aussi l’occasion d’interroger ce qu’est la littérature, sans tomber évidemment dans le spéculatif, etc. Mais les romans que j’écris sont aussi toujours riches des romans que j’ai lus… par là-même, il me serait difficile d’avoir un narrateur qui serait, je ne sais pas, artiste de cirque ou inspecteur des finances. Je ne sais pas… il y a pour moi quelque chose de consubstantiel, si vous voulez : interroger le monde c’est aussi interroger l’écriture de ce monde… Donc un journaliste qui écrit… En même temps dans L’Inconscience, c’était différent.
Je posais cette question aussi parce que vous écrivez dans Le Roman impossible que les personnages sont le réceptacle des sensations du narrateur, ils figurent ou incarnent ses sentiments…
Oui. Je défends vraiment le travail du roman comme le travail d’une hantise, d’une obsession. Connaître un romancier, c’est d’abord connaître son obsession. Et il n’y en a généralement pas trente-six, il y en a une ou deux et on les retrouve dans les différents livres.
A partir du moment où un roman s’écrit à partir d’une hantise, d’une obsession, les personnages que l’on invente au fur et à mesure de l’écriture sont des projections de soi… Évidemment Malik Oussekine est un personnage qui a une dimension historique… enfin, je lui donne cette dimension historique. D’ailleurs je pense que ce qui est malheureux dans cette affaire, c’est qu’il n’a pas de dimension historique. C’est comme une sorte d’enfant perdu.
Un enfant perdu oui, mais je me suis demandé, parce que je suis aussi de cette génération née à la politique à travers les manifestations après sa mort, celles contre la loi Devaquet : est-ce qu’il n’est pas le nom qui a porté toute une génération à une certaine conscience politique, à une conscience du monde ?
Oui, mais c’est un nom qui s’est aussi perdu. Il est le nom d’une génération effectivement, celle de SOS Racisme aussi ; J’enseigne en lycée, j’ai des élèves de Terminale, qui ont 18 ans et juste avant de terminer mon manuscrit j’ai eu la curiosité de leur demander, entre deux heures de cours, s’ils connaissaient le nom de Malik Oussekine. Et, sur une classe d’une trentaine d’élèves, aucun n’en avait entendu parler. C’est un lycée de province, moyen, banal, ce n’est pas un lycée de centre ville, mais aucun de ces jeunes gens ne savait qui était Malik Ousseline. C’est en cela que je dis que c’est un enfant perdu. Je pourrais presque dire un enfant perdu de la République.
Et c’est aussi ce qui pourrait expliquer la place très paradoxale que vous lui donnez dans le livre, à la fois très présent et absent : il échappe, il est ce roman impossible.
Oui d’ailleurs ce n’est pas seulement le projet de Samuel Richard, c’était mon projet bien sûr. Et j’ai commencé à y travailler sérieusement, je me suis dit que j’allais écrire un roman qui s’appellerait « Le Livre de Malik », c’était mon titre de travail et j’ai commencé à me documenter. Et assez rapidement je me suis trouvé embarrassé parce que sa disparition, tout en étant lointaine, est encore assez récente, j’imagine qu’une partie de sa famille vit toujours en France ; je voyais aussi ce que je pouvais déclencher comme mauvais effet en choisissant ce sujet, l’idée même que Malik Oussekine soit un sujet de roman. Tout cela m’embarrassait, pour des raisons pas seulement esthétiques mais morales, presque. Donc c’est comme ça que je suis allé chercher Samuel Richard, de la dernière scène de Jura, en me disant que c’était avec lui que j’allais faire ce roman.
Dans Le cimetière américain, vous parlez de la fiction comme de « l’expérience troublante d’une réalité subitement augmentée ». Or, chez vous, cette réalité est à la fois augmentée et presque soustraite. Comme dans Le cimetière américain (2003), roman dans lequel c’est au lecteur d’aller chercher le fait divers caché. Il y a toujours chez vous ce rapport réel / invention qui permet d’interroger la fiction.
Je considère l’art du roman comme un art sensible, un art des sens, et pas tellement comme une entreprise intellectuelle. Même si le début de notre conversation laisse penser que tout cela est intellectuel…
En fait je suis venu au roman assez tard puisque j’ai commencé à écrire Le Cimetière américain quand j’avais 40 ans et il est vraiment né d’une expérience sensible.
Je traverse, un dimanche soir d’automne ou d’hiver, une vallée vosgienne, au retour d’Alsace. Et il y a toujours cette expérience un peu attristante, quand on rentre chez soi en Lorraine venant de l’Alsace, on bascule d’une province prospère, surtout quand on arrive dans ces Vosges qui ont été fort abîmées par la désindustrialisation, dans une province sinistrée. Et je traverse cette vallée et je me suis rappelé, ça été comme une sorte de flash, que c’était en fait la vallée de la Vologne où avait disparu ou avait été assassiné l’enfant Grégory, le petit Grégory comme ont dit certains journalistes à l’époque. Il n’y avait pas d’intention, c’était le hasard de la carte routière, quelque chose s’est tout à coup enclenché et les images de cette vallée un soir d’hiver, passant dans le bourg de Lépanges-sur-Vologne d’où était originaire le petit Grégory Villemin, le cimetière où il est enterré, etc., tout cela s’est cristallisé, sédimenté et six mois après, j’écrivais un roman. Où il n’est pas question de Grégory mais il est question d’un fait divers dans une vallée vosgienne pour voir comment un drame privé était peut-être aussi le symptôme d’un chaos économique.
D’une crise, qui se marque jusque dans le paysage, les coutures et cicatrices du paysage. Mais il y a ce jeu sur le fait de faire « table Raze » du fait divers, puisque c’est le nom du lieu que vous avez inventé et dont vous racontez, dans « L’Exposition du monde » (Devenirs du roman), avoir aimé que certains lecteurs aillent chercher ce lieu sur des cartes Michelin. Vous parlez des Donadieu, un nom qui rappelle Duras…
Ce jeu, cette ironie sont très présents aussi dans Le Roman impossible, une forme d’humour, en particulier dans toute cette histoire du duc d’Aumale qui joue des codes du roman historique. C’est un livre de commande, vous racontez des salons du livre, c’est très comique. Cette ironie est pour vous une forme de recul ?
L’ironie évite la certitude, dont je me méfie. Quand je disais tout à l’heure que s’il y a une vérité du roman, c’est une vérité plurielle, ce n’est pas une vérité historique, ce n’est même pas une vérité esthétique, c’est vraiment la vérité des existences dont on ne sait jamais vraiment ce qu’elles sont ou la vérité d’un temps dont on peut se demander aussi ce qu’il est. L’ironie et l’humour sont aussi moyens toujours de remettre en question ce qu’on vient justement de dire. L’ironie, je crois que c’est Thomas Mann qui disait cela, c’est justement quand c’est à la fois ceci et cela.
Et puis, disons les choses aussi : quand je dis quatre ans pour écrire Le roman impossible, et quand je parle d’épreuve, c’est aussi une épreuve exaltante. J’ai eu le plaisir, selon mes moyens, parce qu’au fond un romancier ne fait jamais que ce qu’il peut, mais j’ai eu le plaisir d’écrire ce roman dans ce qui est pour moi la vérité du roman, c’est à dire le roman moderne des origines, Don Quichotte ou du côté de la littérature française Jacques le Fataliste, par exemple, c’est à dire, finalement, que tout est permis. Vous l’avez dit, ces scènes qui ont une dimension théâtrale, des discours politiques, des récits de commande, tous les moyens sont bons, j’ai essayé d’utiliser tous les registres de la narration. Il y a un mot de Kundera, qui est un auteur qui m’est vraiment cher, un mot que j’aime beaucoup, disant que le roman doit être un jeu grandiose. Je ne sais pas si je suis arrivé au grandiose, mais en tout cas j’ai voulu en faire un jeu.
Il y a aussi tout ce travail sur les notes, avec les commentaires d’un ami. Le livre aurait pu s’intituler Le roman excentrique, avec tout ce travail sur les digressions, tous ces genres de romans que vous rendez impossibles (le roman historique, le roman de formation) pour faire naître un autre roman qui serait ce jeu grandiose.
Quand j’ai écrit Démon, je me souviens avoir eu cette formule qui n’était peut-être pas très heureuse mais qui m’amusais, j’avais dit avoir écrit mon « petit roman russe ». Je pensais notamment à Tolstoï et certains ont dû voir de ma part une forme d’arrogance mais je voulais seulement dire une narration assez classique, une structure formelle rigoureuse, une sorte de pureté de la narration qui m’a emporté quand j’ai lu Tolstoï, quand j’ai lu La Guerre et la paix en particulier.
Donc Démon a une structure plus classique mais dans l’aventure du Roman impossible, c’est devenu le roman de tous les possibles, parce que la matière était tellement diverse : la société française d’aujourd’hui, la mort de Malik Oussekine au moment de cette période particulière de la vie politique française, au moment de la cohabitation Mitterrand / Chirac, la conquête de l’Algérie dans les années 1840, le duc d’Aumale, l’affaire Woerth-Bettencourt, puisqu’Eric Woerth a sa place dans le roman, une place légitime parce qu’il est le maire de Chantilly, la ville du duc d’Aumale.
Henri d’Orléans, duc d’Aumale, y possédait de nombreux biens et le château qui a été légué, je crois, à l’Institut de France, qui se trouve sur la commune de Chantilly, était le sien. Tout cela étant une matière tellement diverse, sans compter les affres de Samuel Richard dans son écriture du roman que nous sommes en train de lire, il me fallait trouver cette plasticité pour que ce soit, au bout du compte, une bonne histoire aussi.
Et cela va jusqu’au jeu avec la typographie… Je disais que Le Roman impossible est un tissu de plusieurs histoires et il y a aussi des livres matrices que vous évoquez au tout début, qui sont comme des « coïncidences » : La Zone d’inconfort de Franzen, Dora Bruder de Modiano, Proust, Hannah Arendt, A la lumière de ce que nous savons de Zia Haider Rahman, un roman extraordinaire, lui aussi très digressif.
Pourquoi ceux-là ? ce ne sont pas que des coïncidences mais des choix, c’est parce qu’ils entraient en écho avec votre projet littéraire ?
C’est une famille pour moi. Modiano est un auteur que je considère beaucoup, qui a été important aussi dans ma formation. Ce que j’aime chez Modiano, c’est l’enquête, cette enquête que je reprends moi-même depuis mon premier roman, depuis Le Cimetière américain. Et une enquête qui est toujours dans l’incertitude, une enquête qui ne s’affirme pas comme enquête. Franzen, c’est l’écrivain qui écrit aujourd’hui ce que l’on appelle le grand roman américain. Mais Philip Roth aussi, qui est d’une autre génération, mais m’intéresse pour justement ce jeu sur les doubles, qui écrit et qui parle, Philip Roth et Nathan Zuckerman. Il y a toute une famille, Coetzee aussi qui est important pour moi et Kundera.
Il y a, Modiano peut-être à part, souvent dans ceux que j’appelle mes aînés, ou peut-être mes modèles, des écrivains moralistes, c’est à dire des écrivains qui ne se contentent pas de raconter ce qui est mais essayent de contester ce qui est. Philip Roth, je le considère comme un moraliste parce qu’il remet en question un certain idéal de la société américaine ouverte, tolérante, etc. Quand on sait ce qui s’est passé ces derniers mois, ou ces dernières années aux États-Unis, on sait que le problème racial est permanent dans la société américaine, et c’est ce que dit notamment La Tache. Kundera, c’est cet écrivain qui ne s’est jamais remis d’une certaine manière de la disparition de la culture tchèque et qui est dans la mélancolie — la mélancolie, je pense, est un bon carburant pour le roman — mais aussi dans une position morale. Voilà, c’est une famille, et après tout quand on se sent bien en famille on fait des dîners, on partage du temps à table. Là, ce n’est pas la table d’un repas, c’est la table de travail.
Dans « L’exposition du monde », le texte que vous aviez publié dans Devenirs du roman vous écriviez, que « la prose romanesque s’adosse à une histoire des formes », que tout écrivain travaille à une « fabrique du continu ». Et dans Le Roman impossible, page 121, vous dites que « les romans sont des palimpsestes. Les miens n’y dérogent pas en tirant une part de leur substance de ma bibliothèque. Écrire, c’est avant tout revenir sur des notes de lecture ».
N’est-ce pas une manière aussi de souligner que ce roman, un roman sur l’identité disiez-vous tout à l’heure, est aussi un roman sur les filiations, les héritages, politiques comme littéraires, les deux étant évidemment indissociables ?
Sans doute… Je ne l’avais pas conçu comme cela mais maintenant, en y réfléchissant… La question de la filiation est prégnante dans tous mes livres, avec des filiations qui sont dites ou claires et d’autres qui sont plus souterraines et, ici, la filiation entre la droite qui est au pouvoir en 1986 et les conquérants de l’Algérie en 1840 et la filiation entre ce qui arrive aujourd’hui à notre société et ce qui est déjà en chaos trente ans plus tôt. La filiation littéraire, je la revendique aussi. Mais cela m’est difficile d’en parler, c’est quelque chose qui n’est pas forcément pensé : on n’en finit pas d’être lecteur.
Mais il y a toujours eu, c’est vrai, d’une certaine manière, un auteur qui était plus présent qu’un autre pour chacun de mes livres. Par exemple, et c’est une façon de lui rendre hommage, aussi, pour Cimetière américain, c’était François Bon. Il y avait aussi la bibliothèque, mais voilà. Pour Jura, peut-être étais-ce le portugais Lobo Antunes ; et pour Le Roman impossible, c’est vrai qu’ils étaient nombreux, c’était toute une famille.
Vous parlez, dans le livre, d’un travail lié aussi à la coïncidence, comme à la digression. Ce sont deux termes que vous employez pour parler de ce roman qui s’écrit, pour lutter contre « la dureté du monde ».
Le roman est pour vous une « expérience », c’est à dire à la fois une coïncidence (ces faits qui soudain s’agrègent) et une digression (parce qu’ils résistent, ne peuvent pas être totalement agrégés et il faut les déplier) ?
Oui, les déplier mais la digression c’est aussi le pas de côté. Comme vous l’avez dit, Le Roman impossible traite de sujets difficiles ou tragiques et en même temps c’est un roman drôle, en tout cas je l’ai voulu comme tel. Et la digression est une façon aussi non pas de ne plus affronter le réel mais de le regarder d’une manière oblique et avec cette ironie dont on parlait tout à l’heure. Le roman, vous m’avez compris, n’est pas seulement un passe-temps et un divertissement et, pour employer de grands mots, je pense que c’est un instrument de connaissance. Mais, à la différence de l’ouvrage de l’historien, de l’étude du sociologue, le roman est un outil de connaissance jamais tout à fait sûr de lui-même, encore moins sûr de lui-même que peuvent l’être le traité historique ou l’étude sociologique et qui, d’une certaine façon, regarde d’un côté puis de l’autre, on est tout de suite dans le déplacement et l’ironie.
Et puis il y a peut-être aussi cette idée que le roman et la littérature ont finalement peu de pouvoir, c’est la question que nous posions au début, parce qu’il ne faut pas non plus s’illusionner, un roman ne peut pas grand chose, même le meilleur roman du monde ne peut pas grand chose pour faire front face à la catastrophe, même s’il peut au moins raconter cette catastrophe… La catastrophe racontée ce n’est déjà plus tout à fait la catastrophe. Il a donc peut-être aussi cette vertu consolante et à ce moment-là l’ironie est aussi une consolation.
Par exemple, le personnage d’Eric Woerth m’a intéressé pour une phrase qu’il a prononcée dans une interview qu’il a donnée au journal Le Parisien, à l’époque de l’affaire Bettencourt devenue l’affaire Woerth-Bettencourt. Il était toujours plus mis en cause, notamment par la presse, et il a dit, peut-être pour mettre les émotifs de son côté, qu’il était victime d’une lapidation médiatique. J’ai trouvé cette phrase scandaleuse, immorale, parce que c’était à ce moment-là précisément que nous entendions parler de l’affaire Sakineh, c’est à dire de cette femme condamnée à la lapidation en Iran. Cette phrase n’avait donc pas été prononcée par hasard et c’est ce que je disais tout à l’heure de la parole politique à la fois bête et violente. En même temps, il ne s’agit pas pour moi d’écrire un pamphlet ou un brûlot donc je traite ça aussi par l’ironie : j’écris cette scène où j’imagine une conversation entre Eric Woerth et un stratège en communication dépêché par l’Élysée… on se console comme on peut, parfois, de la bêtise et de la violence…
Et la littérature, au-delà du roman, avec les différents livres qu’elle nous offre, est aussi un référent quand le réel manque. Dans Le Roman impossible, le lecteur est interpellé, appelé à voir dans ce réel dont vous montrez aussi les blancs, les incohérences, les soudaines coïncidences, le réel qu’il a lui aussi vécu. Vous aviez ce lecteur présent à l’esprit en écrivant, vous qui présentez le narrateur comme un lecteur, aussi ?
Je considère que le roman est un objet démocratique et cela rejoint ce que je disais tout à l’heure : il ne s’agit pas d’apporter de certitudes mais de poser un certain nombre de questions, de faire trembler un peu la réalité, de la déplacer, de poser de petites charges explosives et de permettre ainsi au lecteur de s’interroger ou de se réinterroger différemment.
Après, bien sûr, chaque lecteur vient avec sa propre histoire, le roman se termine par une dernière partie, « Les destinations secrètes », qui peut apparaître comme une conclusion mais qui en fait n’en est pas vraiment une et que le lecteur pourra interpréter de différentes façons et qui est d’ailleurs déjà au fond une scène d’interprétation…
Il y a une réflexion fondamentale dans Le Roman impossible sur le mensonge, le mensonge du monde ou sur le monde, et le mensonge tout à fait autre qu’est la fiction. Vous m’avez dit, au début de l’entretien, être intéressé par la question de la vérité plus que de la réalité, la complexité de la vérité. Ne serait-il pas là, Le roman impossible, dans cette fiction comme interrogation des mensonges du monde, un instrument d’optique pour décaper toutes les vérités construites par les médias, l’Histoire, etc. ?
Oui, bien sûr, le roman doit être subversif… quant au mensonge, je ne sais pas, je ne sais pas qui ment… Le roman ment s’il prétend avoir le dernier mot. Aujourd’hui, on est dans un temps où la science admet qu’elle n’a pas le dernier mot sur la réalité ou l’univers ; la religion continue de penser qu’elle a le dernier mot ou qu’elle pourrait l’avoir… et en politique… je ne sais pas.
Le roman impossible aurait pu être Le roman infini, il ne se termine jamais et n’a donc jamais le dernier mot. Le lecteur qui le prolonge, par sa lecture peut en ajouter un.
Et c’est Le roman monstre aussi… de par sa dimension mais aussi au sens étymologique du terme et c’est ainsi que se désigne, à un moment donné, le narrateur, à cause de sa maladie…
Cela peut être une des interprétations de cette maladie de peau, le roman est tellement énorme dans son projet que ce n’est pas seulement qu’il en tombe malade, c’est que le roman est en lui, il est non seulement envoûté mais d’une certaine manière occupé, assiégé et ce siège n’est pas seulement celui de son esprit mais de tout son être.
Thierry Hesse, Le Roman impossible, éditions de l’Olivier, 2017, 331 p., 19 € 50