Avec La Zone verte d’Eugène Dabit, publié le 7 avril 2023 dans la toute nouvelle collection « Paris Perdu », les éditions L’Échappée nous emmènent dans la campagne parisienne de l’entre-deux-guerres sur les pas de Leguen, parti de Paris « sur la route de Mantes » avec deux paniers sous le bras pour ramasser du muguet dans les sous-bois.
Pourtant, la bouche du métropolitain au carrefour des boulevards Barbès et Rochechouart sur laquelle s’ouvre le roman rompt avec l’atmosphère bucolique annoncée par le titre. Et c’est bien là tout l’intérêt : il s’agit de donner au lecteur ou à la lectrice l’envie de fuir comme Leguen la turbulence bruyante et sale de la zone grise pour une échappée – puisque « le printemps vous poussait à quitter Paris, même un seul jour ! » (p. 19). L’exclamation de Leguen au discours indirect libre inclut le lecteur ou la lectrice, l’engageant à le suivre pour retrouver la « »barrière », accueillante, silencieuse, campagnarde » qui était jadis, avant la guerre, à la porte de Clignancourt et qui depuis a reculé devant l’avancée de la ville. Déjà, à la fin des années 1920, l’agrandissement de Paris modifie les paysages : il faut donc s’éloigner encore des « baraques pouilleuses du marché aux puces » et des « constructions neuves du »plus grand Paris » qui avaient fait craquer sa ceinture » (p. 20). Quittant le bruit des autos, des camions, des tramways, la tristesse des voyageurs pressés et la misère des ouvriers captifs des usines, le récit s’aère à mesure que Leguen s’avance à pied en suivant la Seine, rêve devant les collines d’Argenteuil et se perd en s’éloignant de la route de Mantes pour arriver finalement dans les environs de Pontoise, à Boismont.
Le personnage de Leguen et le romancier Eugène Dabit
Leguen est un peintre au chômage qui, reprenant de temps à autre du service, « sans plaisir barbouillait des enseignes » (p. 23). Marqué par ses trois années de mobilisation, cet ancien poilu est à la fois désabusé et désireux de liberté : il a refusé de reprendre son travail après la guerre, d’autant plus que sa femme Suzanne l’avait quitté peu de temps avant l’Armistice. Aussi Leguen a-t-il suivi l’atmosphère générale du retour de la guerre, caractérisée par la défiance envers les « professeurs d’héroïsme et de vertu » et le désir profond de « vivre libre, au jour la journée, qu’importe ! » (p. 23). L’intrigue de La Zone verte se situe donc après la guerre de 14-18, et plus précisément après les années 1920-1928 – « le temps de la prospérité, des combines, on prenait sa revanche de quatre années de servitude et de misère » (p. 23) –, vers 1930, alors qu’ « insensiblement une nouvelle guerre avait commencé, silencieuse et blanche, pour gagner sa croûte, dénicher une place, et [que] cette fois on trouvait des ennemis dans tous les camps » (p. 23).
À plusieurs égards, le personnage de Leguen ressemble à son romancier Eugène Dabit, ainsi que la passionnante et efficace préface d’Édouard Jacquemoud nous l’apprend. Comme Leguen, Dabit est parisien – il a passé son enfance dans le 18e arrondissement où commence son roman – et artiste peintre – bien qu’il s’agisse là d’une peinture différente de celle de son personnage ouvrier en bâtiment car l’écrivain a fréquenté l’académie parnassienne de la Grande-Chaumière. En 1929, son premier roman L’Hôtel du Nord prend déjà une teinte autobiographique et populaire puisqu’il s’inspire de l’hôtel que ses parents ont acheté au bord du canal Saint Martin quelques années plus tôt. Tout comme Leguen, Dabit observe « la vie, nue » (p. 10) de Paris et sa réalité parfois choquante, ce qui lui donne envie de s’en éloigner et de parcourir la campagne. Cependant, dans son souci de sensibilité et de sincérité propre au courant de l’école prolétarienne d’Henry Poulaille, La Zone verte ne cherche ni à enjoliver la campagne, ni à diaboliser Paris. Aussi, Édouard Jacquemoud nous laisse le soin de nous faire notre propre idée : « roman de l’espérance… ou bien de la désillusion ? » (p. 13). En effet, quelle sera la vision de Leguen sur Boismont lorsque, un an après son séjour à la campagne, il reviendra la voir à vélo ? Si, comme on le sait depuis Baudelaire et Jacques Roubaud, la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, en est-il de même pour « la Zone verte » ?
Comme on serait bien à la campagne !
S’il était présenté de manière plus comique, Leguen pourrait être l’héritier de Bouvard et Pécuchet qui, dans le roman homonyme de Flaubert, rêvent de campagne. En effet, en Candide parisien, Leguen rêve par exemple « de vivre dans une cabane, avec un bout de terrain où cultiver des légumes, sans se soucier de personne » (p. 181). La naïveté du citadin qui rêve d’une vie rurale alors qu’il est incapable de tenir une scie bien longtemps est cependant moins ridicule que les tentatives effrénées des personnages flaubertiens pour faire éclore le progrès en Normandie. Car Leguen souhaite vivre à l’écart pour renouer avec ses ancêtres et oublier « les menaces de guerre, ces millions d’hommes entassés dans leurs villes, toutes ces inventions qui vous poussent chaque fois un peu plus avant sur une route infernale » (p. 181). Leguen pourrait être l’un de ces antimodernes de la littérature française dont parle Antoine Compagnon et qu’il décrit comme ceux qui expriment un doute, une nostalgie, au modernisme et au culte du progrès plutôt qu’un rejet pur et simple. À travers le souhait de son personnage de résister à la modernité́, Dabit annonce sans doute aussi les désillusions contemporaines à venir, telles que la guerre qui éclatera bientôt et la folie de l’urbanisation qui rognera sur la « zone verte ».
Par surcroît, malgré son envie naïve d’un bonheur tranquille à la campagne, il y a comme un désir profond de dignité dans l’élan qui pousse Leguen à quitter Paris, « ce Paris où l’on s’écrasait » (p. 25). Aussi le voyage à pied du personnage associe-t-il, comme chez Rousseau, la rêverie et la réflexion politique sur l’existence de labeur que mènent les habitants des faubourgs pour tout juste pouvoir vivre : ils « n’essayaient pas de briser leurs chaînes. Leguen se redressa. Il était libre » (p. 25). Son départ de Paris répond donc en grande partie au souhait de distinction et de liberté qui l’anime.
En effet, au fur et à mesure du roman, le caractère de Leguen se forge à travers son désir de se distinguer, en commençant par se signaler comme un Parisien échappé de la grande ville. Tantôt rêveur, tantôt ironique, tantôt critique, il laisse dans les bois « une émotion subite s’emparer de son cœur » (p. 25), n’hésite pas à se moquer des Parisiens qu’il imagine désœuvrés en terrasse – « les veinards sirotaient leur apéro ! » tandis que « ça devait puer l’essence et le goudron » (p. 21) – et se laisse surprendre par la découverte des fleurs de la forêt qui le ravissent tant elles diffèrent des fleurs qu’il peignait parfois, « des fleurs pour personnes qui ne voient pas la campagne, aux formes monotones et pauvres, dans son métier on appelait ça »décoration artistique » ! » (p. 47). L’éloignement de la ville et la découverte de la campagne participent de la formation du regard de Leguen, et cette distance semble lui être salutaire. On retrouve ici la sensibilité de Dabit, présenté par Édouard Jacquemoud dans sa préface comme un observateur sensible du genre humain et dont « [l]a curiosité ne s’alimente pas à la source du spectaculaire, ni davantage à celle de l’extraordinaire, mais s’éveille au contact d’une certaine simplicité, ou »authenticité », qui s’exprime de toutes parts – à condition de savoir écarter les yeux et prêter l’oreille » (p. 9), – ce qu’il semble trouver dans les faubourgs parisiens aussi bien que dans les sous-bois de l’Île-de-France.
D’ailleurs, à peine exprimé, l’émerveillement ressenti au contact du grand air et des forêts trouve son contradicteur dans le personnage de Négrel, un ouvrier parisien travaillant dans les environs et que Leguen rencontre en arrivant à Boismont. Négrel ne jure que par sa moto « pour filer à Paname… vu qu[‘il] déteste la cambrousse » (p. 27) et avertit immédiatement Leguen de la compagnie qu’il va trouver dans le coin : « Toi, tu arrives. Tu connais pas les péquenauds » (p. 31). Justement, les circonstances vont permettre à Leguen de prolonger sa partie de campagne, lui donnant ainsi le temps de se forger une opinion sur la « cambrousse » et ses « péquenauds ».
Un 1er mai à la campagne
« Par exemple, la signification d’un 1er mai à Boismont ? Voilà qui n’est pas aisé si vous connaissez mal les paysans » (p. 70) : telle est la première question sociale à laquelle Leguen se trouve confronté. À son arrivée au Mont Rouge, on le prend pour un terrassier ou un maçon venu travailler sur le chantier de construction du lotissement « Bel-Air », dirigé par la société Le Grillon, et l’on craint qu’il ne soit venu de Paris « pour monter la tête aux terrassiers, à la veille du 1er mai… » (p. 33). En effet, sur le chantier, seuls les ouvriers parisiens veulent faire 1er mai. Or, comme le dit la chanson populaire (notamment réinterprétée par Marc Ogeret), « un premier mai sans colère, ce n’est pas un premier mai ; un premier mai sans colère, ce n’est pas un premier mai… ».
Negrel, qui travaille à Bel-Air, introduit Leguen aux problématiques d’un 1er mai à la campagne : « Là-haut, on est une trentaine, seulement une bonne moitié des types sont de la région, ils refusent de marcher après-demain avec nous. Tu les comprends ? » (p. 31). Les travailleurs ne sont pas unis et la distinction entre les ouvriers parisiens et les autres se fait cruellement ressentir. En France, à la fin des années 1920, la journée internationale des travailleurs n’est pas encore généralisée. Après le débrayage des travailleurs aux États-Unis en 1886 pour réclamer la journée de travail de huit heures – notamment bien montré à l’écran dans le documentaire « Ni Dieu ni maître » de Tancrède Ramonet – et l’instauration trois ans plus tard du 1er mai comme journée de revendication par l’Internationale ouvrière, les premières manifestations en France sont encore largement réprimées. Au début du XXe siècle, seul le conseil municipal de Paris décrète que le 1er mai est un jour férié mais il faudra attendre l’année 1941 pour que la fête du travail soit nationale. On comprend donc qu’à l’époque du roman de Dabit, le 1er mai peine encore à rassembler les travailleurs en dehors de la capitale.
À Bel-Air, si le chef de chantier Baffeux surveille les Parisiens, « des unitaires qui avaient cherché à faire nommer des délégués sur le chantier et complotaient depuis une semaine, en vue de leur 1er mai » (p. 41), le surveillant Monart « s’en fout » (p. 54) comme le rapporte l’ouvrier Cressel, lui-même indécis sur la conduite à tenir. Avec son camarade Griot, ils sont convaincus qu’il faudrait se rassembler avec les autres plâtriers de la région, mais rien ne sera organisé en ce sens, malgré les encouragements de Leguen : « Alors, qu’est-ce que vous attendez ! […] Demain, vous dites non à vos patrons !… » (p. 54). Mais finalement, seuls quelques ouvriers refuseront de travailler le 1er mai, sans que cela émeuve beaucoup la petite société de Boismont. Ce jour-là, Leguen retrouve les Parisiens de Bel-Air, Ronis, Milliat, Douard et Ducouderc, qui jouent à la manille en évoquant leurs souvenirs de manifestations d’après-guerre, regrettant de faire « le 1er mai en pères tranquilles » (p. 85) et songeant à leurs camarades de Paris où « certainement que les choses ne s’étaient point arrangées comme à Boismont, où l’on n’avait même pas aperçu un gendarme ! » (p. 85). Or, comme le dit encore la chanson, « un premier mai sans flicaille, ce n’est pas un premier mai ; un premier mai sans flicaille, ce n’est pas un premier mai… ».
On peut également s’interroger sur l’attitude ambiguë que Leguen paraît entretenir à l’égard de la journée des travailleurs. D’une part, sa quête du muguet participe d’une vision dépolitisée du 1er mai, faisant dire à l’aubergiste Bergès « Voilà une fameuse idée ! À présent, le 1er mai, c’est la fête du muguet pour les Parisiens » (p. 40). D’autre part, refusant de chômer ce jour-là, il abandonne finalement ses paniers pour commencer à peindre l’auberge du Vrai Mont-Rouge. Adoptant la posture du touriste étranger aux problématiques politiques et sociales de Boismont, il choisit d’agir en individualiste et se distingue du collectif des terrassiers de Bel-Air. Enfin, Leguen est malgré tout présenté comme un idéaliste, préférant la posture de l’observateur distancié plutôt que celle de l’unitaire actif. Aussi, tout en regardant au loin les paysans « partis comme de coutume à l’ouvrage » (p. 70), il devise sur une union possible entre ouvriers et paysans : « Ah ! certes, le paysan n’y comprend rien, ce 1er mai reste pour lui un jour comme les autres… Cependant, […] les gens de la campagne connaissent d’autres misères que celles que peuvent leur apporter les saisons. »Ils devraient se rendre compte qu’ouvrier et paysan c’est du pareil au même, quand on doit gagner sa croûte ! » » (p. 71). À travers les réflexions de Leguen, le roman de Dabit pourrait bien plaider pour une Internationale ville/campagne qui fait encore défaut à la veille de la Seconde Guerre Mondiale.
La vie à Boismont
Le séjour de Leguen à l’auberge du Vrai Mont-Rouge offre aussi un point de vue sur la vie campagnarde. Tout en louant la possibilité d’une vie paisible et d’une solitude champêtre idéale pour Leguen qui aime à se promener dans les bois matin et soir, le roman montre aussi des aspects plus nuancés d’une existence menée aux confins de l’Île-de-France.
D’abord, le travail à la campagne est un sujet brûlant car « le boulot ne va plus » (p. 53). Lorsque Leguen rencontre Cressel et Griot qui travaillent à la plâtrière de Vincourt, les deux ouvriers se plaignent de la diminution de leur salaire : « depuis un an ça fait quarante pour cent de diminution » (p. 53). Plus tard, Griot témoignera de la difficulté grandissante de trouver du travail pour son aîné qui « s’est rapproché de la capitale, il travaille dans une usine d’Argenteuil qui fabrique pour la guerre » (p. 181), avant de partir à son tour, tandis que son camarade Cressel finira à l’hospice. Même la société de construction du lotissement de Bel-Air fera finalement faillite. Ainsi, la concurrence des chantiers parisiens et l’attraction de la grande ville qui vident la campagne, ajoutées à la conjoncture moins faste qu’au sortir de la guerre, tout cela tend à fragiliser la région de Boismont. Pourtant, Leguen tente de distinguer les conditions de travail des ouvriers et des paysans pour comprendre ce qui différencie la capitale de la campagne : « Leguen ne veut point établir des distinctions, il s’en fout de dire qu’une espèce d’homme travaille plus qu’une autre ! Mais, n’est-ce pas, il y a travail et travail, celui dont on sait les raisons, le but, dont les conditions d’exécution sont acceptables, et l’autre… Leguen connaît le sort des ouvriers parisiens. […] Les paysans ? Il le voit s’arrêter, souffler, regarder le ciel ; ils ont des gestes lents, larges, libres, de vrais gestes d’homme ! Ce n’est pas dans les usines de banlieue qu’on peut se permettre ça ! » (p. 70). Dans un élan lyrique optimiste, Leguen fait l’éloge des conditions de travail des paysans qui ont l’avantage d’œuvrer au grand air et avec lenteur, à l’inverse du « temps des ouvriers » à l’usine – notamment bien représenté dans le film-documentaire homonyme de Stan Neumann.
Ensuite, comme pour faire revenir Leguen à la réalité, le roman met l’accent sur les drames qui se déroulent à la campagne : concurrence économique féroces, injures et violences, désertions et faillites, maladies et suicides… Les habitantes et habitants de Boismont ne sont pas épargné·e·s par les tragédies humaines : ce sont là des événements qui se rapportent à la vraie misère finalement découverte par Leguen, « une misère d’hommes rancuniers, âpres, taciturnes… » (p. 195), mais ils en disent aussi long sur les difficultés des années 1920 car « finie, l’époque de la prospérité ! » (p. 241). L’air champêtre que découvre Leguen n’est donc pas exempt des malheurs contemporains, ce qui le rapproche finalement de l’air étouffant de la capital.
À cet égard, les proximités entre Paris et la région de Boismont ne sont pas seulement spatiales, car Leguen décèle également des ressemblances humaines. Celles-ci se font jour à travers l’usage des comparaisons entre les habitants de la zone verte et les Parisiens. On peut penser aux médisances qui délient les langues à l’heure de l’apéritif le dimanche, à Boismont autant qu’à Paris. Bien qu’il ait été écouter le chant des oiseaux pour fuir les racontars, Leguen ne peut manquer de les entendre en rentrant à l’auberge du Vrai Mont-Rouge : « comme à Paris, c’était la même lutte d’homme à homme qui se poursuivait. Mais, ici, rien ne vous en détournait – il faut croire que le spectacle de la nature laisse le paysan indifférent ? – et les propos se faisaient plus rusés, plus vivaces, plus haineux et destructeurs qu’à la ville » (p. 93). Comme à Paris, les rumeurs vont bon train, et même pire ainsi que le confirme l’emploi du comparatif de supériorité « plus ». Au moment de faire le bilan de son séjour à la campagne, Leguen se sent « peut-être moins léger, avec quelques illusions disparues » car finalement les hommes de Boismont « ne valaient pas mieux que les Parisiens » (p. 179).
Paris vu depuis la « zone verte »
Boismont se situe à une cinquantaine de kilomètres de la capitale et cette proximité distante en fait un lieu propice pour forger un regard sur Paris, tour à tour réaliste, critique et fantasmé.
D’une part, Paris apparaît comme la ville de la fête et de la liberté. Les bordels parisiens exacerbent les désirs des personnages masculins – l’aubergiste Bergès va souvent à Paris pour se rendre dans « une maison » – et la possibilité d’une vie amoureuse anonyme pousse les jeunes amants Maurice et Juliette à s’y installer. Même Leguen songe à rentrer à « Paname » car la vie citadine permet de « vaincre la solitude » et ses divertissements d’ « oublier la mort, qu’on sentait rôder par la campagne, le soir venu » (p. 171). D’autre part, Paris est présentée comme un lieu d’espoir pour sortir de l’univers étriqué de Boismont, limité à l’auberge, au Café-Tabac et au chantier de Bel-Air. La vie à la campagne semble réduire l’homme à la solitude des bêtes et à l’hostilité avec les autres humains, tandis que « l’homme des villes, lui seul, malgré ses misères et ses folies, tenterait tout au moins un effort pour éviter cet immense échec » (p. 194) : tel est l’espoir que formule Leguen à l’issue de son séjour à Boismont. Ainsi la capitale représente-t-elle un « horizon » (p. 109) de désirs pour les personnages en mal de compagnie.
Enfin, Paris est vue comme une ville monstrueuse en comparaison de la beauté de la forêt où Leguen ramasse du muguet dans les bois. La ville natale du personnage lui semble être un lieu de vie factice, démesurément anthropisé, et elle lui apparaît « laide et monstrueuse, avec ses arbres malades, ses squares tristes, ses bois de Boulogne et de Vincennes où des autos et des foires coloniales rappellent l’homme » (p. 47). Mais le néo-romantisme de Leguen rencontre le pragmatisme des ouvriers qui témoignent des problèmes de trouver de l’embauche à Paris pour les terrassiers qui subissent la concurrence des pelleteuses, appelées les « casse-bras », car elles peuvent être conduites par n’importe quel ouvrier. Paris semble alors être la dévoreuse des ouvriers spécialisés, signant la mort du « vrai terrassier… » (p. 106). Par surcroît, la monstruosité de la capitale aussi liée au fait qu’elle condense indéniablement un très grand nombre de travailleurs. Leguen qui, en Rastignac sans ambition, contemple Paris au loin croit voir « une étendue bleue, aussi simple et unie que la mer », dessille finalement ses yeux pour voir apparaître « quelque quatre millions d’hommes qui couvrent la plaine, eux, leurs maisons, leurs monuments, leurs usines » (p. 214). La prise de conscience de l’ampleur de la capitale, qui va jusqu’à atteindre et ternir zone verte, accentue la nostalgie d’une campagne préservée rêvée et qui n’existe presque déjà plus.
La mort de la « zone verte » ?
En effet, entre la grande banlieue et la campagne, quel est le statut de Boismont dans une époque où Paris s’étend ? Si Boismont est désigné comme « la campagne » (p. 162) par Marthe Bergès qui refuse de suivre Leguen à Paris, les autres personnages ont tendance à nuancer cette appellation. Pour Hervau, le tenancier du Café-Tabac, Boismont ne représente pas la campagne qui attirerait les Parisiens en quête de nature et de ruisseaux où aller pêcher. Quant à l’ouvrier breton Ducoudrec, il considère Boismont comme « la grande banlieue, tu sens Paris dans l’air et on cesse pas d’en parler » (p. 108), appellation qu’adopte ensuite Leguen en parlant de « cette grande banlieue de Paris que devient lentement l’Île-de-France » (p. 179). Le statut de Boismont change selon les discours des personnages, suivant que c’est un paysan venu d’une région excentrée qui parle ou un parisien ayant connu la banlieue ouvrière des faubourgs parisiens. Cependant, il est vrai que Paris semble proche, notamment parce que la Seine assure une continuité entre la capitale et ses environs, dans les paysages et les imaginaires. C’est bien ce que semble signifier la rêverie des ouvriers parisiens que viennent de rejoindre Leguen au soir du 1er mai et qui regardent Paris au loin : « Ils n’avaient pas quitté du regard cette flèche étincelante, la tour Eiffel dont ils imaginaient la carcasse étrange se reflétant dans les eaux boueuses de la Seine – qui coulait au large des hauteurs de Boismont, à Andrésy et à Conflans » (p. 109).
Enfin, l’aspect tentaculaire de la capitale qui déborde sur sa banlieue et excède ses « fortifs » ou sa « ceinture » (p. 20) est souligné par Leguen lorsqu’il rentre de la campagne en pédalant et arrive dans la banlieue, dont « les frontières sont indécises, pénibles à franchir » (p. 215). En effet, « cette banlieue qui évoque pitoyablement la campagne » (p. 216) a l’aspect d’un village mais est annoncée par une odeur écœurante. La banlieue n’est plus la zone verte mais elle n’est pas non plus encore Paris : elle est un entre-deux « infernal » qui nourrit la ville, la « fait vivre », « lui donne sa puissance : centrales électriques, foules ouvrières » (p. 216). Et peut-être est-ce là la découverte majeure de Leguen à la fin du roman. Son parcours depuis la campagne jusqu’à Paris le mène finalement au cœur de la banlieue parisienne et c’est pour lui un véritable apprentissage, un « spectacle sur lequel ses yeux se sont grand ouvert » (p. 216). La banlieue telle que la découvre Leguen serait donc un vestige nostalgique de la zone verte, celle qui a disparu et « où l’on ne peut connaître que la petitesse de l’homme, sa misère, mieux se souvenir du paradis qu’il a perdu » (p. 215).
Avec cette première publication qui ressuscite le Paris de Dabit et sa région, le pari est donc réussi pour la prometteuse collection « Paris Perdu » des éditions l’Échappée. Et les autres ouvrages en préparation sont les promesses d’autres belles découvertes à venir !
Eugène Dabit, La Zone verte, Préface d’Édouard Jacquemoud, éditions L’Échappée « Paris Perdu », avril 2023, 234 p., 17 €