Antoine Idier : « Il n’y a jamais une vérité totale d’une personne qui nous est donnée par une archive, seulement les traces de la manière dont le pouvoir l’a saisie » (Réprimer et réparer – Une histoire effacée de l’homosexualité)

©Antoine Idier

Le 2 avril 2025, la librairie Les mots à la bouche reçoit Antoine Idier pour son dernier livre : Réprimer et réparer, une histoire effacée de l’homosexualité. Je dois animer la rencontre. Je récupère mes services de presse deux semaines plus tôt directement à la librairie. Jimmy, le libraire, me dit en riant : alors, on vient chercher son courrier ? Je repars avec une grosse enveloppe que je ne décachète pas avant le lendemain.

J’ouvre en grand sur le lit un gros livre, Archives des mouvements LGBT+, qu’Antoine Idier a dirigé. Je m’assieds en tailleur devant. Je regarde les images. J’arrive page 175. Je m’effondre en larmes devant les photographies de l’enterrement de Cleews Vellay le 29 octobre 1994 (photographies de Tom Craig). Au centre d’une des photographies, un jeune homme visiblement en larmes, qui pourrait être moi, qui pourrait être toi, qui pourrait être n’importe lequel de mes amis dans une veste en jean toute fermée, en train de marcher, le bras gauche le long du corps, le bras droit tendu vers le haut et dans la main une pancarte, un portrait, le nom Cleews Vellay, puis écrit noir sur blanc : mort du sida à 30 ans. Le logo Act Up Paris, en petit. D’autres pancartes exactement similaires, autour. D’autres deuils. J’appelle ma mère. Je lui demande : tata Denise, quand est-ce qu’elle est morte du sida ? En 1993. Elle doit raccrocher, mon petit neveu fait un caprice. Elle m’en a toujours parlé, de tata Denise. Et de ses amis de la Fnac aussi, tous ses amis perdus, elle m’en a toujours parlé. J’ai grandi avec ça. Sans voir de mes propres yeux — jusqu’à mes 17 ans.

Mais je m’égare. Je n’ai toujours pas ouvert le dernier livre d’Antoine Idier, Réprimer et réparer, une histoire effacée de l’homosexualité. C’est sur ce livre-là que porte la rencontre que je dois animer, pourtant. Mais je sais qu’il s’inscrit dans un désir plus global. J’ai déjà trois questions en tête. Et l’envie de relire les livres de Georges Didi-Huberman, d’Élisabeth Lebovici, et d’Hélène Giannecchini ; celui de Karine Bonjour, aussi. De revenir aux archives. Parce que peu de lettres changent entre les mots : archiviste, activiste, et artiviste. Parce que le passé est si proche.

Réprimer et réparer s’occupe particulièrement des archives policières et judiciaires concernant la répression de l’homosexualité en France métropolitaine. Antoine Idier revient sur toute une histoire de la répression de l’homosexualité, en déboulonnant au passage quelques mythes : un découpage historique souvent erroné ou tronqué, la réduction de la répression à sa seule dimension judiciaire et pénale en occultant la répression policière… En délimitant ce que veut dire la répression de l’homosexualité, dans le passé et le présent, à quel point elle est un outil de contrôle social et comment elle a été effectuée et vécue, Antoine Idier veut aussi convoquer les mesures de réparation qui sont envisageables — souvent bien plus vastes et précises que celles imaginées par nos responsables politiques.

Ce qui suit est la retranscription de la rencontre du 2 avril 2025 aux Mots à la bouche.

J’aimerais qu’on parle un peu des trois auteurs que tu cites en exergue : James Baldwin : « Ce que je veux dire, c’est que l’histoire n’est pas le passé. L’histoire est le présent. Nous portons notre histoire avec nous. Nous sommes notre histoire. Si nous prétendons qu’il en est autrement, pour dire les choses brutalement, alors nous sommes bel et bien des criminels. »
Pierre Seel : « Quand la rage me visite, je prends mon chapeau et mon manteau, et je m’en vais, de dépit, marcher dans les rues. Je m’imagine me promenant dans des cimetières qui n’existent pas, les cimetières de tous ces disparus qui dérangent si peu la conscience des gens. Et j’ai envie de hurler. »
Et Édouard Louis : « J’écris avec des fantômes et ce sont eux qui décident de ce que j’écris. Ils me convoquent. […] Ils se manifestent, et ils me disent : “Tu ne peux pas écrire sur autre chose que sur nous. Nos vies, nos existences disent quelque chose de la violence du monde, nos corps portent en eux la vérité du monde, celle de l’exploitation, de l’exclusion, de la violence mise à nu et tu ne peux pas écrire sur autre chose.” »
Pourquoi ces citations ?

Ces citations se sont imposées à moi : quand je les ai lues, il m’a semblé qu’elles exprimaient parfaitement des problèmes que je voulais poser dans le livre. Leurs auteurs sont trois hommes gays, ce n’est évidemment pas un hasard.

Baldwin, pourquoi ? Dire que l’histoire n’est pas le passé, c’est répondre à une question que nous adresse ce débat sur la réparation. La réparation de la répression de l’homosexualité interroge notre présent : ce n’est pas une discussion du passé, mais bien une discussion sur le présent, sur le rapport que nous voulons établir entre passé, présent et futur.

L’Alsacien Pierre Seel a été déporté pour homosexualité pendant la Seconde Guerre mondiale, et est l’un des rares déportés sur le territoire français à avoir témoigné publiquement. Il est aussi l’un des rares déportés pour homosexualité à avoir obtenu réparation de l’État, au terme d’une longue bataille. Comment ne pas être saisi par son envie de hurler le nom de ces gens disparus dont personne ne se souvient ? J’ai évidemment aperçu un écho direct entre ses propos, et le projet de mon livre. C’est aussi quelque chose qui me tient à cœur : nommer, donner des cas, dire qui sont ces personnes qui ont connu la répression. Le livre est ma manière d’hurler.

Et si j’écris un livre tel que celui-ci, si j’écris en général ce que j’écris, c’est que je me sens convoqué par des fantômes, comme le dit Édouard.

Tu viens de le dire : tu fais le choix de nommer les victimes, là où d’autres chercheurs préfèrent l’anonymisation. Est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi ?

Je suis souvent surpris, à la lecture de travaux sur l’histoire de l’homosexualité, de constater que mes collègues ont tendance à ne donner que des prénoms, au mieux. Cela ne facilite pas la tâche : quand on trouve des cas dans des archives, on ne peut pas savoir si ce sont les mêmes que les leurs, la recherche en est rendue plus difficile. Surtout, je ne comprends pas cette anonymisation, voire elle me semble problématique, notamment quand elle est justifiée par la protection de la vie privée.

Car décrire la répression de l’homosexualité, ce n’est pas parler de la vie privée d’individus — si la protection de la vie privée est censée désigner leur orientation sexuelle ou leur identité de genre. Je ne sais rien de leur orientation ou de leur identité : je sais seulement qu’ils ont été pris à un moment dans un dispositif de pouvoir qui a considéré qu’ils avaient un comportement sexuel répréhensible et/ou une identité déviante. Ce n’est pas leur vie privée qui est livrée, mais leur vie publique, telle qu’elle a été saisie par la police, par la justice, par un ensemble de dispositifs répressifs.

Le problème est aussi lié à la structure de la répression de l’homosexualité en France. Cette répression a reposé sur un schéma de l’invisibilité, qui a tellement bien fonctionné que cette répression nous est aujourd’hui en partie invisible. Il existe cette croyance selon laquelle l’homosexualité n’a été réprimée pénalement en France que sur une petite période, 1942-1982, et pour certains actes sexuels seulement — une croyance que mon livre critique. Je rappelle une phrase de Napoléon : il ne faut pas nommer ces choses-là parce que nommer, c’est faire exister. Et c’est une constante, que l’on retrouve par exemple chez les juristes du XIXe siècle : il ne faut pas en parler, il ne faut pas nommer parce que publiciser, c’est encourager, c’est montrer que ça existe, etc.

Enfin, je ne vois pas d’autres histoires de la domination où on ne donnerait que les prénoms des victimes. Je veux également interroger cet exceptionnalisme conféré à la sexualité. Les victimes de la Shoah ont un nom et un prénom ; ce qui ne dit rien, par ailleurs, de leur rapport au judaïsme, parce que les lois antisémites ont parfois considéré comme juives des personnes qui elles-mêmes ne se pensaient pas comme juives. Dire que quelqu’un a été déporté en tant que Juif ne dit pas grand-chose de son rapport au judaïsme, de la manière dont il se pensait partie prenante ou pas d’une religion, d’une culture, etc.

Pour les personnes qui peuvent potentiellement être encore vivantes, je n’ai pas donné leur nom de famille. Et j’ajoute que je ne fais pas confiance aux héritiers des personnes décidées pour choisir s’il faut parler de ces histoires — encore faut-il, d’ailleurs, qu’ils en aient connaissance.

© Antoine Idier. Dossier datant des années 1930, constitué par la Direction générale de la sûreté nationale du ministère de l’Intérieur, aujourd’hui conservé aux Archives nationales.

J’aimerais aussi qu’on parle de la notion d’absence, que tu abordais déjà dans ton livre Archives des mouvements LGBT+. Je te cite, c’est la première phrase : « Le projet d’une collection d’archives des minoritaires sexuels est hanté par l’absence. » Ton livre est sous-titré une histoire effacée de l’homosexualité, et tu parles en exergue de ton chapitre 2 de « la voix absente » et de la nécessité de sa recherche, une notion élaborée par Pierre Bourdieu puis reprise par Didier Eribon. Est-ce que tu peux d’abord nous dire de quelle absence il s’agit ? Et aussi, à quel point est-ce que, à travers tes travaux, tu tentes de dessiner ce qu’il manque — ce qu’il nous manque.

La « voix absente », c’est effectivement une expression que je reprends à Didier Eribon, à la suite de Pierre Bourdieu. Bourdieu avance qu’au moment où s’élabore une nouvelle politique — il écrit ce texte en mai 1968, répondant à une convocation d’états généraux de l’université —, il faut d’abord s’intéresser aux voix absentes, c’est-à-dire à toutes celles et tous ceux qui ne sont pas là. En l’occurrence, pour repenser l’université, il faut prêter attention à celles et ceux qui ont été éliminés par le système scolaire, qui sont exclus de l’université parce qu’ils n’ont pas pu arriver jusqu’à l’enseignement supérieur. Pour critiquer une politique, pour en imaginer une autre, il faut réfléchir à toutes celles et tous ceux qui sont laissés au dehors.

C’est une idée extrêmement importante de manière générale, pour tout projet politique, quel qu’il soit : il faut se demander qui est laissé de côté, de qui on ne parle pas, auquel on ne pense même pas, quelles invisibilisations on reproduit, etc. Et cela vaut d’autant plus pour une politique de réparation : une politique de réparation trace une démarcation entre des actes qu’elle choisit de réparer et des actes qu’elle choisit de ne pas réparer.

Dans un chapitre du livre, je reviens sur l’histoire de la réparation en France de l’internement et de la déportation. À ce sujet, une historienne, Lucie Hébert, a publié un livre remarquable, Les victimes n’étaient pas assez belles. Elle revient sur la création d’un double statut d’interné et de déporté, résistant et politique, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour reconnaître les individus internés et déportés et leur attribuer une reconnaissance symbolique et une pension économique, à eux ou à leurs descendants. En particulier, les Résistants et les Juifs ont le droit à réparation. Mais il est fascinant de voir que cette réparation se fait selon des critères moraux, alors que des commissions examinent des demandes. Sont exclues les personnes internées et déportées pour des délits de droits communs. Par exemple, quelqu’un qui a volé des affaires dans une usine d’armement, qui a été arrêté et déporté pour cela, n’a pas droit à réparation : il est considéré comme un voleur.

Parmi les groupes sociaux qui n’ont pas le droit à réparation, deux sont très intéressants pour nous aujourd’hui : les homosexuels et les travailleuses du sexe, qui sont exclus de la réparation, dans la majorité des cas. Cette exclusion est discutée au Parlement, François Mitterrand, qui est alors ministre des Anciens Combattants, valide l’absence de réparation pour les prostituées. Or, quand cette politique est mise en œuvre, la France affirme qu’un acte et un comportement devaient être punis, et reconnaît en même temps la proportionnalité de la punition. Des individus ont passé des mois internés dans des conditions affreuses, certains sont morts. Mais la France affirme alors : l’acte qu’ils ont commis était un acte délictuel, il était légitime de les punir de la sorte.

Le sous-titre du livre est Une histoire effacée de l’homosexualité : travailler en tant qu’historien pour moi, c’est prêter attention aux effacements de l’histoire, aller chercher tout ce que l’histoire a laissé de côté, tout ce que l’histoire a recouvert, essayer de déterrer des choses. Précisément, cette histoire de la répression de l’homosexualité est effacée à trois titres.

D’une part, parce que la répression a été souterraine, non-nommée, invisibilisée, afin de ne pas faire exister la réalité qu’est l’homosexualité.

D’autre part, elle est une histoire effacée parce que les personnes qui ont vécu cette répression ont très peu parlé. Il est très difficile, aujourd’hui, de trouver des personnes vivantes témoignant de la répression pénale qu’elles ont connue. Certains ont honte, d’autres vivaient une vie secrète, clandestine. Une partie d’entre elles a été décimée par le Sida. Mais ce qui est frappant, aussi, aujourd’hui, c’est que les deux principales victimes qui ont pris la parole, Bernard Bousset et Michel Chomarat, sont tous les deux membres actifs de la communauté. Bernard Bousset était patron d’établissements et impliqué dans le SNEG, le Syndicat National des Établissements Gays ; Michel Chomarat est militant de la mémoire, activiste et archiviste. Ce n’étaient pas des homosexuels honteux ! Tous les deux ont été condamnés, dans les années 1960 et 1970, et ils n’en parlaient pas, pendant longtemps, jusqu’à récemment. Comme s’il n’existait pas les cadres discursifs ou les catégories politiques qui auraient pu permettre de raconter cette expérience.

Enfin, le troisième effacement, c’est évidemment l’effacement contemporain. Ce moment où le Parlement vote une loi de réparation, elle inscrit, par la puissance symbolique de la loi — ce n’est pas tout à fait rien — un récit en lui donnant une valeur officielle. Or, dans l’état actuel des choses, ce récit est non seulement lacunaire, mais il est mensonger. Il faut interroger, aussi, l’effacement qu’il produit.

© Antoine Idier. Dans les années 1920-1930 la France a expulsé des dizaines d’étrangers pour homosexualité, comme ici, en 1935, Louis Rubesa, 40 ans, de nationalité yougoslave, employé d’hôtel à Toulon. (Archives nationales).

Tu parles du futur antérieur des sujets minoritaires. J’ai adoré cette expression, futur antérieur. Je pense que ça dit quelque chose de très important sur l’archive, sur l’histoire, la lutte, l’articulation de tout ça ; et comme le dit l’historienne Kristin Ross, que « le passé est tout à fait imprévisible ». Est-ce que tu peux nous dire quelque chose là-dessus, sur ce futur antérieur et sur le mouvement perpétuel, passé, présent, avenir ?

Le « futur antérieur des sujets minoritaires », c’est une expression forgée avec un ami, l’artiste Raphaël Faon, avant que l’on se rende compte qu’on la trouvait déjà chez Derrida.

Parler de futur antérieur, c’est parler de la place du passé dans la constitution des subjectivités des individus qui appartiennent à des groupes minoritaires. C’est prêter attention à quel point être minoritaire est lié au passé de la domination, à toutes celles et ceux qui nous ont précédés, à toutes celles et ceux qui ont vécu la domination comme on peut la vivre, mais aussi toutes celles et ceux qui ont conçu des moyens de résistance politiques, culturels, voire qui nous permettent de vivre, de manière existentielle. C’est une expérience que connaissent beaucoup de personnes LGBTQI+ : ils ouvrent un livre et ils découvrent qu’il y en a eu d’autres avant eux, tel auteur, telle autrice leur parle, et parle d’eux.

Ce qui souligne l’intrication fondamentale entre le passé, le présent, et le futur. C’est parce qu’il y a ce passé qu’on peut s’inventer individuellement et collectivement et qu’on peut construire des choses, que ce soit simplement son existence individuelle, des formes de vie, des modalités de résistance, de la politique, des formes culturelles, etc. Le passé agit, non seulement dans le présent, mais aussi dans le futur.

Oui. D’ailleurs, j’avais noté cette citation de Principes d’une pensée critique de Didier Eribon : « Ceux qui se reconnaissent dans les signes qui leur sont adressés, qui se regroupent et s’inventent autour de ces signes et à partir d’eux, conçoivent et constituent comme leur histoire propre (à la fois singulière et collective, particulière et commune) ces textes du passé qui ont appelé et créé un futur, qui est devenu leur présent, ou plus exactement ce qu’ils constituent comme leur présent à eux. La mémoire du groupe va à la rencontre de ce qui fut un jour une anticipation pour constituer celle-ci comme son passé, sa référence. »

Je vais revenir sur cette notion de manque, et un peu plus précisément sur le livre, quand même. Tu y soulignes une autre sorte de manque : les insuffisances de la loi en matière de répression homosexuelle tout au long du vingtième siècle que la police cherche constamment à combler par son action. Est-ce que tu peux nous parler un peu de ça, de ce comportement policier-là — de la relation qu’entretient la police avec la loi — que ce soit sur la répression de l’homosexualité ou de manière plus générale d’ailleurs ?

L’un des enjeux du livre est d’inviter à poser des questions sur des dispositifs de pouvoir, à la fois en homosexualisant le regard, si je puis dire, c’est-à-dire en examinant des dispositifs qui appartiennent à l’histoire de l’homosexualité, mais aussi en modifiant la focale et en s’intéressant à des dispositifs de pouvoir de manière plus générale. La police est la grande absente du débat sur la réparation telle qu’il a lieu en France, alors que la répression de l’homosexualité, avant d’être un problème judiciaire, a d’abord été un problème policier. Une des hypothèses que je défends consiste à souligner qu’il y a une continuité de cette répression policière depuis le dix-septième ou le dix-huitième siècle.

On dit souvent que la police moderne est née en 1667, avec la création de la Lieutenance Générale de Police à Paris. Dès le début du dix-huitième siècle ou la fin du dix-septième siècle, se met en place une action policière qui vise ceux qui sont alors nommés les sodomites et les pédérastes à Paris. Depuis la naissance de la police, une de ses fonctions est de traquer les homosexuels, de cartographier des lieux, d’arrêter, de contrôler, de ficher, et de faire peser une pression sur des individus. Avec un discours policier, qui est particulièrement net, dès le dix-neuvième siècle : la loi est insuffisante, la loi ne permet pas de punir les pervers, et donc la police doit pallier ces insuffisances de la loi.

La police est une institution pénale à part entière, qui a une activité propre, indépendamment des lois, qui se joue des lois, qui joue des silences de la loi, voire qui commet des actions illégales, en connaissance de cause, sans en être empêchée. Il y a des phénomènes contemporains qui permettent très bien de le penser. La pratique du harcèlement policier envers les hommes Noirs et Arabes n’est inscrite dans aucune loi. La pratique du contrôle systémique du contrôle d’identité n’est inscrite dans aucune loi. C’est une pratique policière qui consiste à contrôler des individus parce qu’ils sont racisés. Elle a un effet qui n’est nullement prévu par la loi, mais qui relève d’une pratique policière.

Si on regarde l’histoire de l’homosexualité, on voit très nettement à quel point il y a eu une pratique policière constante dans ses formes, avec des variations dans ses intensités, pratique qui consistait à assumer et assurer ce rôle de gardien de l’ordre public et de contrôle d’un milieu. Comme le montrent les archives policières, la police le théorise, très précisément. Ses agents affirment qu’il n’y a aucun instrument légal, mais qu’il est possible de faire ceci ou cela pour faire en sorte qu’aucun homosexuel ne se sente en sûreté et quitte la ville.

La police dispose d’un certain nombre de mesures administratives qui sont des mesures répressives pouvant être mises en œuvre sans passer par un juge. En écrivant ce livre, j’ai découvert des expulsions d’étrangers parce qu’homosexuels. Je l’ignorais tout à fait, mais dans les années 1920-1930, des étrangers homosexuels, arrêtés par la police et qui, pour la plupart, n’ont jamais été condamnés, sont expulsés par une décision du ministre de l’Intérieur. C’est une mesure administrative, qui ne nécessite pas l’action d’un juge, et qui ne dépend que de l’activité policière.

On parlait de l’internement et de la déportation : pendant la Seconde Guerre mondiale, l’internement et la déportation sont provoqués par l’activité policière, et non par des condamnations en justice.

Tous les homosexuels qui ont connu les années 1950-1960 racontent la même chose : les descentes de police, les rafles — le mot rafle est un mot revendiqué par la police, il fait partie de son jargon — dans des bars, dans des boîtes, les contrôles d’identité, les retenues au poste, etc. Il n’y avait pas forcément de débouchés en justice, aucune conséquence, judiciairement parlant, si ce n’est les menaces, les humiliations et les agressions.

Cela permet de poser une autre question : on dit souvent que la dépénalisation de l’homosexualité a eu lieu en 1981-1982, avec la loi qui supprime du Code pénal le dernier article discriminatoire. Or, si on choisit de regarder l’activité de la police, on constate que cette borne de fin ne tient pas du tout.

© Antoine Idier. Ces photos et lettres ont été confisquées dans les années 1920 par la police de Dijon pour son travail de fichage et d’identification. (Archives départementales de Côte d’or).

C’est la question que j’allais te poser. Tu soulignes aussi dans ton livre un phénomène d’amplification de la répression par la police suite à la loi de 1982. Une forme de panique de la survivance, comme si la police restait attachée à cette répression-là. Ils y tiennent.

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, alors que la répression de l’homosexualité est débattue publiquement, la police intensifie ses contrôles. C’est un phénomène bien connu des sociologues de la police : quand la police est confrontée au projet de dépénaliser des infractions, elle multiplie son activité pour débusquer davantage ces infractions.

Il y a aussi des rapports internes de la police qui se scandalisent, au début des années 1980, de ne plus pouvoir contrôler des homosexuels, voire de faire face à des rébellions, ces homosexuels leur rétorquant « vous n’avez pas le droit », etc. Il y a alors — en particulier à Paris, du fait de l’ampleur de la vie homosexuelle — une véritable lutte menée par les militants homosexuels qui résistent à la police ; notamment des militants du CUARH, le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle, un des principaux groupes luttant contre les discriminations, qui ne cessent de dénoncer la permanence de la répression policière.

Par ailleurs, on peut observer, encore dans des années récentes, une action policière sur des lieux dragues.

D’ailleurs, tu cites des interventions policières en 2021-2022, au Père-Lachaise, qui ont été notamment rapportées sur Komitid.

Ce qu’il y a aussi de passionnant dans ton livre, c’est ce paradoxe de l’archive : la police nous livre malgré elle des objets archivistiques précieux (des lettres, des photographies) « grâce » à leurs saisies qu’on peut aujourd’hui, en partie, consulter — voire, carrément, à travers des rapports parfois détaillés, la police nous livre des données précises sur les pratiques sexuelles / homosexuelles de certaines époques. Tu écris dans Archives des mouvements LGBT+ : « Se saisir des archives, c’est aussi refuser de laisser aux autres le privilège épistémologique d’écrire l’histoire. C’est se dresser contre une dépossession. » Il y a eu répression, dépossession par la police, et en même temps un véritable travail archivistique. D’ailleurs, tu cites le texte d’un policier plutôt zélé, Max Fernet : « En cette matière donc, se vérifie d’une manière cruciale l’adage “Pas de bonne police sans archives”. C’est au cours des rondes, interpellations ou vérifications d’état civil effectuées dans les milieux notoirement fréquentés par les invertis qu’on accumule la documentation, les matériaux qui pourront, un jour, être d’une suprême utilité pour la découverte du truqueur ou de l’assassin. » Est-ce que tu peux nous parler de ce paradoxe-là, peut-être de ta surprise, à la découverte de cette archive ? Et aussi, nous dire à quel point ton livre te permet de refuser l’accaparement de cette archive, exclusif, et policier en plus.

Cette question de l’archive, elle est évidemment fascinante : une donnée de l’histoire de l’homosexualité, c’est que l’une des principales archives de cette histoire, déjà constituée, se situe dans les archives de la police. En France comme ailleurs, tous les historiens qui travaillent sur l’histoire de l’homosexualité le savent : c’est dans les archives de la police qu’il y a le plus d’informations, parce que la police surveille, la police fiche. Une des activités principales des policiers, c’est d’écrire, de faire des rapports.

Il y a les photos, aussi.

Oui, ils confisquent des photos, ramassent des documents. Comme le dit Max Fernet, l’obsession de la police est de recueillir le plus d’informations pour que, s’il se passe quelque chose, les agents puissent les utiliser. D’ailleurs, il y a une loi renseignement qui est discutée en ce moment et qui témoigne de cette volonté de savoir permanente, y compris au mépris des libertés individuelles.

Il y a une obsession pour l’homosexualité comme un milieu propice au crime, à la déviance, qui justifie cette accumulation d’informations. Des documents magnifiques se retrouvent dans les archives de la police de Toulon des années 1920-1930. Toulon est un port militaire, il paraît qu’il y a beaucoup d’homosexuels dans cette ville à l’époque, et c’est toute l’armée qui serait menacée par ce fléau. Il y aurait des matelots qui se prostitueraient, des hommes qui viendraient du monde entier pour draguer les matelots, etc. Ces archives montrent comment, sur quinze ans, la police collecte des informations et fait des rapports mensuels —dont d’ailleurs on ne sait pas toujours ce qui est vrai, faux, extrapolé, etc. Mais la police donne des noms, des adresses, des métiers, des surnoms, classe entre homosexuels « actifs », « passifs », voire « mixtes », etc. Il y a aussi une cartographie des lieux : quels sont les lieux de rencontre, où est-ce que les gens se retrouvent, etc.

C’est un matériau extrêmement utile, absolument fascinant, et en même temps éminemment problématique parce qu’il ne donne à voir que le regard de la police. Je pense à un très beau texte de Michel Foucault, La vie des hommes infâmes, qui parle de la difficulté d’écrire l’histoire des infâmes : si nos seules sources sont les archives de la police, de la justice, des médecins ou des psychiatres, nous disposons seulement du point de vue du pouvoir. Nous disposons seulement du point de vue par lequel ces individus ont été saisis, perçus. De leur joie, de leur peine, de leurs sentiments, nous ne saurons rien. Comme l’écrit Foucault : « il est sans doute impossible à jamais de les ressaisir en elles-mêmes, telles qu’elles pouvaient être “à l’état libre” ; on ne peut plus les repérer que prises dans les déclamations, les partialités tactiques, les mensonges impératifs que supposent les jeux du pouvoir et les rapports avec lui. »

Cette archive est fondamentale parce qu’elle nous permet d’accéder à des existences, et en même temps elle est fondamentalement partielle et lacunaire. Il n’y a jamais une vérité totale de l’existence d’une personne qui nous est donnée par une archive, mais seulement les traces de la manière dont le pouvoir l’a saisie. Y compris lorsque la police confisque des lettres, des photos : nous pouvons accéder à des bribes d’existence, mais ce sont seulement des bribes.

©Antoine Idier. Rare photo prise sur les lieux d’un outrage public à la pudeur : en août 1950, un député socialiste, héros de la Résistance, Georges Archidice, est arrêté à Marseille et voit sa carrière et sa vie brisées. (Archives nationales).

D’ailleurs, ces derniers jours, tu as publié sur ton Instagram des images de certaines de ces archives constituées de saisies, des photographies, des cartes postales, des lettres. Tu les mentionnes dans le livre, bien sûr, mais je voulais savoir pourquoi ne sont-elles pas tout simplement reproduites dans le livre ? Est-ce que c’est une question purement éditoriale ou un choix ? Et pourquoi les publier ces derniers jours, tu avais besoin de montrer ces « images malgré tout » ?

Le format du livre ne s’y prêtait pas forcément : c’est un texte d’intervention et de réflexion, ajouter un cahier de photos aurait augmenté démesurément le prix, etc. Mais aussi, je voulais sortir de l’archive. Il y a une fascination de l’archive ; et le principe du livre étant de penser à partir des archives, je voulais me dissocier en partie d’elles.

Il y avait tout de même ce désir de les partager pour accompagner la sortie du livre. De donner à voir comment la police parle, comment la justice parle. Les mots utilisés à l’époque, ces papiers du ministère de l’Intérieur, ceux qui parlent d’expulsion. Même s’il faut s’en défaire, il y a quand même une certaine charge émotionnelle et une charge politique dans ces documents.

Tu cites Images malgré tout. J’adore ce livre de Didi-Huberman qui pose la question de ce que l’on peut faire d’une archive, d’une photographie. Donner à voir, faire circuler, c’est aussi souligner qu’on peut les lire de manières différentes, que le document et la photographie sont toujours ouverts à l’interprétation. Il n’y a pas de vérité essentielle, définitive et absolue, de l’archive.

Tu écris, à la fin du chapitre « Un problème policier » : « Il serait également nécessaire d’interroger le rapport des agents à la sexualité qu’ils observent, aux milieux dans lesquels ils s’immergent et dont ils deviennent familiers — y compris, par exemple, en devant passer un certain temps dans un bain de vapeur pour y constater un outrage public à la pudeur ». Qu’est-ce que tu veux dire ?

Il y a quelque chose de troublant, tout de même. Quel est ce travail policier qui consiste à passer du temps à surveiller les milieux homosexuels ? Quel rapport avec ce lieu, avec ces gens ? Les bains de vapeur, les saunas, sont surveillés par la police depuis le XIXe siècle. Les policiers, pour débusquer des outrages publics à la pudeur, se font passer pour des clients. Manifestement, ils se déshabillent, ils passent du temps dans les différents endroits du sauna ; y compris dans les endroits où se déroulent les actes jugés les plus condamnables. Qu’est-ce que cela veut dire pour des policiers d’être nus dans un sauna pendant plusieurs heures pour pouvoir constater des délits ? Que font-ils ? Comment réagissent-ils à ce qu’il se passe autour d’eux ? Qu’est-ce que cela produit chez eux ? C’est une vraie question. Et l’on sait peu de choses sur ces policiers…

J’aimerais qu’on termine, justement, sur la charge sentimentale que tu as évoquée juste avant. C’est-à-dire, pas tant sur la qualité de la recherche que sur sa dimension affectée. En tant que personne plus ou moins directement concernée ou appartenant à la culture concernée, le rapport qu’on entretient avec une archive, avec un évènement, avec une histoire, est nécessairement affecté, j’ai envie de dire contrarié. Affecté au sens d’affect, j’entends. Je pense notamment, en ce qui me concerne, aux photographies d’Act Up qui sont dans ton livre Archives des mouvements LGBT+, et qui forcément m’ont ému, peut-être davantage que quelqu’un qui n’est pas concerné par ça. Je me suis toujours demandé quels rapports entretenaient les chercheurs — les historiens, les philosophes, les sociologues — à leurs sujets de recherche. Et donc toi, de quels faits d’affect est-ce que tu témoignes quand tu travailles ?

De fait, ce n’est pas quelque chose dont je veux parler. Fondamentalement, ça ne m’intéresse pas beaucoup de parler de moi. J’ai même retrouvé, tout à l’heure, un fragment de texte qui, à un moment, devait être le début du livre, et que j’ai supprimé.

C’est pour ça que je te demande !

Ce sont des livres que j’écris avec beaucoup d’émotions. J’écris avec de la colère ; en l’occurrence, j’étais fâché par ce débat parlementaire, et je voulais le partager. J’écris avec beaucoup d’excitation, également, quand je trouve des choses nouvelles, quand j’ai le sentiment d’avancer. Mais aussi avec de la tristesse : il m’est arrivé d’avoir envie de pleurer, pour la première fois je crois en quinze ans de recherches, devant des dossiers d’internement et de déportation.

J’ai aussi écrit avec une question qui m’était adressée, mais qui peut être renvoyée au lecteur. Si j’étais né un siècle plus tôt, ou même cinquante ans plus tôt, quelle aurait été ma vie ? Ma vie aurait été en partie cette histoire que retrace le livre. Un certain nombre d’endroits qui sont décrits peuvent être ceux que je fréquente, un certain nombre de comportements qui sont décrits peuvent être les miens. Quelle aurait été ma vie ? Comment aurais-je traversé cette histoire ? Et si je n’en parle pas dans mes textes, c’est aussi avec ces sentiments-là que j’écris.

Antoine Idier, Réprimer et réparer – Une histoire effacée de l’homosexualité, éditions Textuel, avril 2025, 224 p., 19 € 90

Un grand merci à la librairie Les mots à la bouche et à Antoine Idier pour leur confiance. Merci aux équipes des éditions Textuel et des éditions Sombres torrents.