Terrain vague (9) – Bande dessinée, etc.

© Christian Rosset

Il y a cinq ans, annonçant sur Facebook les titres de deux chroniques à venir pour Diacritik – Blutch à Strasbourg : Dialogues dans un autre paysage ; John Cage & après – je précisais le « principe » qui les sous-tendait : « Il ne s’agit pas d’un journal tenu par un critique, mais d’un journal dont l’écriture est perpétuellement en situation critique, comme au bord du précipice. » Je retrouve ces mots dans l’espace Souvenirs de ce réseau social, sans être absolument certain d’être aujourd’hui en parfait accord avec eux. Mais si j’y réfléchis, il me semble clair que ce précipice se trouve tout d’abord – et même matériellement – dans la tête : dans l’espace mental que construit le rêveur du Terrain vague quand il esquisse ce « journal de lecture » dont les chroniques ici publiées ne proposent que des états provisoires.

Ça fait tout juste quarante ans que s’est imposé en moi le désir de faire écho à ce qui prend d’autres formes que celle de l’inévitable « album de 48 pages cartonné couleur ». Résultat : deux ans par la voie des ondes (les émissions de création de France Culture : Nuits magnétiques, A.C.R.) ; puis deux autres, cette fois par écrit, dans les Cahiers de la bande dessinée ; et enfin une longue pause, rompue en l’an 2000 par un entretien d’une heure avec Jacques Loustal pour France Culture, et surtout en 2004, avec une série pour les Chemins de la connaissance : Territoires de la bande dessinée, qui sera prolongée par de nombreux essais radiophoniques, en parallèle à une reprise de l’écriture sur divers supports : papier, livre, internet.

Deux fois vingt ans, ça fait un bail. Mais on peut aussi penser que c’est trois fois rien : à peine le temps de noter quelques remarques, à rebours des idées reçues dans les « grands médias » où ne comptent que les chiffres de vente et certaines images qui prolifèrent partout, sur les murs, les affiches et les écrans. Alors, en ce début de printemps, que reste-t-il de l’élan initial, impulsé par la lecture d’auteurs publiés par Florence Cestac et Étienne Robial chez Futuropolis, comme Joost Swarte ou Edmond Baudoin ? Quid de « non épuisé » aujourd’hui pour relancer les dés ? Réponse ci-dessous, esquissée au crayon et à la gomme, mais non encrée, à partir de neuf ouvrages tirés de la pile des lectures en retard. So May we Start ?

1. Pour commencer, des nouvelles de L’Association. Après une belle salve d’ouvrages au premier semestre 2023, signés d’auteurs familiers de la maison (Julie Doucet, Matt Madden, Nicolas Mahler, François Ayroles, Vincent Vanoli, Étienne Lécroart, Baudoin & Troubs), rien de notable n’a suivi, sinon quelques rééditions « revues et corrigées », comme Broderies de Marjane Satrapi (passant de « Côtelette » à « hors collection » relié cartonné « avec tranches recouvertes d’un jaspage noir » et un « signet en soie noire assortie »), Suicide Total de Julie Doucet (non plus leporello, mais broché, de plus petit format) ou encore Fido face à son destin de Sébastien Lumineau : une suite de courtes histoires sans paroles, proposant des variations sur un étrange concept itératif, celui de « chien se cognant sur un réverbère et/ou sur ses congénères ». Parues à l’origine dans le Journal de Judith et Marinette en 1999, puis rassemblées et étendues en 2007 dans un volume de la collection « Shampoing » de Lewis Trondheim chez Delcourt, avant d’être « recolorisées » et une fois encore augmentées par leur auteur, ces planches minimalistes et poilantes sont plus que bienvenues en ces temps de naufrage. Extrait :

Fido face à son destin © Sébastien Lumineau : L’Association.

Passons aux parutions du premier trimestre 2024. Comme toujours, un coup d’accélérateur a été donné à l’approche du festival d’Angoulême. Premier livre, première surprise : Malgré tout je suis ici de Silki, traduit du coréen par Kette Amoruso.

« J’ai entrepris l’écriture de Malgré tout je suis ici à Angoulême, où je vis depuis 2016. Il s’agit d’un recueil d’autofictions où le réel et l’imaginaire se mélangent sans complexe. Elles retracent mon départ de Corée pour une école d’art indienne, les huit années sur place, ainsi que ma demi-décennie en France » écrit l’autrice en introduction à ce premier livre à L’Association qui impressionne par la singularité des tons – tant narratifs que graphiques – employés. Ressentant la nécessité de faire de ses expériences d’exilée matière à histoires, sous forme de nouvelle plutôt que de « roman graphique », et bien que ses « souvenirs [soient] plutôt négatifs », Silki se replonge dans le passé proche, ce qui a été, dit-elle, « extrêmement douloureux. Les sujets du racisme et de la solitude étaient moins difficiles à traiter, car l’intention et l’émotion sont claires. Par contre, le sujet des difficultés relationnelles était compliqué, car mes sentiments passés sont indicibles. Je devais trouver des phrases justes pour les expliquer. » La traversée de ce recueil fortement hétérogène et pourtant rigoureux (plus pensé que « jeté », et toujours traduit de manière adéquate : réaliste, animalière, grave, amusante, onirique, légère, appuyée…) pourra paraître çà et là déconcertante. Et le découpage en deux parties – Malgré tout / Je suis ici –, dont chacune propose sept séquences autonomes, conduira peut-être ses hôtes de passage à en privilégier quelques-unes. Reprenons pour finir les derniers mots de l’introduction de Silki à cette première publication en français : « Nous traversons une période extrêmement dure à l’échelle planétaire. Puisse mon livre apporter un peu de réconfort à ceux qui tentent de rester debout malgré tout, ici et maintenant. // Prenez soin de vous. » On reparlera probablement de cette étonnante autrice quand seront sortis en v.f., toujours à L’Association, ses deux premiers albums publiés par la maison d’édition coréenne Hyenamsa.

Malgré tout je suis ici © Silki : L’Association.

Yuna d’Anne Baraou (au scénario) et Vincent Vanoli (au dessin) est le quatrième ouvrage en un an de cet infatigable dessinateur – tous chroniqués ici-même.

Dans un entretien pour La lettre électronique de L’Association, Anne Baraou définit le point de départ de cette histoire fortement romanesque : « Dans cette époque de victimisation exacerbée, je me suis demandée quelles étaient les personnes qui, dans la société, étaient les plus malaimées ou rejetées, enfin je ne sais pas s’il y a un mot précis mais j’ai eu envie d’une histoire où s’entraideraient d’une façon ou d’une autre des personnes qui s’opposent, mais pour lesquelles ce n’est pas plus facile pour l’une que pour l’autre. » Deux personnages principaux : un gendarme et une femme Rom, autour desquels gravitent pas mal de personnages secondaires. Vanoli ayant trouvé comment les figurer, cette histoire s’est concrétisée par une suite d’échanges entre la scénariste et le dessinateur, dont le travail va bien au-delà d’une simple illustration de texte : « Je ne fais pas de recherche de dessins de personnages à l’avance, dit Vanoli au cours de ce même entretien, c’est le dessin de la page qui rend possible leur apparition. Sur les premières pages, je teste aussi l’ambiance, le style de dessin, le ton et comme ça me plaisait, j’ai senti qu’on pouvait continuer. Globalement, sinon, j’ai rajouté des passages de transition, j’ai avancé progressivement, pas à pas […], je ne voulais pas connaître toute l’histoire terminée en détail, je veux que l’histoire avance petit à petit mais une fois qu’une page est terminée, c’est comme si tout ce qui est raconté existe vraiment, et puis comme dans la vraie vie, où rien n’est écrit à l’avance, j’ai besoin de sentir le récit avancer de lui-même, la page d’après reste l’inconnu, comme un lendemain dans la vie réelle. » Et c’est bien ainsi que ça se passe pour qui entre sans préjugés dans ces pages qui respirent par tous les pores du papier.

Yuna © Baraou : Vanoli : L’Association.

Complètement Kafka du non moins prolifique Nicolas Malher, traduit de l’allemand par Aurélie Marquer, est le cent-dixième volume de la collection « Ciboulette » à L’Association (Yuna étant le cent-neuvième et Fido face à son destin, le cent-huitième).

Ayant passé plusieurs semaines l’été dernier à lire le premier volume de l’imposante biographie de Kafka par Reiner Stach, et m’apprêtant à faire de même l’été prochain pour le second, tout en ayant relu dans l’intervalle quelques pages des nombreuses traductions de livres de Kafka qui se trouvent – et pour certains depuis fort longtemps – dans ma bibliothèque, j’attendais impatiemment ce petit « frottage entre dessin et récit » de Mahler (à peine plus de cent pages). Rien que sa manière de représenter en quelques coups de pinceaux l’auteur de La Métamorphose (lui aussi étonnant dessinateur – on trouvera de libres interprétations de son œuvre dessinée dans Complètement Kafka), tel un idéogramme, pourrait suffire à notre bonheur (Hermann Kafka, Felice Bauer, ou Max Brod sont eux aussi formidablement figurés). Nicolas Mahler (toujours via La lettre électronique) : « J’avais Kafka en tête depuis longtemps, mais je n’arrivais pas à décider quel livre ou quelle nouvelle choisir comme fil conducteur. […] [Mais comme] j’aime beaucoup lire les lettres et les journaux intimes [et qu’] il s’agit d’un grand thème chez Kafka, j’ai décidé de dessiner une biographie. […] J’ai […] étudié les critiques contemporaines, qui n’étaient pas tendres avec Kafka. Évidemment, on peut se perdre dans ces recherches. La biographie de Kafka en trois volumes de Reiner Stach, par exemple, est si bien documentée que de nombreuses anecdotes et mythes sur Kafka y sont démentis. C’est dommage, car les mythes se dessinent mieux ! Il m’a donc fallu trouver un juste milieu. » Ce que Mahler accomplit en entremêlant, comme à son habitude, amour du sujet et humour – ce qui, concernant Kafka, va de soi.

Complètement Kafka © Mahler : L’Association.

Bien entendu cette biographie – ramassée, voire désossée – remet en jeu les plus fameux coups de dés littéraires de Kafka (dont les titres en français sont devenus parfois bien différents de ceux mémorisés dans ma jeunesse). On y trouve Gregor Samsa, Karl, Josef K. ou le « virtuose de la faim », tout comme les dents de Felice, la chevelure de Milena et les trois sœurs de l’auteur de Josefine, la chanteuse (nouvelle supposant de dessiner le « peuple des souris », dont une réplique d’Ignatz, personnage fameux de Krazy Kat d’Herriman). Après Joyce, Carroll et Thomas Bernhard, Kafka ne dépare pas la galerie de trophées de Mahler, décidément un des meilleurs lecteurs/dessinateurs, sinon le meilleur, d’entre les auteurs de bande dessinée. 

2. Deux livres maintenant, d’environ 250 pages chacun, imprimés en bi et en quadrichromie (faisant usage de la couleur avec parcimonie), l’un écrit et dessiné à deux mains et l’autre à quatre (mais sans dichotomie scénariste/dessinateur). Le hasard les a fait se suivre dans cette chronique ; mais ils ne sont pas sans point commun, comme on le verra un peu plus loin.

Sang neuf est le titre du nouvel album de Jean-Christophe Chauzy chez Casterman. Il traite d’un sujet que l’on pourra dire documentaire, sans pour autant refuser de frayer, selon l’état dans lequel se trouve l’auteur, à la fois sujet et personnage, côté fiction : rendant compte aussi bien de faits concrets que d’illuminations, ce qui fait que nous ne décrochons jamais.

Quel sujet ? En 2020, quelques mois après l’installation de Jean-Christophe Chauzy et sa famille à Lyon, on lui diagnostique une myélofibrose, ce qui signifie que sa moelle osseuse ne produit plus de plaquettes. Le pronostic vital est engagé : il doit subir une greffe dont sa sœur, compatible, sera la donneuse – avec le risque d’un rejet. Le malade retrouvera-t-il en fin de parcours un corps lui permettant, non seulement d’accomplir les menues tâches quotidiennes, mais aussi, et surtout, de dessiner ce qui lui est arrivé en quelques centaines de planches ? La réponse est simple puisque que le résultat est là, sous nos yeux. Nous le lisons, et c’est la preuve ultime d’une guérison. Malgré l’acharnement du mauvais sort (l’hospitalisation s’étant passée durant la pandémie de Covid-19), Chauzy comme celles et ceux qui l’ont accompagné, soigné, ont gagné le combat pour la vie. « J’ai mis un an et demi à survivre, m’apercevant que j’étais devenu un autre », dit-il. Et maintenant que le miracle a eu lieu, il faut témoigner – ce qui n’est pas si simple, même après s’être retrouvé un corps.

Sang neuf © Jean-Christophe Chauzy : Casterman.

Le projet de Sang neuf est la transmission d’une expérience, en mettant sur la table – de travail, donc d’opération – autant d’informations brutes que de réflexions sur ce qui s’est agité intérieurement, dans tous les sens du mot. Certaines séquences, comme apparemment surgies sans effort, nous donnent le sentiment d’avoir été rêvées. Le trait, les empreintes du pinceau, pourtant loin d’être relâchés, nous permettent de saisir ce qui se passe quand on s’abandonne – mais à quoi ? À son triste sort ? Non… Plus simplement au temps, qui se montre aussi bien destructeur que réparateur. Cette mise en œuvre impressionnante, où la part de labeur pour donner corps à l’image doit se faire en sourdine, touche clairement à l’intime, mais avec le vœu d’atteindre à l’universel – un simple témoignage sans afféteries valant pour tous. S’il y a quête d’empathie, elle s’accomplit avec pudeur, même s’il arrive que cette entreprise, qui donne corps à l’image et aux mots, et sens à ce qui se produit entre les deux, se barre dans des zones un peu « limite », d’un lyrisme volontiers extravagant (comme chimiquement dopé). Mais ces battements entre calme et agitation ont le mérite d’apporter du rythme : de secouer la narration, nourrissant ainsi l’image de sang neuf. Pour cela, on est preneur. Et on comprend que la réalisation de ce terrible chantier ait été encouragée par les proches de l’auteur. Il n’est d’ailleurs pas absurde d’émettre l’hypothèse que la pratique de la bande dessinée, qui n’engage pas seulement la main, le cœur et le cerveau (comme on le croit trop souvent), mais le corps dans son ensemble, aura largement contribué à ce retour chez les actifs : « Je ne suis pas définitivement guéri. / Sans doute y aura-t-il d’autres alertes, d’autres zigzags. / Mais je savoure la possibilité d’un futur. / Il m’a été rappelé que j’étais mortel. / Mais je suis en vie. »

Au pied des étoiles est un livre écrit et dessiné par Edmond Baudoin (né en 1942) et Emmanuel Lepage (né en 1966) publié chez Futuropolis. Contrairement au précédent, je ne l’ai pas lu en continuité (ce qui est probablement un tort), mais en le traversant par séquences plus ou moins arbitraires, et selon diverses entrées – le dessin, ou plutôt les rencontres parfois étranges entre les dessins de deux auteurs, certes compatibles, mais ouvertement différents, conduisant à s’égarer dans ce labyrinthe pourtant organisé, voire tendu par une volonté de dire et de montrer. Comme l’écrit l’éditeur (Claude Gendrot) : « Des planches de l’un, des planches de l’autre, m’arrivaient dans le désordre. Même si je savais leur intention, même si j’avais discuté avec eux de ce que serait le récit, je mesurais bien le risque que ce livre soit un brin foutraque. […] Mais au bout du compte […] ce livre est une merveille de richesse et de clarté. Je veux dire lumineux. »

Leur intention ? « Aller voir les étoiles sous le ciel du Chili dans le désert d’Atacama pour les dessiner, à l’invitation de José Olivares, professeur de physique à Grenoble. » Mais voilà – bis repetita – ce voyage devait avoir lieu en 2020, et non seulement la Covid 19 a dérouté l’affaire, mais Emmanuel Lepage, le plus jeune, s’est trouvé atteint d’une tumeur cancéreuse. Il a fallu attendre que tout se remette, sinon en place, disons en état de marche pour que l’aventure démarre enfin, de manière autre que prévue – et quoi qu’il en soit, irracontable en quelques mots, ce qui ne nous ennuie pas, bien au contraire… Les résumés bricolés à la hâte étant prohibés au Terrain vague, on préférera toujours montrer une double page :

Au pied des étoiles © Baudoin / Lepage / Futuropolis.

La maladie a effacé la différence d’âge, attisé le sentiment d’urgence, donc le désir d’apprendre à vivre enfin, pour reprendre les mots arrachés à Jacques Derrida, alors qu’il se savait condamné : « Nous sommes structurellement des survivants […] Mais la survivance, c’est la vie au-delà de la vie, la vie plus que la vie […] car la survie, ce n’est pas seulement ce qui reste, c’est la vie la plus intense possible. » Baudoin l’écrit avec netteté : « La vieillesse attendra » et Lepage est travaillé par le « besoin de vivre intensément, de dire radicalement, de dessiner inlassablement », notamment ce qui se passe au Chili qui « bascule vers un plus de démocratie avec l’élection de Gabriel Boric, jeune candidat de la gauche unie. » Comme quoi le hasard – le bon ou mauvais sort – est maître du jeu. Pour le reste, il faudra attendre un peu avant de se risquer à analyser ce qui s’y raconte ; et surtout confronter plusieurs lectures, toutes différentes, de cette fiction documentaire (qui n’a heureusement rien à voir avec ce qu’on entend par « docu-fiction ») composée de journaux intimes et de notations sur le vif, où, une fois encore, reportage brut et réflexion, rapport d’enquête et spéculation, remarques amusées et gages de sérieux sont entremêlés, de manière parfois inextricable, et surtout solidaire – deux corps, deux mains, deux regards, deux écoutes pour un seul objet livre où, malgré les différences manifestes des deux coauteurs, se prend parfois à oublier qui a fait quoi.

Au pied des étoiles © Baudoin : Lepage : Futuropolis.

Baudoin & Lepage (aux mots et à l’image) : « J’ai toujours aimé les tempêtes / La fin de quelque chose. Enfant, je rêvais de tempêtes balayant les palaces de la Côte d’Azur. Hop… Emportés. / J’ai toujours aimé l’idée de la révolution. Et elle est ici… Autour de nous. » Le lecteur se met alors en recherche d’une nouvelle entrée – toutes les pages ne le permettant pas –, avant de refermer provisoirement le livre, afin des passer à d’autres ouvrages dont il espère qu’ils génèreront, eux aussi, une forme de résistance.

 

3. Des quelques essais sur la bande dessinée (et heureusement parfois avec, mais ce ne sont pas, hélas, les plus nombreux) qui me sont parvenus, j’en tire deux de la pile : le premier, pour son sujet (puisqu’il y est question de Terrain Vague), et aussi parce que son auteur publie simultanément une bande dessinée assez singulière (à mille lieues cependant de celles que Losfeld a publiées) ; le second, parce qu’il tente d’user l’inépuisable, donc de faire le ménage plutôt que sauver les apparences, du côté de la ligne claire.

Éditer des bandes dessinées pour adultes. Éric Losfeld et le Terrain Vague (1964-1973) de Benoît Preteseille, aux Impressions Nouvelles, est « une enquête approfondie sur les conditions matérielles, artistiques, sociales et symboliques, qui ont permis l’existence d’une collection fondatrice pour la bande dessinée pour adultes en France. » Il paraît que c’est André Breton qui a trouvé le nom la maison d’édition d’Éric Losfeld, sans savoir que Losfeld signifie en flamand « terrain vague » : « Breton était d’une ignorance notoire en matière de langues étrangères », écrit ce dernier dans son livre, Endetté comme une mule. C’est en 1955 que Losfeld crée Le Terrain Vague, après avoir animé pendant trois ans les Éditions Arcanes. Il faudra attendre 1964 pour que paraisse Barbarella de Jean-Claude Forest, première incursion d’une maison d’édition déjà intéressée par le dessin (notamment de Topor ou de Gébé) en territoire de bande dessinée à la frontière. Une souscription avait été lancée deux ans auparavant, et l’argent récolté avait aidé à faire paraître Marchand du sel de Marcel Duchamp. Même si je place plus haut Les colères du mange-minutes, le deuxième épisode des aventures de Barbarella, il faut reconnaître que la sortie du premier a fait date : grand succès – et formidable ouverture. Dix-neuf ouvrages paraîtront au total, bouclant un corpus devenu assez rapidement mythique, même si nombre d’entre eux sont aujourd’hui bien oubliés, sauf des collectionneurs et de quelques auteurs de bande dessinée, dont Benoît Preteseille.

Éditer des bandes dessinées pour adultes © Benoît Preteseille / Les Impressions Nouvelles.

Issu d’une thèse soutenue en 2020 à l’Université de Poitiers, Éditer des bandes dessinées pour adultes est dense, solidement informé, et plutôt bien illustré : les citations prolifèrent, ce dont on ne se plaindra pas. Et l’enquête auprès des (sur)vivants a porté ses fruits. Parmi tant de témoignages éclairants, celui de Joëlle Losfeld, fille d’Éric et elle-même éditrice, qui raconte à Preteseille « l’ambiance très particulière » du Terrain Vague : « D’abord, c’était une librairie. Et qui dit librairie dit porte ouverte. Donc on voyait mon père tout de suite, il était dans la première pièce. Il travaillait de six heures du matin à neuf heures et demi-dix heures. Et ensuite, il se mettait les pieds sous la table et il attendait les gens qui venaient le voir. Et c’était plutôt un forum de discussion […] une sorte de lieu de rendez-vous. » Impossible de résumer en quelques lignes cette histoire de surgissement d’une bande dessinée libre, car enfin détachée du public enfantin (non seulement par la présence manifeste d’érotisme, mais aussi pour cause de « changement de forme »). On en conseille fortement la lecture, surtout en ces temps d’effacement programmé de ce qui fut dans l’air du temps – celui de l’avant, de pendant et de l’après 1968 – qu’il est de bon ton, parfois non sans raison, de trouver irrespirable aujourd’hui. [En aparté. On notera que ce livre n’est pas une première : Sexties, les filles du Terrain Vague est sorti en 2020 aux Éditions PLG. Même si moins « complet », et bien qu’il faille une loupe pour le lire – un peu comme pour Saga de Xam de Nicolas Devil et Jean Rollin, publié en décembre 1967 par Losfeld –, cet essai vaut le détour.]

Je m’interroge : de ces dix-neuf livres, quels sont ceux qui préservent leurs pouvoirs, indissociables, de subversion et de séduction ? Ce qu’ils risquent, c’est de ne trouver place que chez les esprits nostalgiques qui furent touchés, ne serait-ce que par d’infimes résonances de ces publications (faute de posséder les livres du Terrain Vague, je garde précieusement les numéros de Hara-Kiri où ont été prépubliées les pages de Guy Pellaert découvertes au moment de la puberté, même si j’ai bien du mal à faire renaître autrement que par le souvenir les émois propres à ce temps-là). Cependant, l’intérêt que leur porte Benoît Preteseille, né fin 1980, donc bien après la publication de la dernière bande dessinée (par ailleurs pas terrible) du Terrain Vague, semble prouver le contraire. Comme il est temps de conclure, une simple question : de ce corpus, quel ouvrage emporter sur l’île déserte ? Je dirai pour ma part Valentina de Guido Crepax (1969), le seul ouvrage (avec quand même peut-être Barbarella) dont il me plairait de posséder la première édition.

Benoît Preteseille publie simultanément chez Atrabile, L’Oubliée, une bande dessinée en bichromie, entre carnet de reportage et empreintes fictionnelles, se frottant au conte et à la méditation, donc à la lecture des traces. Qu’en dire ? sinon que, comme l’a clairement énoncé Jacques Roubaud, l’essentiel de la mémoire, c’est l’oubli. Et que le magnétophone est une machine à collecter ce qui se trouve au bord de l’effacement : comme une dernière saisie du réel avant fermeture. C’est ce qu’on lit en ouverture : « Ça enregistre là ? Oui, je vous écoute ». Le micro (qu’on ne voit dessiné que dans une des dernières pages) est en direction d’une vieille dame « célèbre » qui vit au milieu d’un fatras d’objets, comme si elle était devenue gardienne d’un cabinet de curiosité. « Je suis membre d’une société d’archéologie. De temps à autre, on m’envoie une caisse remplie de bouts de trucs. Parfois c’est juste un caillou. À d’autres moments, je perçois l’empreinte d’une main humaine. Là le travail commence. » Où est passé le passé ? pour reprendre un titre de Laurent Olivier et Jérôme Prieur. Et que faire des traces de ce passé ? Partir de Je me souviens ou de J’ai oublié ?

L’Oubliée © Benoît Preteseille : Atrabile.

Benoît Preteseille fait le portrait de cette Oubliée dont on ne sait si elle a réellement existé – et peu importe, le travail d’écriture sur papier la rendant plus vraie que nature. Ce qu’on retient, c’est le temps qui passe, le tempo retenu de la lecture, accordés à la fable, aux objets, aux corps et aux nuages : « les nuages… qui sont une des choses… les moins utiles aux humains… servent à cela, je crois : une vidange d’images. » La vieille dame pense souvent à un façonneur d’objets qui après avoir « longtemps recherché l’harmonie et la perfection en plâtre, en bronze… […] s’est tourné vers la céramique, et n’a plus produit que des formes repoussantes : des objets gluants, des bébés cireux et baveux, des masques qui ricanent ou grimacent. C’est une idée étrange de s’entourer de choses si terribles… Une façon de se repousser soi-même pour mieux préparer sa sortie ? » Alors, que retient-on après lecture de cette histoire ? Peut-être justement l’importance de trouver une manière de préparer sa sortie, dont – si notre mémoire résiste à son effacement programmé – on saura un jour faire bon usage…

Neuvième et dernier livre de cette petite suite : Tintin au-delà des idées reçues de Patrice Guérin aux Impressions Nouvelles, un éditeur qui n’est pas en manque de titres au sujet d’Hergé et de ses créatures (Benoît Peeters n’y étant pas pour rien). De manière presque « traditionnelle » depuis quelques années, c’est à Stanislas qu’est revenu la tâche de composer le dessin de couverture, ce dont il s’acquitte toujours avec classe (on espère un recueil prochain de ses images où l’univers inimitable du maître belge se trouve interprété de manière non moins inimitable). Comme son titre l’indique, Tintin au-delà des idées reçues cherche à faire le ménage du côté des contre-vérités concernant Tintin et Hergé qui circulent couramment, confrontant vingt-deux d’entre elles à la réalité des faits. Nommons-en cinq : Georges Remi était un mauvais élève en dessin ; La grand-mère d’Hergé a vécu à l’adresse qui a inspiré celle de Tintin ; La Castafiore chante faux et sa voix brise le verre ; Les premières insultes du capitaine Haddock proviennent de Céline ; Le père de Tintin n’aimait pas les enfants. Cela s’adresse bien entendu au premier cercle des tintinophiles en quête de tout ce qui peut alimenter leur addiction. J’avoue ne pas faire partie de ce cercle. Mais il m’arrive parfois de céder, comme c’est le cas avec cet ouvrage plutôt amusant qui nous permet de réviser nos connaissances, car, qu’on le veuille ou non, pour plusieurs générations Tintin a été comme le lait maternel : une nourriture nécessaire, voire indépassable, pour grandir, et aussi (et peut-être surtout) pour s’abandonner et rêver. 

Sébastien Lumineau, Fido face à son destin, L’Association, août 2023, 56 pages, 12€
Silki, Malgré tout je suis ici, L’Association, janvier 2023, 168 pages, 22€
Anne Baraou et Vincent Vanoli, Yuna, L’Association, janvier 2023, 136 pages, 18€
Nicolas Mahler, Complètement Kafka, L’Association, mars 2023, 128 pages, 22€
Jean-Christophe Chauzy, Sang neuf, Casterman, mars 2023, 256 pages, 26,90€
Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage, Au pied des étoiles, Futuropolis, mars 2023, 264 pages, 28€
Benoît Preteseille, Éditer des bandes dessinées pour adulte, Les Impressions nouvelles, février 2024, 296 pages, 28€
Benoît Preteseille, L’Oubliée, Atrabile, février 2024, 120 pages, 17€
Patrice Guérin, Tintin au-delà des idées reçues, Les Impressions nouvelles, mars 2024, 208 pages, 18€