On ne connaît que trop ce tronçon de phrase d’Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare ».
Trop, car on en oublie le contexte et dès lors le sens ; parce qu’on donne avec une excessive légèreté le mauvais rôle au philosophe, lequel, après la fameuse polémique qui l’oppose à Paul Celan, proposera toutefois nuances et corrections pour affiner sinon clarifier son propos.

Quand bien même la formule peut paraître catégorique, il n’est pas impossible de la revendiquer malgré tout pour donner corps à une poésie radicale incarnée dans la politique. En aucun cas porte-parole de dogmes ou d’idéologies – qui sont d’abord péremptoires et ensuite périmés – mais dont la parole est tout entière tendue par l’action, par le geste (la geste ?) d’un engagement total. En cela, deux éléments du mot adornien sont à retenir. D’abord, l’indication chronologique « après Auschwitz » ; parce que la poésie doit se mouvoir et évoluer dans une époque qui, depuis les temps modernes, ne cesse de faire du génocide l’un des beaux-arts, perfectionné dans ce biotope de la mort industrielle qu’est le système concentrationnaire. Ensuite, la barbarie supposée de l’acte d’écrire après. Car, Rimbaud déjà l’avait compris d’une façon définitive : la poésie – et par conséquent le poète – est barbare.
Revenons-en un instant aux diverses acceptions du mot : barbare est celui qui parle une langue autre, maladroite, fautive, inconnue, en tout cas perpétuellement en marge de l’usage linguistique consensuel ; il est l’autre, le nomade, le mal installé, voire le brutal. Or, la particularité du poème tient à son usage marginal de la langue, son incapacité à se plier à une syntaxe et à une ponctuation rigides, tenant donc une place instable dans la pratique sociale, conformiste, utilitaire de la parole. Brutal, il l’est en ce qu’il met à mal la grammaire du pouvoir ; brutalisé, il ne l’est pas moins, par un modèle économique qui lui promet son anéantissement ou, pire, son usure.
Or, pour laisser entendre le hoquet de l’Histoire, pour déjouer les variations qu’en pianiste folle elle ne cesse de composer autour de ce thème de la destruction du vivant, il faut ajuster autrement la voix, perdre peut-être l’habitude du chant. Car la respiration du langage quotidien réduit la parole jusqu’à l’asphyxie. « À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions », écrit Robert Antelme dans l’avant-propos à L’Espèce humaine. L’expérience est désormais trop énorme, trop monstrueuse – et le monstrueux lui-même trop banal – pour que l’ordre établi des mots puisse en témoigner. Christian Hubin disait, il y a quelques années, que la syntaxe étouffe le poème ; que celui-ci se trouve dans une langue à bout, c’est-à-dire à l’extrême limite de ses possibilités.
Dans effracte, de Julien Ladegaillerie, c’est le poème qui se tient à tout instant sur cette limite éblouissante. Et l’éblouissement laisse l’œil du lecteur incertain car, à encaisser coups et flashes, on pourrait aussi bien voir cette radicalité absolue de la poésie tenue dans une totale fermeté de poing autant que dans une fragilité, une précarité dont le tremblement même confère à l’ensemble un rythme singulier. La sonorité du titre laisse vibrer dans l’oreille la violence de la cassure, du déchirement, d’une violence qui irrigue le tout. Sa forme même, conjugaison au présent d’un néologisme, dit sans ambages cette action perpétuellement en cours de violation, de brisure de ce qui fait l’humanité. Nous en sommes donc toujours là. Et les différentes sections du livre, « hyperprolétaire » « description interrogatoire » et « antipersonnel », dressent par leur simple titre une nomenclature des moyens d’abaissement, d’humiliation, d’aliénation de l’homme, comme une chronique de la barbarie érigée en système – montrant en cela que seule la parole poétique possède une portée suffisante pour dire la barbarie.

Le constat liminaire qu’établit l’ouvrage est celui d’une intégration de la structure concentrationnaire dans les modes de gouvernance politique et économique des sociétés actuelles. Non seulement l’horreur semble devenue une norme, sinon une valeur érigée au prix d’un consentement volontaire et unanime, mais cette situation de l’interné, du détenu aliéné quitte le moment de l’Histoire auquel il est habituellement assigné – ce temps des totalitarismes dont, paraît-il, nous serions sortis – pour participer pleinement de la condition humaine. Dès lors, l’enfermement devient volontaire, revendiqué, et c’est en participant de la consommation à plein temps, communiant dans la catholicité de la religion capitaliste, que nous érigeons les barbelés qui nous enferment, mais des barbelés transparents, « sous le cellophane amnésique des chaînes / de montage ». L’acceptation se fait nécessairement au prix de l’oubli, du temps disponible pour le cerveau lavé. Or, la langue heurtée et lacunaire de Julien Ladegaillerie s’emploie à remuer une mémoire en loques pour en faire remonter à la surface des morceaux, des indices, des planches de salut auxquelles se raccrocher pour ne pas sombrer. Tout ce qui occulte peut alors être soulevé : « une bâche / mémoire ouvrière contamine a. / ce repère dans le script / d’un collier de voix / maquillées de bonheur / plaies du travail / nocturne ». En l’espèce, la poésie ne peut agir qu’en marge, à la limite même d’une relative clandestinité, car elle accomplit un travail de résistance : elle œuvre à la recherche d’une certaine vérité, « rampant sous le plancher de sa langue ». En nettoyant ces voix de leur apparat cosmétique, elle en restitue la justesse et, partant, la justice.
Néanmoins, il faut à nouveau s’accaparer la langue. Il faut la reprendre en main, alors qu’elle est défigurée par la rhétorique du marketing et de la publicité, qu’elle est confisquée pour être tordue à loisir par la logorrhée managériale ou publicitaire qui sature jusqu’à la nausée les discours du pouvoir. Car l’homme a été dépossédé de la langue, tout comme il a été dépossédé de son autonomie par un système plus ou moins insidieux, comme il est ainsi expulsé de son humanité par ce que celle-ci a de plus proprement répugnant. Les premières pages du livre donnent à lire cet état de fait, où la voix se trouve paradoxalement dissociée de la parole, où le silence forcé s’impose en outil primordial de la soumission : « morceaux . de voix . / sans langue. […] muselière nous guide . / jusqu’au silence / des chiens » jusqu’au mot-clef : « dressage ». La métaphore animale indique ici à la fois l’obéissance et la coercition, en cerbère emblématique du gardien de camp autant que de la suffisance petite-bourgeoise – cristallisée ici-bas par les inénarrables panneaux « chien méchant » ou « je monte la garde » du lotissement triomphant. Face à cet état de fait, la poésie se meut parmi un espace saturé d’obstacles, entre ce qui est celé et décelé, entre la puissance et l’impuissance. Le vers se trouve souvent au bord de l’épuisement, presqu’essoufflé, mais c’est alors qu’il est pris de rage et invite à creuser encore le tunnel d’évasion, « rampant sous le plancher de sa langue ».
Ramper, certes, n’est pas marcher. Le rythme des poèmes trébuche, claudique, tombe, parce que le corps qui l’énonce est atteint – comme l’est celui des déportés chez Robert Antelme ou Varlam Chalamov ; déportés qui sont chaque jour davantage nos frères d’aliénation depuis Auschwitz et la Kolyma, en passant par le Rwanda et Srebrenica, paradoxaux garde-fous et anges gardiens dans un monde désacralisé et blasé. La parole poétique doit les porter, s’en laisser posséder, afin d’éviter « l’abandon des spectres qui / se serrent / barbelés / accrochés à une sonde en accord / avec la réalité ». C’est pourquoi la distribution des vers sur la page doit en suivre le délitement physique et psychique. Cette langue possédée par le bégaiement, par son rythme estropié, déchire le mensonge, met en lumière « l’extrême visibilité / du détruit / détruit » ; elle éventre le « silence de peau . / de la peau de la peau / une pente sans réplique ». Le déplacement sonore, par analogie ou homophonie, permet alors de dissoudre les éléments de langage afin de faire apparaître le réel cynique dans toute sa nudité, dans les « fêlures / cadastrales de cadavres » où l’on « singe le chant dyslexique ». La douleur, la maladresse font naître un rythme nouveau, un renouvellement syntaxique où regard et profération mettent en avant la dislocation de l’homme, dans une poésie à l’os où le mot même grimace dans la « déformation d’un cri m / uré », des « dents c / assées », et où le rejet n’est pas une simple figure de style mais montre sans ambage la fracture : « quelque chose / brisé ».
Mais, entre les deux moitiés de la fêlure, demeure un vide, étrange échappatoire à l’oppression. En cela, le nihilisme n’a jamais sa place dans la poésie de Julien Ladegaillerie. Car, si la parole est parfois empêchée, interrompue par la censure ou les coups – comme « une / interdiction d’ . » – elle n’en conserve pas moins la capacité à créer un modeste môle de résistance, une résistance petite et paradoxale où le mutisme dit et annonce la déflagration à venir : « trous de silence / phraséologiques grenades ».

La langue réduite par (la) force se tapit jusque dans la nudité du signe de ponctuation. Ainsi, le point, isolé des mots qui l’encadrent par deux espaces, peut laisser apercevoir l’être humain isolé du collectif par l’individualisme capitaliste, par sa mise à l’écart, la marginalité de son refus de collaborer avec les instances répressives du pouvoir socio-économique. Mais une telle coupure symbolique, injonction au caractère désagrégatif, la voilà aussitôt retournée en scansion au profit d’un rythme qui permet au poème d’éviter l’épuisement, de dire encore, d’être « poésie-malgré » selon le mot de Jude Stéfan. D’autre part, certains vers sont constitués d’une suite de points. Cet alignement, a priori suspensif, souligne moins un effet de lacune qu’elle n’évoque une chaîne d’usine, qu’elle ne dresse une liste sans fin des victimes de cette exploitation portée au pinacle par les conflits géopolitiques ou financiers.
Écriture rythmée, donc, à plusieurs égards. Par le poing qui frappe. Celui du tortionnaire qui suit sa consigne : « à chaque mot un coup porté » – à moins que ce ne soit la parole rebelle qui s’émancipe en inversant l’usage de la force. Mais aussi rythme du cadre prolétaire, et dès lors l’ouvrage s’apparente parfois à la musique électro-acoustique industrielle – mais pas le bruitisme dont la connotation idéologique est à l’opposé de celle d’effracte. Nous écoutons alors une sorte de contre-chant, d’anti-chant, celui qui s’exhale du corps victime : « cliquetis d’os / en os / sur les barreaux . // amputé de la langue il n’y a pas d’issue / de secours ».
Et pourtant, bien que le constat paraisse sans espoir ni illusion – la poésie de Julien Ladegaillerie est littéralement sans illusion – la voix reste « la prothèse parlée / par personne » c’est-à-dire par chacun lorsqu’il cherche, comme Ulysse, à échapper au cyclope. La prothèse, par définition, se trouve dans cette situation équivoque : réparer le manque, combler la blessure et en même temps l’indiquer malgré elle. À mille lieues du transhumanisme d’actualité, forme exemplaire de la ségrégation, la chair meurtrie s’incarne dans le mot, dans la disjonction visuelle qu’impose le vers, porte la parole pour remédier au mutisme, à l’étranglement dudit mot, pour faire parler ceux que tout un système assigne au silence.
Du reste, il n’est pas impossible d’y distinguer un écho avec le travail d’édition que mène l’auteur, par le truchement de Pariah, et Laurent Cauwet, grâce à Al Dante.

Dans ce travail du poème, comment ne pas voir avec Paul Celan « dans le champ d’une seule et même ouverture, quelque étrangeté divergente, solidaire étroitement » ? C’est bel et bien ce « détour du souffle », cher à l’auteur du Méridien, où la langue rédime « l’abîme et les automates ».
Julien Ladegaillerie, effracte, Les Presses du réel/Al Dante, 2023, 72 pages, 13 euros.