Le principe de Terrain vague est de guetter les apparitions – et de surveiller certains retours. Il n’est pas si fréquent d’y consigner des disparitions. On aurait aimé faire exception pour Jerome Rothenberg (New York, 11 décembre 1931 – Encenitas, Californie, 21 avril 2024), mais les mots ne sont pas venus et, comme il est hors de question de tomber dans le piège de la nécrologie préfabriquée (comme dans ces articles en grande partie écrits bien avant l’annonce du décès de la personne sur laquelle on s’étend longuement), on a préféré attendre un peu.
Laisser remonter le souvenir, et relire. Et peut-être surtout – grande émotion pour qui a eu la chance d’être présent à une de ses lectures – écouter sa voix, enregistrée à l’occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire :
Je me souviens. C’était me semble-t-il en 1979, un an après la parution de Poèmes pour le jeu du silence, premier livre de Jerome Rothenberg en français chez Christian Bourgois (collection « Change sauvage », traduction Didier Pemerle pour les ¾ du volume, Jean-Pierre Faye et Jacques Roubaud pour le dernier quart).

Le poète new-yorkais avait fait une lecture-performance pour quelques amis dans un appartement parisien, alternant chants traditionnels des Indiens d’Amérique, hommage à Lorca et poèmes dédiés, pour certains en résonance avec divers propos du peintre Arshile Gorky (« Je mesure toute chose à son poids »), tel ce Journal d’un séducteur qui avait tant impressionné Paul Louis Rossi, présent à cette lecture : « Gras. Gras. Gras. Gras. Gras. / Ceci est le royaume interdit. / Ceci est Forme / Qui ballonne et est un pouvoir / dans la lumière. / O Don Roberto. O gracieux Don Roberto. / Tu es devenu une idole mon amour pour toi n’est plus plus que je t’aime O Don Roberto O gracieux Don Roberto. / Don Roberto adieu. / Don Roberto au matin installé parmi ses oiseaux et chantant / […] / Adieu Don Roberto. / Nous ne connaissons pas Don Roberto. / Nous ne nous asseyons pas dans le silence de la route pour entendre Don Roberto. / Nous n’avons pas eu de plaisir à dire Don Roberto. / Dis-je Don Roberto. / Je dis quelquefois, je dis quelquefois je dis Don Roberto/ / Et quelquefois vais dire Don Roberto. / Don Roberto qui est fantôme de Don Roberto dont le nom caché est faucon. / O Don Roberto O gracieux Don Roberto. » Je me souviens aussi avoir rencontré ce jour-là, pour la première et hélas dernière fois, Alix Cléo (qui épousera l’année suivante Jacques) Roubaud, qui m’avait fortement impressionné par sa présence – sa voix notamment – dont on peut se rendre compte en regardant Les Photos d’Alix de Jean Eustache.

Il me faudra attendre une bonne vingtaine d’années pour découvrir une nouvelle traduction française d’un livre de Rothenberg, Les variations Lorca (Belin, 2000, collection « L’Extrême contemporain », trad. Yves di Manno), même si dans les années 1990 quelques petits livres avaient été plus ou moins discrètement publiés, dont Après le jeu du silence au cipM et une anthologie de Poèmes des Indiens d’Amérique du Nord chez Textuel (établie par Christophe Marchand-Kiss à partir de Shaking the Pumpkin ; notons au passage que Partition Rouge, l’anthologie de Florence Delay et Jacques Roubaud au Seuil, rend aussi hommage à ce travail « à l’origine du leur »). Puis, en 2007, Les Techniciens du sacré, l’imposante anthologie de Jerome Rothenberg traduite pour les Éditions José Corti par Yves di Manno qui en signe aussi la postface : « L’Hypothèse de base des Techniciens […], c’est que les diverses révolutions modernes qui ont marqué le début du XXe siècle, en faisant table rase des règles anciennes, ont replacé les créateurs (et singulièrement les poètes) dans une posture comparable – au moins de manière analogique – à celle des chanteurs, chamans ou devins des sociétés traditionnelles, en les chargeant d’arpenter les domaines qu’explore ou que recouvre la part obscure du langage : le rêve, les « visions », la parole des morts… » J’arrêterai là pour aujourd’hui, non sans avoir rappelé la parution en 2015, toujours chez Corti, du Journal seneca de Rothenberg (traduction Didier Pemerle) qui aurait dû sortir dans la foulée de Poèmes pour le jeu du silence : « les gens voient des fantômes les montagnes s’élèvent / autour d’eux encapuchonnés et barbus / les Anciens marchent encore le long des dépressions / aperçus sous forme de lumières bleues parfois / peut-être pour les tenir à l’écart on célèbre / les Festins des Morts comme avant » ; et relevé la formule de celui que les Indiens de la Nation seneca avaient fait castor en 1968 (recueillie dans le prologue d’Objets d’Amérique d’Yves di Manno) : édifier quelque chose qui, tout à la fois est et n’est pas de soi.
[En aparté : après plus de deux semaines de pause, le chroniqueur, retrouvant son atelier, se trouve en deuil de nombre d’Américains qui l’ont aidé à vivre au moment où il commençait à s’interroger sur quoi créer ? – Frank Stella (12 mai 1936 – 4 mai 2024) nous a « quittés » peu de temps après Carl Andre (16 septembre 1935 – 24 janvier 2024) et Richard Serra (2 novembre 1938 – 26 mars 2024), pour ne citer que des artistes peintres et sculpteurs, sans pour autant oublier Paul Auster (3 février 1947 – 30 avril 2024), ami de Rothenberg, et le producteur et cinéaste – découvreur de l’immense Francis Ford Coppola, plus que jamais vif et en recherche à 85 ans – Roger Corman (5 avril 1926 – 9 mai 2024).]
20 mai 2024. De retour de Madrid, abreuvé de toiles parmi les plus belles des siècles passés (et de bien autres choses), j’attends un peu avant d’aller visiter les expositions Henri Matisse et Ellsworth Kelly dans des salles aux proportions et à l’éclairage parfois défavorables à la peinture. Comme j’ai nommé Frank Stella, je suis heureux de retrouver son nom dans un texte de Dominique Fourcade, écrit pour le catalogue de l’exposition Henri Matisse 1904-1917, qui cite ces mots sidérants de justesse de l’artiste américain (interrogé par Jean-Claude Lebensztejn en 1975) : « De façon évidente, Matisse s’intéressait à la couleur. Mais la couleur était toujours de la peinture, et je crois qu’il avait un sentiment très sûr de la qualité de la peinture et du pigment. Il avait aussi un sentiment très sûr de la surface – la toile sans peinture dessus –et savait ce qui arrive quand on met de la peinture sur cette surface. Il n’a jamais tué une surface par la peinture. Et je crois que le sentiment qu’il avait était celui de deux surfaces plutôt que d’une seule. Il y a la surface de la chose elle-même, le support ; et il y a la peau, la réalité matérielle du pigment. Ces deux surfaces doivent travailler ensemble. Un exemple classique est L’Atelier rouge où la ligne est pratiquement formée par le support que l’on voit à travers le rouge qui l’entoure. / / J’ai presque l’impression qu’il obtient trois sortes de surfaces : la surface un peu en avant de pigment assez peu dilué ; le pigment très dilué, effacé ou désépaissi ; et la surface du support lui-même. Avec ces trois surfaces, il se donne une grande profondeur, une grande zone dans laquelle travailler. C’est une des raisons pour lesquelles il pouvait peindre des tableaux réalistes aussi plats. Il n’avait pas à se soucier de la planéité de son tableau parce que la surface en était toujours ouverte et procédait par étalements. »

Il convient de signaler la remise à disposition du livre de Xavier Girard, Matisse « Une splendeur inouïe », dans la collection « Découvertes Gallimard » (première édition 1993, édition remaniée 2020), à l’occasion de cette exposition construite à partir de cette toile de 1912, L’Atelier rouge, que, pour ma part, j’ai découverte au MOMA de New York, dans une salle où on pouvait être simultanément ébloui par Les demoiselles d’Avignon de Picasso – ces deux grandes toiles étant accrochées, non côte à côte, mais à proximité (difficile d’imaginer un dialogue plus percutant). Ce petit livre m’a accompagné dans mes fin de soirées madrilènes et j’ai apprécié la finesse de regard de Girard qui a répondu à la commande propre à cette collection en ramassant l’essentiel : ce qui peut être dit en partant du silence de celui qui avait une bonne oreille et ne mangeait jamais le soir – ce grand lutteur qui pouvait affirmer en 1939 : « Je ne m’impose jamais de violence ; au contraire ; je suis le danseur ou l’équilibriste qui commence sa journée par plusieurs heures de nombreux exercices d’assouplissements, de façon à ce que toutes les parties de son corps lui obéissent lorsque, devant le public, il veut traduire ses émotions par une succession de mouvements de danse, lents ou vifs ou par une pirouette élégante. »

Quelques mots, maintenant, sur un de mes plus grands bonheurs de lecture (ou plus précisément de relecture) de ces derniers mois : Le musicien de Charles Reznikoff, dans la traduction d’Emmanuel Hocquard et Claude Richard. Ce roman, probablement écrit au début des années 1950, que son auteur n’avait pas songé à faire publier, a paru en 1977, soit un an après sa mort. La première édition française (en 1986 chez P.O.L) n’avait pas fait beaucoup de bruit, même si nous avions été quelques-uns à nous précipiter à parution. J’ignore pourquoi cette réédition s’est faite aux éditions genevoises Héros-Limite plutôt que chez P.O.L, mais elle m’a permis de m’y replonger sans attendre, m’accordant un plaisir plus intense, encore, qu’il y a près de quarante ans. Il est vrai qu’Héros-Limite avait déjà à son catalogue les versions françaises de quatre ouvrages de Reznikoff, dont son formidable premier roman, Sur les rives de Manhattan (1930), dans une traduction d’Eva Antonnikov (j’ai appris depuis que Marc Cholodenko en avait réalisé, de son propre chef et bien avant celle-ci, une traduction restée dans ses cartons mais qui avait été à l’origine d’une commande de P.O.L : rendre en français l’intégralité de de Testimony – Témoignage –, le grand livre de Charles Reznikoff) ; bref, André Marcowicz venant d’annoncer la parution prochaine d’un nouveau recueil, le quatrième traduit par ses soins chez Unes, la quasi-totalité de l’œuvre de ce poète objectiviste devrait être bientôt à disposition dans notre langue – nouvelle hautement réjouissante…

« Alors que nous approchions du fleuve, l’air était si pur au-dessus de l’Hudson que, malgré la largeur du fleuve, les maisons, de l’autre côté, paraissaient n’être qu’au bout de la rue ; on apercevait les branches des arbres dénudés, les réservoirs d’eau sur les toits, chaque cheminée. […] Les pigeons dans les arbres nus avaient plus d’élégance que les pigeons restés sur le sol. Dans les buissons rabougris, une nuée d’étourneaux piaillaient au vent comme une rangée de joueurs de cornemuse écossais. […] Je me sentais somnolent. “Comme l’air est pur”, dis-je et je pensai : Si ça en valait la peine, je pourrais compter tous les cerclages de fer autour des réservoirs sur les toits et chaque nœud dans les planches. »
Pourquoi choisir ce passage précis, alors que tant d’autres auraient pu faire l’affaire ? Le musicien est un roman aussi saisissant que déconcertant par la finesse du regard du narrateur (Paul Auster a écrit avec justesse dans L’Art de la faim que « Charles Reznikoff est un poète de l’œil. Franchir le seuil de son œuvre, c’est pénétrer dans la préhistoire de la matière, se trouver exposé à un univers où le langage n’a pas encore été inventé »), un voyageur de commerce doué d’un sens précis de la formulation, sachant faire passer avec des mots simples la complexité de ce qui s’agite autour de lui. Ce singulier observateur se montre à l’écoute, sur une assez longue période, d’un ami d’enfance, Jude Dalsimer, compositeur dont la musique le laisse insensible (« Jude Dalsimer était peut-être un grand musicien. Je ne saurais dire […]. [Sa] musique me déroutait, tout simplement »). À chacune de leurs retrouvailles, le narrateur note que son ami semble de plus en plus égaré : qu’il sombre peu à peu dans la dépression, jusqu’à atteindre le dénuement le plus total. « Et la musique continuait. J’écoutais de temps à autre. Ce n’était jamais fastidieux et pourtant… je suppose que j’entendais une ligne mélodique mais je n’en apercevais aucune. La musique de Jude faisait plutôt penser au bruit du vent dans les arbres ou, plus précisément encore, au bruit du vent s’engouffrant dans une rue par une soirée d’avril, secouant les fenêtres et faisant grincer les enseignes de boutiques ; au bruit des vagues brisant sur le sable et parmi les rochers quand aucun baigneur n’oserait s’aventurer dans une eau aussi froide ; et, tout d’un coup – comment dire ? –, c’était le chant des oiseaux, mais non pas un chant ou un doux pépiement mais le chant s’élevant d’un arbre fourmillant d’oiseaux ou d’une prairie couverte d’oiseaux – d’oiseaux qui chantaient et chantaient encore et, bien que certaines notes auraient pu être décrites par les adjectifs “strident” ou même “discordant”, aucune, par contraste, n’aurait pu être qualifiée de “douce”. »
Emmanuel Hocquard a plusieurs fois insisté sur un bref passage où le musicien raconte au narrateur : « L’autre jour, je me promenais, plein de soucis, quand je vis cette inscription à la vitrine d’un magasin : “Cafétéria de Mme Smith”. Pas de nom chichiteux, rien de grandiloquent : simplement, voici la cafétéria de Mme Smith : entrez, si ça vous convient. » On pourrait en rester là, même s’il nous serait agréable de continuer, en resituant notamment l’intrigue dans l’histoire contemporaine – rappelant par exemple que tous les personnages sont juifs, ce qui n’est pas sans importance, notamment dans la partie du livre où les personnages observent la montée du nazisme, Lucy, la femme de Jude, lisant et annotant Mein Kampf – et en notant l’alternance irrégulière de passages en caractères romains (écrits sur le mode de « je ») et en italiques (sur le mode de « il », mais peut-être de la main du même narrateur). Relevons encore le nom de Paul Pasha, personnage inspiré d’Albert Lewin qui fut producteur à Hollywood avant de devenir le cinéaste fameux de Pandora, avec qui Reznikoff avait amicalement collaboré à la fin des années 1930 en tant que « lecteur de scénarios » – ce que fait Jude Dalsimer dans le roman, cette transposition nous conduisant à avancer, comme David Lespiau le remarque justement dans sa postface, que les deux personnages principaux nous apparaissent comme deux faces d’un même autoportrait du poète – leur singulière absence d’affinité ne les empêchant pas de se montrer inséparables sinon par la mort. Notons pour finir que la préface de Robert Creeley à la première édition américaine est pour la première fois traduite en français par l’auteur susnommé de la postface à ce « bref et grand récit américain sur la pensée d’un créateur ».

Coïncidence des publications simultanées : David Lespiau est aussi co-traducteur, avec Rafael Garido, d’un très beau livre de Miguel Casado, Le sentiment de la vue, aux éditions Zoème à Marseille – premier ouvrage intégralement rendu en français de ce poète espagnol au sujet duquel Roberto Bolaño a écrit : « La découverte de Miguel Casado m’a réconcilié d’une certaine manière avec les poètes de ma propre génération ». Dès la première page – dès le tout premier poème –, notre attention est sollicitée au plus vif : « Étendu dans l’obscurité, fenêtres / ouvertes, il respire l’air / des arbres, il voit l’ombre / encore plus noire que la chambre / des branches du mûrier, et l’étrange / lumière qui se diffuse dans le ciel. / Lumière de la nuit, / équilibre de vérité et de mensonge, / courant sans source. Il entend / l’égouttement léger de l’eau dans le canal, / tellement rare depuis des années. / Il entend ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas / résonne dans ses tendons. Lumière / de la nuit, sans savoir s’il reste du temps. »
Le sentiment de la vue est un titre magnifique (comme Le sentiment des choses de Jacques Roubaud ou Le sentiment de la langue, numéro de Change initié par Mitsou Ronat). Dans sa postface, intitulée Le sentiment du texte, David Lespiau parle « d’un bougé de la formulation pour saisir la pensée en mouvement » que doit atteindre le passage d’une langue à l’autre afin de transmettre le « sentiment de la vie » qui traverse « ce texte fort et singulier mais traduisible, donné au lecteur » :
« Une figure minime
s’approche de la caméra en courant,
lance quelque chose
avec un geste brusque des bras
et repart vite. Son agilité
lui donne l’air
d’une peinture néolithique.
Certaines lumières ressemblent à des feux de camp
Par leur mouvement. »
De retour dans mon atelier, je constate une fois de plus que la pile « poésie », au sol, ne cesse de gagner en hauteur, au risque de s’effondrer. Même si les ouvrages qui la composent ne se valent pas, tous me font signe : me conduisent à faire un effort, ne serait-ce que pour faire passer le fait qu’ils sont là – qu’ils ont été pour nombre d’entre eux fabriqués avec classe et ingéniosité graphique. La question n’est pas « que choisir ? », mais « combien de constellations bâtir ? » Si je ne devais me fier qu’à mon goût et ne cultiver que mes obsessions, les choses iraient plus vite – mais l’intérêt de construire par épisodes une sorte de bibliothèque éphémère (dont cependant les résonances persisteraient assez longuement) est d’entretenir sa curiosité et, ainsi, d’éveiller celle de qui nous suit. On s’épuise parfois à épuiser la pile, mais, rechargeant ses batteries, ont prend au passage un sacré viatique.

D’Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien, aux Éditions Lurlure, est la réédition d’un livre paru en 2005 chez Comp’Act, éditions naufragées depuis belle lurette malgré un catalogue d’une grande richesse (dont, parmi tant d’ouvrages aujourd’hui introuvables, l’extraordinaire Motus de Jean-Claude Montel). Ce « long poème polyphonique », je l’ai lu et relu avec, à chaque fois, un intérêt renouvelé, saisissant au vol quelques vers – mais comment en faire un montage qui tienne la route ? C’est toujours bon signe quand on ne peut réduire ce qui requiert un dispositif d’écoute permettant une véritable spatialisation des pistes à une narration « critique » monophonique. Alors – premier essai –, remonter une page, et même un peu plus, pour donner le ton : « Escargot face à la nuit, / escargot clos, muet. / Nuit / et des voix. / Des voix des voix partout, / des sortes de. / / Elles passent, elles / traversent, / ou bien habitent là / dans la petite boîte devant / qui s’ouvre d’un coup, / d’un coup elle s’ouvre dans le soleil / sous le préau / parmi les filles, / il y a celle-là / et elle brille, / les garçons ne regardent qu’elle, / restera-t-elle un peu debout sur le trottoir, / et ses longs yeux de fille, / de glycine, d’odeur, de fille, / – c’est midi sur le trottoir, / un poulain secouait la tête / pour fuir cette folie. / Ou, d’autres, les doigts gelés. / Sans cesse on plante des clous et on pique, / on tire à soi ce qui reste, / ce qui a tenu / « Ô ma Caverne, mon Gouffre, on dit, / je remonte mes dieux et mes diables, / mes bonnes bêtes fourchues têtues / de profonds parfums, des gestes légers. » / / Des voix, c’est l’insaisissable. »
Poème en vers courts, parfois récit en prose, voire conte où Escargot rime avec Alparegho, Pareil-à-rien : suspendu au fil du vivre, semblable à n’importe quoi tout en étant différent, nous dit-on, ce qui sonne juste. « On dit que parfois, la veille de leur mort, les yeux des grands princes voient la terre entière en détail, et comprennent tout ce qu’ils n’ont jamais compris, mais que cela reste collé sur leur langue, ou bien qu’ils ne parviennent pas à traduire ce qu’ils pensent pour la première fois dans cette parole totalement nouvelle qui leur est soudain parvenue. Le roi, surtout, éteint atteint et avait du mal à lutter contre une espère d’épuisement qui prenait tout son corps et son esprit à ce balcon ! Mais la reine, en fille, serrait les poings. »
Et, en faisant un bref retour en arrière :
« Il y a du silence sur le fleuve.
Maintenant
il y a un immense silence sur le fleuve
immense immense silence
du coton s’entendrait. »

État de mes lieux de Laurence Ermacova est le premier livre des Éditions du Bunker dirigées par Hélène Lécot, animées par « une urgence, avec l’envie féroce et enthousiaste de contribuer à faire connaître [divers états d’une] poésie émergente ». « Le bunker, c’est l’endroit où l’on se rend pour survivre, pour réfugier ce qu’on a de plus cher, sa vie. » De l’autrice, Laurence Ermacova, on apprend qu’elle vit à Berlin et parle le français, l’allemand et le russe. État de mes lieuxest écrit en plusieurs langues, et pas seulement celles déjà mentionnées. « Dans un entrelacs de mythologie et de paysages urbains ou sauvages, une voix trace le chemin d’une déambulation de l’Allemagne vers la Roumanie. On croisera Circé –
« je croise Circé sur le quai de la gare / ma sœur, ma féminité / ensemble nous traversons la place / tournons à gauche, passons une grille / franchissons la voie ferrée / De toute façon, elles étaient toutes trouées / / j’achète du lilas à une vieille femme / son foulard tissé de roses / ses mains pleines de fleurs / les squelettes déplumés de ses doigts / Tu sais, les ailes, c’est plus trop d’actualité / / nous descendons des escaliers / longeons des jardins, passons devant des immeubles / qui bombinent au soleil / le hurlement d’une sirène hallucine nos tympans / Ah oui, dit Circé, les sirènes, comment ai-je pu les oublier ?”,
– on fera hâte en forêt, on notera les signes et on suivra le fil étrangement tressé d’une écriture qui mêle les langues pour y créer des brèches et des respirations. Un voyage hypnotique. » Ces mots, je les entends dans ma tête, ouverte aux quatre vents, comme résultant une fois de plus de la projection sonore d’un mixage multipiste, avant de me mettre en quête d’un bref passage manifestant cette écoute non déconnectée du regard – envahie de bruits et simultanément parfaitement silencieuse (dans la solitude du bunker ?) –, sans prendre le risque de ruiner ce qui travaille l’espace de la page, et la typographie :
« sur le rebord de la fenêtre
un mégot de cigarette
l’odeur du présent
que l’on vient de fumer
et l’image d’une tong
rose rouge
qui subsiste
bitte bitte gehen Sie es mir
diesen verdammten kleinen schönen zarten Schluck
Leben
pour un court instant
encore »
Et pour prendre congé de belle manière (ces micro-lectures étant contraintes par l’usage d’un nombre prédéterminé de signes), les deux derniers vers de Crawl, tout dernier poème d’États de mes lieux : « elle m’entraîne à la nage // vers le reflet que me tend le miroir convulsif des mots »

Joyeuse entrée de François Liénard aux éditions de la Maison CFC à Bruxelles est une suite de poèmes d’une à quatre pages (deux le plus souvent) publiée selon l’ordre alphabétique de leurs titres : d’Adhémar Mertens à Zadkine au Zara. Citons pour commencer un fragment du deuxième, qui « traite » de l’Ancienne Belgique : « […] l’axe / / Rock and roll autour duquel tournaient des / Satellites appelés Caroline Music le disquaire, / La galerie Agora et ses boutiques de bagues / Et de cuirs, chez Arkel où les copines allaient / Se faire percer pour la énième fois les oreilles / ou le nombril, chez Try Me rue des Éperonniers / […] », convoquant (entre autres) Nick Cave, Jim Jarmusch, Iggy Pop et les Ramones (même loin de Bruxelles, on se trouve dans ce livre comme chez soi). En fin de parcours, on tombe sur quelques lignes au sujet de l’auteur, François Liénard, « micro-éditeur aux Éditions Qui Changent De Nom A Chaque Parution ». Six pages bien replies de titres du même auteur – de La découverte de l’effroi aux Éditions du Temps Lourd (2001) à Piriac à La Fabrique de Naufrages (2023) – témoignent de cette activité, certains publiés sous divers pseudonymes, dont René Magrille et Franck Ramone. Joyeuse entrée porte bien son titre : ce livre épatant d’un « héritier de la Belgique sauvage » apporte le meilleur de ce qui s’agite encore dans ce « gras village » ou « trou de mémoire qui a enfoui son patrimoine en parkings et tunnels nommé Bruxelles ». Qui y a fait quelques virées s’y reconnaîtra.
Qu’extraire de ces 140 pages plutôt denses, et souvent insolentes, pour inciter à en explorer la totalité (qui, je peux vous l’assurer, se lit en continuité) ? Ayant repéré un poème assez court nommé Odilon-Jean, je le reprends, certes un peu arbitrairement, mais en estimant qu’il fait parfaitement l’affaire : « Le numéro 50 est toujours amarré / À la rue Defacqz, alléluia, Bruxelles / A oublié de détruire cette caravelle / Conçue par Paul Hankar, c’est là que / / Vivait Odilon-Jean Périer, le jeune / Henri Michaux habitait au 69 entre / La propre maison de l’architecte et / Le nettoyage à sec, c’est l’époque où / / L’on ornait sa demeure de sgraffites / Avant de la gâcher de graffitis, “Je / Tirais les rideaux coloriés de ma / Chambre : j’étais dans une jungle / / Ardente et silencieuse, dans le pays / Des tapisseries”, la ville était habitée / De sphinges et d’anges, Odilon-Jean / Était un élégant avocat qui ne plaida / / Jamais, les articles du code civil ou / Pénal l’intéressant moins que ceux / Du Disque vert ou de Correspondance, / Sa façon de dire qu’il pleut ou qu’il vente / / Est exceptionnelle, elle s’apparente à / Celle de Drieu ou de l’Aragon des / Romans, mort jeune il ne connaîtra pas / Les affres de sa ville bien-aimée quoiqu’ / / Il pressentait son naufrage, “Je vois / Au loin la ville comme une bête noyée” / Et ses saccages, “une église pleine de / Sang se balance aux crocs des boucheries”.»

Quatrième recueil de dessins du dessinateur franco-argentin Micaël Queiroz aux Éditions Les Cahiers dessinés, sept ans après le précédent, l’excellent Entrée, plat dessert, Les Actualités rassemble 162 dessins parus dans la presse entre 2018 et 2023. Willem, qui est un maître aussi bien du dessin que de la critique minimaliste – les deux bien sentis –, écrit à propos de ce nouvel opus de Micaël : « Tout y passe, la culture, le télétravail, l’immigration, le climat, les produits bio, la guerre, mais surtout l’omniprésence de la connerie. » Frédéric Ciriez, préfacier des Actualités, relève que « voir le bureau de Micaël à son domicile parisien en dit long sur sa conception et sa pratique du dessin : une petite table bien rangée près d’une fenêtre inondée de lumière, quelques plumes et tubes d’aquarelle, un peu d’encre de Chine, un carnet à croquis, plus loin une pile de feuilles Canson A4, 185 grammes qu’il découpe lui-même, un ordinateur portable et un scanner. Autant dire pas grand-chose. Un mélange d’ascétisme joyeux et d’artisanat qui traduit son penchant pour les moyens limités […]. Une forme d’austérité qui reflète une quête de l’abstraction et du dépouillement. Une recherche de simplicité qui ne vient pas de nulle part, mais du travail et de l’exercice. De la répétition des gestes et de leur lente maturation. »

Si chaque dessin frappe instantanément, la plupart gagnent à être explorés – relus, revus, non en « dessin d’actualité », mais en pur concentré d’humour « férocement joyeux et salutaire », provoquant ce que Micaël « considère comme le plus beau des rires – le rire intérieur » (on est en accord parfait avec lui). Quelques exemples. 1. Deux « serviteurs de l’état » ordinairement interchangeables, vus de dos, ne regardant rien à travers la fenêtre qui leur fait face ; le premier dit au second : « – Avec le double vitrage, on n’entend pas la colère de la rue… » 2. Un père de famille déjeunant avec ses enfants : « – Faites attention aux bouts de plastique entre les arêtes ! » 3. Un couple détendu prenant congé d’un autre couple après le dîner : « – C’était sympa cette soirée à parler fiscalité. » 4. Batman, vêtu de son célèbre costume, pris en flagrant délit par un policier après le premier confinement : « – C’est 135 euros d’amende pour non-port du masque ! » 5. (Il est grand temps de repasser au mode image) :

(à suivre)
Xavier Girard, Matisse « Une splendeur inouïe », Découvertes Gallimard, mai 2024, 176 pages, 16,30€
Charles Reznikoff, Le musicien, Éditions Héros-Limite, mars 2024, 200 pages, 18€
Miguel Casado, Le sentiment de la vue, Zoème, mai 2024, 88 pages, 15€
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien, Éditions Lurlure, mai 2024, 96 pages, 17€
Laurence Ermacova, État de mes lieux, Éditions du Bunker, avril 2024, 104 pages, 17€
François Liénard, Joyeuse entrée, CFC-Éditions, mai 2024, 160 pages, 18€
Micaël, Les Actualités, Les Cahiers dessinés, mai 2024, 176 pages, 29€