CAConrad, Dennis Cooper, Chantal Akerman : critique, clinique, états des lieux

©Baptiste Thery-Guilbert

Ça commence par deux lectures successives, un peu au hasard, deux livres qu’a priori rien n’aurait pu réunir : J’ai fait un vœu, de Dennis Cooper et Le Livre de Frank, de CAConrad — si ce n’est qu’ils sont publiés chez P.O.L et qu’Elsa Boyer les a tous deux traduits (Le Livre de Frank, avec Camille Pageard).

Je me suis vraiment gratté la tête pour trouver ce qui pouvait rapprocher ces deux livres (parce que quelque chose faisait que je les voyais presque en miroir), je veux dire, au-delà des « thématiques » ; la perte, le deuil, l’écriture face à ça. Autre chose, il y avait autre chose qui réside plutôt dans l’écriture et dans ce qu’elle produit lors de la lecture. Comme émotion, et sensation. Une sorte de chamboulement de quelque chose très profond.

Alors, me sont venues les premières lignes de Critique et clinique, de Gilles Deleuze : « Écrire n’est certainement pas imposer une forme (d’expression) à une matière vécue. La littérature est plutôt du côté de l’informe, ou de l’inachèvement, comme Gombrowicz l’a dit et fait. Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. C’est un processus, c’est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu. L’écriture est inséparable du devenir : en écrivant, on devient-femme, on devient-animal ou végétal, on devient-molécule jusqu’à devenir-imperceptible. […] Le devenir ne va pas dans l’autre sens, et l’on ne devient pas Homme, pour autant que l’homme se présente comme une forme d’expression dominante qui prétend s’imposer à toute matière, tandis que femme, animal ou molécule ont toujours une composante de fuite qui se dérobe à leur propre formalisation. La honte d’être un homme, y a-t-il une meilleure raison d’écrire ? »

Ça m’est venu sous la douche. Peut-être parce que, chez moi, les livres de Deleuze sont empilés parmi tous mes livres contre le mur qui sépare ma douche de ma chambre, le lieu où je lis et j’écris. Peut-être parce que quand je prends ma douche, je suis tranquille, nu et bien au chaud — ça aide à penser. Les poèmes de CAConrad me sont réapparus, comme si j’avais rêvé d’eux, oublié le rêve, et que le ressouvenir faisait tilt en moi d’un coup. Et les phrases de Deleuze en surimpression, par exemple sur mes paupières. On ne devient pas Homme ; la honte d’être un homme, y a-t-il une meilleure raison d’écrire ? ; composante de fuite…

J’ouvre à nouveau Le Livre de Frank, et après une préface de l’auteur·e tout à fait brillante, après quelques vers, après un gros UN comme tracé au fusain, je relis le premier poème : « quand Frank est né / Père a inspecté le petit paquet / que l’infirmière lui tendait / “mais où est la chatte de ma fille ? / ma fille n’a pas de chatte !” / Mère s’est penchée de son lit / “MON CHER voici votre affreux fils / votre fils n’a pas de chatte” / “pourquoi mon fils n’a pas de chatte ? / qu’est-ce qu’il s’est passé !? / quel monde MALADE ! / OBSCUR ! / et vrillant / sur sa seule / jambe valide !” » Il faut imaginer ces mots sur une page et il faut les imaginer parler ; l’enfant mégenré en plein dans la spirale parentale ne peut pas encore parler, il n’en est pas encore capable. Le Livre de Frank est une tragédie qui se révolte : son découpage en trois parties annoncées par les gros UN, DEUX, TROIS, mènent à l’échappée finale — et on ne peut qu’imaginer le travail qu’il a fallu pour constituer un volume si resserré à partir de seize années d’écriture. Le Livre de Frank est une brèche dans toutes les dimensions du réel : sa chronologie et ses dimensions, la poésie s’engouffre dans les dissociations psychiques et en ressortent, comme en toute simplicité, les mots du bizarre, le weird en toutes lettres et dans sa langue propre. On dirait que c’est tranquille mais c’est parfois très crade ; déjà, j’y vois Dennis Cooper, j’y vois du queercore super étrange et parfois même excitant.

« Frank tend au / cow-boy une boule de / mouchoirs “ils / contiennent du sperme / que j’ai produit en / pensant / à toi” / le cow-boy / les renifle / et sourit / “merci Frank / je les mettrai / avec les / autres” » Le poème de CAConrad est un objet augmenté (comme son nom) alors même qu’aucun poème n’est titré, alors même que le volume est augmenté d’une préface de l’auteur·e et d’une postface d’Eileen Myles, appareil critique qui entoure, cercle, reboucle la pensée. Chaque phrase, c’est encore un peu plus que la phrase en elle-même. À la fois pop et archaïque (un cow-boy qui renifle un mouchoir plein de sperme ?!). Toujours en équilibre — on l’a lu dans le tout premier poème, la seule jambe valide sert de pivot et ça tournoie, ça tournoie, et parfois les rôles s’inversent d’ailleurs : « le flic / a suivi Frank dans / le restaurant en criant “hé / Ordure ! ton ombre est / à genoux / dans la rue / en train de sucer la mienne !” / Frank regarde par la fenêtre / où une foule s’est rassemblée / “ouais” dit Frank / “on dirait qu’elles / ont fini / mais en fait / elles viennent juste / d’intervertir / les rôles” ». L’ombre en négatif (le négatif d’une image, d’une photographie) et les rôles s’inversent, et le flic est à genoux, un canon dans la bouche. L’espace du poème a sa réalité propre parfois bien sale et scandaleuse ; l’écrivain fait ce qu’il veut ; « ce que tu / pensais être / ta vie est / en fait son / rêve / il peut / se réveiller à tout / moment ».

L’écrivain fait ce qu’il veut. Il incarne : il fait chair et il fait feu de tout bois. J’en reviens à Deleuze, forcément : l’écrivain n’impose pas de forme d’expression à la matière vécue. Il est le moins privilégié des artistes, il le sait, alors il se multiplie pour nier les soustractions (les morts) et de cette multiplication naissent les possibles. Identités : dissociées et impossible à assigner à une quelconque position ou à une quelconque réduction. Il rend le monde très disponible ; pas à disposition. Il faut être tellement vulnérable pour y parvenir. Il faut être tellement athée et refuser catégoriquement le pardon. Sur ça, rien à dire de plus que ne le dit déjà CAConrad dans sa préface qui éclaire TOUT (phare immense) : « Pendant que j’écrivais ce livre, mon compagnon Earth a été violé et assassiné dans le Tennessee. Est-ce que je dois pardonner ses violeurs et tortionnaires qui l’ont ligoté, bâillonné, battu, puis qui l’ont immolé pour le tuer ? Pourquoi demande-t-on aux queers de prendre en charge toujours plus de travail émotionnel ? Ses violeurs et assassins ne se sont jamais excusés, et la police qui a couvert les crimes ne s’est jamais excusée. Est-ce que je crois au pardon ? Cette question n’est pas la bonne. Est-ce que je crois que les pires choses sont possibles ? OUI ! […] Je vois Le Livre de Frank comme une capsule temporelle de souffrance et de deuil. » Lucidité totale. Ça finit par : « Ce que ce livre représente pour vous ne me regarde pas, Cher·es Lectaires, mais pour moi il ne s’agit pas de pardon ; il s’agit de trouver comment survivre face à celleux qui jamais ne s’excusent. »

Il faudrait sans doute lire CAConrad en français pour vraiment comprendre de quoi il en ressort : en anglais, l’insulte pour les pédés, fag, ou faggot, signifie aussi le petit bois, celui qui sert à allumer rapidement un feu — le feu qui brûle les pédés avec les sorcières depuis que la chrétienté a colonisé l’Europe païenne et les Amériques, incinérer tous les possibles, en cendres, en cendres, chaudes puis froides. Je sors de mon empilement de livres le premier volume de poèmes de CAConrad traduit en français, En attendant de mourir à son tour, qui commence par « Oui, la poésie est une solution », et qui déploie tous les rituels pour créer les poèmes qui lui ont été nécessaires au deuil de Earth, son compagnon brûlé vivant à l’essence. Trois ans après l’avoir lu, j’ouvre une page au hasard. « La poésie est une fenêtre ouverte sur la magie de ce monde et pas une seule fois elle ne m’a demandé de m’excuser. La poésie m’a sorti de la ville ouvrière abrutissante de mon enfance, se révélant être une source d’autonomie qui, une fois prise par les cornes, transfigure complètement nos vies si nous refusons de lâcher prise, et je ne prendrai pas cette force pour acquise. » Voilà. Tout est là et tout se tient. Il y a dans chaque phrase de CAConrad le refus ferme de la destruction banale de la créativité et de l’imagination — on l’associe volontiers à l’enfance, et sur ce point je ne serais pas aussi catégorique, sauf s’il faut dire qu’elles sont annihilées dans les familles de toutes classes avec une facilité confondante — et leur force de fécondité.

J’aimerais revenir sur la manière dont CAConrad parvient à atteindre ce niveau élevé de littérature et de révolte, en déjouant tous les paramètres déjà connus, déjà écrits et réécrits, vus et revus, lus et relus : la possibilité pour nous lectaires de choisir de lire tout ça de la façon la plus étrange qui soit. C’est ainsi que les gens peuvent s’imaginer plus libres, en les sortant de chez eux et de leurs églises, en leur parlant une langue étrangère qui rend capable de tout — par exemple, de fuir l’école, de fuir la naissance et l’assignation, de fuir le genre, le mariage et la mort (on dirait qu’on parle ici des sacrements, non ?). Parce que fuir, c’est inventer autre chose, d’accord ? Les machines désirantes que nous sommes sont si étranges : pourquoi ne pas en rendre compte ?

J’ai lu J’ai fait un vœu ce mois-ci, juste après le livre de CAConrad, donc, et trois ans après sa publication (en France), parce que j’avais lu une grande partie des livres de Dennis Cooper en peu de temps ; disons que j’avais dû « faire une pause ». En quelques mois j’avais lu le cycle George Miles (les cinq romans sur son ami d’enfance suicidé dont il a été amoureux avec acharnement) et je ne m’en étais jamais remis. J’ai fait un vœu propose de revenir (une dernière fois ?) sur George Miles et sur l’expérience singulière de l’avoir connu, d’avoir traversé sa mort dans une solitude très simple et profonde et d’avoir écrit sur lui de toutes les façons possibles. Les larmes provoquées par la lecture de ce texte sont inexplicables à quelqu’un qui ne l’aurait pas lu. Rien qu’en écrivant les paragraphes qui précèdent celui-ci, j’ai pressenti l’émotion suscitée par les liens que je faisais malgré moi entre les rituels poétiques de CAConrad et les tombeaux morts-vivants que Dennis Cooper propose à longueur de publications depuis trente ans. Je pense à la langue et je pense aussi particulièrement à l’image poétique citée du flic en train de sucer qui m’a tout de suite fait voir le canon d’un pistolet dans une bouche — c’est une image très marquante (comme une immense photographie de la taille d’un immeuble) du livre de Dennis Cooper, le flingue qui fait exploser la tête de George Miles et le cratère que ça crée dans son crâne et sur la terre.

Parfois, j’achète des photos dans des boutiques souvenirs ou des cartes postales dans des musées et je découpe des phrases dans des livres pour les coller dessus et les offrir aux gens que j’aime. Par exemple, l’autre jour, au Palais de Tokyo, j’ai acheté une carte postale à la boutique, c’était une photographie de Mario Testino où on peut voir James Gooding et Donovan Leith allongés sur le ventre, nus, en train de fumer et rire — j’ai trouvé ça super excitant et joyeux. En lisant CAConrad puis Dennis Cooper, j’ai eu envie de découper une phrase de l’un ou de l’autre pour la coller sur cette photographie (par exemple traces de sperme), mais trop ému par cette double lecture, je me suis ravisé et j’ai plutôt découpé dans le dépliant de l’exposition en cours au Palais de Tokyo, ECHO DELAY REVERB, les deux mots machines désirantes, pour les coller en dessous de ces deux mecs à poil — c’est dire ce que me fait faire l’émotion : elle m’empêche de découper dans un livre (c’est devenu rare). Derrière, j’ai écrit à la main : AIME LES CONTRE-TEMPS ET LES HASARDS DES RDV EN 6/8 FOTOCINÉMUSIQ MAINS COURANTES DE L’<3 LISTEN WATCH LOVE etc. / je suis pas sage de l’amour, et c’est que du bonheur — et je la donnerai à un de mes amoureux la semaine prochaine.

Peut-être que pour comprendre l’émotion il faut s’imaginer — la langue pleine de folie de Dennis Cooper nous y fait parvenir — un volcan en éruption miniature à l’envers et sa ressemblance troublante avec un trou dans un crâne explosé par un flingue dans la bouche. Parce que si le sang ne se solidifie jamais vraiment (il faut forcément nettoyer une scène de crime, et le suicide en est un), la lave devient toujours autre chose que ce qu’elle n’a jamais été. C’est-à-dire qu’elle devient le sol. Et avec J’ai fait un vœu, on comprend enfin d’où vient son affection pour l’étrange dans l’amour qu’il a porté au mec le plus étrange qui soit, on comprend comment seulement l’écriture — les mots les phrases les images — lui ont permis de sortir de l’incompréhension totale que peuvent susciter la folie et la perte.

Je reviens à Deleuze. « On n’écrit pas avec ses névroses. […] Aussi l’écrivain comme tel n’est-il pas malade, mais plutôt médecin, médecin de soi-même et du monde. Le monde est l’ensemble de symptômes dont la maladie se confond avec l’homme. […] De ce qu’il a vu et entendu, l’écrivain revient les yeux rouges, les tympans percés. Quelle santé suffirait à libérer la vie partout où elle est emprisonnée par ou dans l’homme, par et dans les organismes et les genres ? »

Le premier morceau du dernier album de Cécile McLorin Salvant s’appelle I am a volcano. J’y pense parce que j’écoute cet album en boucle depuis sa sortie en septembre et parce que je l’ai vue en concert il y a quelques jours ; aussi parce que ça commence tranquillement, comme si ça n’allait faire de mal à personne, avant que les voix se multiplient, se superposent, et que la réverb et les changements de tonalité viennent nous faire transitionner, l’air de rien… on pourrait dire : d’un état émotionnel à un autre. Voici : « I am a volcano, dormant, hibernating / taking on in silent rumination/ suddenly the fire from the depths of hell / an inferno ascends / I am a cyst, finally expressing, pressing out the pus / red, black, fire, smoke and lust / molten rock destroying everything / destroying everything / destroying everything / destroying everything / a path of blazing / blank-slating everything / everything’s cooling off and settling / it is calm and beautiful / for a while, it’s beautiful ». (Traduction : « je suis un volcan, dormant, en hibernation / plongé dans une rumination silencieuse / soudain, le feu des profondeurs de l’enfer / un brasier s’élève / je suis un kyste, qui enfin s’exprime, expulse le pus / rouge, noir, feu, fumée et luxure / roche en fusion détruisant tout / détruisant tout / détruisant tout / détruisant tout / un chemin de flammes / anéantissant tout / tout se refroidit et se stabilise / c’est calme et beau / pendant un instant, c’est beau ».) L’incorporation de matières (sperme, sang, lave) et de ce qu’elles nous font ressentir dans un texte pour en faire quasi des personnages — chez Dennis Cooper, le cratère parle, littéralement ; chez CAConrad, le surréalisme point à chaque vers — au même titre que des semi-célébrités pop. Tout détruire.

J’ai moi-même fait des vœux et imaginé toutes sortes de choses. Dans ma solitude adolescente pédée marseillaise, j’ai fermé les yeux et projeté sur mes paupières les scènes les plus irracontables (mystérieusement pornographiques et littéraires) avec divers acteurs de séries télé, souvent gays et à destination des ados. Les acteurs de Skam, de WtFock, d’Eyewitness (sérieusement, qui s’appelle James Paxton dans la vraie vie ?) — la liste pourrait continuer longtemps et faire deux pages — nourrissaient divers fantasmes inavouables ; le réel projeté (c’est de ça qu’il s’agit, parce que l’écran fait obstacle, que ces mecs n’existent pas vraiment) me permettait d’imaginer le désir avant qu’effectivement la fuite et la complétude permettent de le vivre/concrétiser presque vraiment (avec de vraies personnes, je veux dire). C’est tout le pouvoir de l’écriture, en tout cas pour Dennis Cooper qui, lui, adolescent, dirigeait ses vœux vers les jumeaux Schultz de la série The Monroes, avant que sa rencontre avec George Miles et leur amour rende le réel d’un coup beaucoup plus banalement violent. Dans le réel, on ne peut pas vraiment intervenir : par exemple, parfois, celui qu’on aime va trop mal pour pouvoir aimer et finit par en mourir. La chose est écrite, et c’est comme si tout se déployait sous nos yeux, tout devenait plus clair. Pourquoi imaginer. Pourquoi croire au surréel. Pourquoi écrire. Pourquoi aimer. Pourquoi tout ça est tout à fait lié, inextricable.

Dennis Cooper écrit : « Je voudrais pouvoir écrire quelque chose qui détaillerait immédiatement l’immense étendue de mon amour et montrer à quoi m’a réduit ou ouvert l’effet handicapant de l’amour sur le langage. Je me sens nettement augmenté, mais mon faible pour le langage n’est pas encore là. Je suis trop amoureux de lui pour en parler de manière cohérente. Je l’aime tant que je ne suis rien d’autre que ça. Tout ce que je ressens et fais en dehors n’est qu’une habitude ou une révolution condamnée. […] Ce roman veut seulement vraiment, vraiment compter pour lui dans l’espoir que, si c’est le cas, cela voudra dire qu’il m’aime aussi parce qu’il saura que maintenant je serai capable de faire tout ce que je veux, et que j’ai écrit ça. Je vénère la lave écoulée et tout ce qui, il y a un milliard d’années, a fini par former le sol sur lequel il marche. »

La communauté des survivants ne nous fait pas partager les pertes et les deuils, c’est impossible ; seulement, peut-être, la sensation et l’expérience de ça nous permettent de (nous) comprendre. « Nous survivons : et c’est la confusion / d’une vie qui renaît hors de la raison. » (Pasolini)

L’expérience intérieure quand elle fait littérature (fait art en général, quel qu’il soit) peut devenir une lueur pour un autre, pour un autre, encore un autre, et ainsi de suite. Ce n’est pas une fonction : plutôt une direction. Une image n’est pas forcément un horizon, quoique chez les très bons auteurs, elle peut en devenir un. Quand je pense aux images qui deviennent horizons, je pense tout de suite à Pasolini ; je pense aux Sillages de Raymond Depardon ; je pense à News from Home de Chantal Akerman. Parfois, je passe par le Père-Lachaise au printemps, pour aller de Gambetta à Voltaire plus rapidement. Je passe devant le gigantesque monument pour les déportés de Buchenwald et je pense à mon arrière-grand-père dont je porte le nom de famille et qui est resté là-bas, en cendres. Et dans la redescente jusqu’à la sortie de ce cimetière et la sortie de cette peine archaïque, peut-être que je fais un détour, et que je cherche quelque chose, par exemple la tombe de Chantal Akerman — elle n’est pas sur une allée, on ne peut pas tomber dessus, on la trouve après un temps et on voit gravé Chantal Akerman, Cinéaste, 1950-2015, Enfant d’une rescapée de la Shoah. Parfois, je pense à son geste, celui de se suicider un an après la mort de sa mère.

Les éditions de Minuit consacrent leur dernier numéro Critique aux publications écrites récentes de et sur Chantal Akerman. S’il n’y a pas écrit écrivaine sur sa tombe, il suffit pourtant d’un léger pas de côté pour percevoir dans son œuvre toute l’importance de la dimension écrite ; et puisque, on l’aura compris, il s’agit actuellement d’essayer de comprendre de quoi on hérite des morts, de comment on se débrouille avec et de la fonction de l’écriture dans tout ça, il me paraissait tout à fait cohérent de conclure ce texte avec cette lecture récente du Critique nº941, Écritures de Chantal Akerman, coordonné par Valentin Gleyze.

Les mots d’Akerman eux-mêmes semblent tout naturellement poursuivre tout ce qui m’a habité à la lecture de CAConrad et Dennis Cooper : « Je ne crois pas qu’il faille chercher dans l’autobiographie, ça enferme. » J’ai envie de dire : ça empêche. C’est d’ailleurs exactement ce qu’articule le texte de Claire Star Finch. À partir de Rêve Akerman de Florence Andoka, une biographie fictionnelle à la frontière de la poésie et du récit, Claire Star Finch dit toute la force politique qui réside dans la réinvention, et notamment dans le fait d’avoir recours à la fiction pour pouvoir (ré)écrire les vies minoritaires. L’hagiographie ne sert à rien à part à consolider les identités et forger les mythes, les idoles — j’en parlais déjà dans mes articles sur Pasolini et sur la pièce de Christophe Honoré —, ce qui, politiquement, nous dirigerait vers des conceptions plutôt conservatrices de notre histoire. Je me souviendrais toujours d’Hélène Giannecchini qui disait que face aux trous de l’histoire des minorités et à ses images manquantes, il ne fallait pas hésiter à inventer quelque chose, à créer — quitte à trahir. En ceci, une pratique artistique expérimentale et queer résiderait dans le refus de l’enfermement dans un discours, c’est-à-dire autant dans la croyance d’une capacité de l’imagination à réparer les vivants et les morts que dans la multiplication des possibles comme autant d’ouvertures qui permettraient d’échapper à toute assignation (identitaire, par exemple). On continue sur les mêmes chemins de pensée qu’avec CAConrad et Dennis Cooper.

Il n’y a rien d’évident à inventer à partir du réel pour en échapper ; même si l’écriture, pour beaucoup — et pour tous nos auteurs cités aujourd’hui — a été une pratique socialement émancipatrice en ce qu’elle leur a permis de s’en sortir. D’un milieu, d’un deuil, d’un héritage. Et après ? L’écriture, quand elle invente, encourage une multiplicité des significations et des lectures possibles, et rejette ainsi toute possibilité d’un discours autoritaire sur un sujet, une chose (l’auteur et ce qu’il écrit sur lui) ; dans le même mouvement, elle confronte la pauvreté du discours et de la norme lorsqu’ils tentent de nommer, de catégoriser, incapables, en somme, de qualifier correctement un groupe de personnes. L’autobiographie fictionnelle comme une attitude d’autodéfense révolutionnaire. Les sens ne sont pas fermés : et c’est la vérité qui jaillit.

Pour Akerman autant que pour ses camarades et héritiers, la réécriture et la réinvention rendent capables, permettent de s’exprimer en tant que sujet minoritaire et minorisé, bien qu’étant partiellement ou totalement empêché de le faire à cause de cette minorisation. Cette turbulence dans le réel. Ce léger décalage. Ce déplacement. Une génération, d’une mère à sa fille. C’est avoir gravé sur sa tombe Enfant d’une rescapée de la Shoah. C’est faire un film où on lit à voix haute les lettres envoyées par sa mère à l’autre bout de la terre. C’est fabriquer une subjectivité avec le monde qui nous entoure, à partir de lui ; en faire autre chose. Combler les trous de mémoire (personnelle, familiale, historique). Entendre dire et répéter, encore. Claire Star Finch l’articule ainsi dans son texte : « [Anne] Boyer formule un appel complexe à l’existence, dans lequel la cohérence narrative est aussi une cohérence subjective, et où toutes deux sont reléguées à un récit au passé qui prouve la fiction du présent : nous avons entendu dire. L’une des phrases les plus connues de Kathy Acker — “Intention : je deviens une meurtrière en répétant par les mots la vie d’autres meurtrières” — peut être lue comme une méthode queer et féministe de production de la narration en tant que défense ontologique, un moyen de se prémunir contre l’effondrement de la cohérence décrit par Boyer. Le protocole d’Acker repose sur la transformation du récit biographique en autobiographie fictionnelle : le geste biographique de “répéter par les mots la vie” est nécessaire à la performance autobiographique du “je deviens”, que l’on comprend comme une fiction parce qu’Acker exploite l’autorité de l’autobiographie pour nous dire que c’en est une. Lorsque la biographie fusionne avec l’autobiographie, cette dimension ontologique est accentuée et devient un facteur d’agentivité. On ne se contente plus d’accéder à l’existence, on en refuse les termes, et ce faisant, on la renomme. »

Et la boucle est bouclée ; et pourtant, on dirait qu’on ne tourne plus en rond. En voilà, de beaux horizons, devant, de belles directions, de beaux virages à prendre. C’est pas vraiment tout droit : c’était juste à côté. C’est de la piraterie. Reclaim, reclaim. On n’écrit pas sur quelque chose ou quelqu’un mais contre, autour, devant : écrire sur, c’est figer, alors plutôt, reprenons, continuons. Pour continuer le récit, continuer la vie et penser l’après. Il s’agit de savoir où nous sommes aujourd’hui, et où nous en sommes, à quel endroit et à quel moment — parce que même si on invente par l’écriture, on n’a quand même pas le luxe de choisir le lieu et la date à partir desquels on écrit — pour donner voix correctement, avec rigueur et folie, critiquement et cliniquement. Faire le diagnostic des forces en présence, faire l’état des lieux des vivants et des morts, de qui peut vivre et de qui ne peut plus, de comment marchent les institutions et les machines à tuer ; agir en conséquence. C’est ce que peut la littérature et l’amour. C’est ce qu’ont très bien compris CAConrad et Dennis Cooper.

Ils font des échos (et les récits s’entrechoquent). De sorte qu’on ne puisse plus véritablement saisir l’origine d’une chose — et tant mieux — en dehors de sa force de volution — volutes qui partent en fumée, ou non, de toute façon on peut voir à travers. Traverser la fumée, soigner les acouphènes. En musique, la réverb est un effet audio qui permet de spatialiser le son : ça donne une impression de distance. Mais en fait, parce qu’on dirait qu’on entend le contexte d’un enregistrement, les murs qui entourent, ça donne l’impression que le son (d’une voix, par exemple) est beaucoup plus proche : dans l’intime placé au sein de quelque chose de plus grand que lui.

« But ultime de la littérature, dégager dans le délire cette création d’une santé, ou cette invention d’un peuple, c’est-à-dire une possibilité de vie. Écrire pour ce peuple qui manque… (“pour” signifie moins “à la place de” que “à l’intention de”). » Gilles Deleuze, Critique et clinique.

CAConrad, Le Livre de Frank, éditions P.O.L, novembre 2025, 184 pages, 22€.

CAConrad, En attendant de mourir à son tour, éditions P.O.L, novembre 2022, 192 pages, 23€.

Dennis Cooper, J’ai fait un vœu, éditions P.O.L, avril 2022, 128 pages, 17€.

Gilles Deleuze, Critique et clinique, éditions de Minuit, 1993, 192 pages, 18€.

Critique nº941, Écritures de Chantal Akerman, coordonné par Valentin Gleyze, éditions de Minuit, octobre 2025, 13,50€.