Estelle Benazet Heugenhauser: Ce qui entre, ce qui sort, ce qui vit, celles qui meurent (Le Régime Parfait)

Le régime parfait, premier roman de l’écrivaine et chercheuse Estelle Benazet Heugenhauser, est un texte au style corrosif qui produit avec une noire jouissance une réflexion politique sur le corps, ce qu’on y met, ce qui en sort, sur les forces tant physiques que politiques qui le mettent en mouvement et le figent.

Corps

Le régime parfait se présente comme le monologue intérieur de Madame Perez. En attendant indéfiniment ses enfants, alors qu’une inondation s’est déclarée et progressera tout au long du livre, elle commence par se remémorer des scènes du passé et glisse bientôt dans une réflexion obsessionnelle sur la nourriture et les violences faites aux femmes. Bien qu’il présente peu à peu tous les aspects du délire, le monologue cherche à serrer quelque chose qui constitue peut-être le plus Réel, un Réel saisissable seulement dans le délire, parce qu’un Réel fou : celui du rapport au corps, de ce qui y entre et ce qui en sort, mais aussi le Réel des inégalités, des violences, des forces de destruction qui traversent ce corps. Dans ce contexte, tandis que la nourriture est habituellement liée au plaisir et aux pulsions de vie qui nous habitent, l’écriture d’Estelle Benazet Heugenhauser opère un retournement par quoi la mort et la destructivité se révèlent être des aspects essentiels de notre rapport à la nourriture, celle qu’on mange, qu’on prépare et conserve.

Politique de l’absorption

Ce que Madame Perez appelle « le régime parfait » constitue un programme révolutionnaire contre le « régime politique alimentaire » dominant jusqu’à maintenant, celui basé sur une inégalité par laquelle les « garçons » sont davantage nourris que les « filles » : « Depuis des millénaires, c’est toujours pareil, les garçons grandissent grâce à notre chair et nos os, les garçons construisent le monde avec notre chair et nos os ». La distribution inégalitaire de nourriture produit les corps des « garçons » comme corps grands, forts et musclés, tandis que le corps des « filles », privé de nourriture, est produit comme corps affaibli, mou et menu.

Madame Perez s’appuie alors sur une reformulation des thèses défendues par certaines théoriciennes féministes comme, en France, Priscille Touraille, qui considèrent que les différentiels de taille et de poids chez les mâles et les femelles humaines sont le résultat de rapport sociaux de domination produisant des inégalités dans la manière de (se) nourrir. Reformulé dans les termes de Madame Perez : « Les filles ont la dalle, elles n’ont rien à bouffer, c’est pour cette raison que les femmes sont en moyenne plus petites que les hommes, c’est pour cette raison que les femmes pèsent moins en moyenne que les hommes, c’est ce que les scientifiques appellent normalité ».

Cette soi-disant normalité biologique est une construction du régime politique alimentaire du patriarcat, ce dernier étant appelé « Tribunal des pères » par Madame Perez. Mais, pour celle-ci, ce n’est pas le « tribunal des mères », lorsqu’il est à la solde de celui des pères, qui pourra opérer la révolution nécessaire. Elle ne pourra advenir que dans une opposition franche et un retournement, la mise en place du « Régime parfait » : « C’est pour cela qu’il faut imposer cette politique alimentaire basée sur la soupe pour modifier l’évolution des corps des garçons. Nous les surveillerons, nous observerons les premiers signes de leur affaiblissement, moins de muscles, plus d’eau, moins de biceps, moins de pectoraux, plus de flasque, plus de capitons. Le sang des garçons se transformera en soupe, la soupe irriguera le cerveau des garçons. Le sang des hommes n’existera plus, les cerveaux des hommes n’existerons plus. Les garçons seront réduits en bouillie »

Pour Madame Perez, seule une politique révolutionnaire qui s’oppose frontalement aux normes produites par le patriarcat serait à même d’opérer le renversement nécessaire. Pourtant, la visée de cette politique révolutionnaire de la nourriture n’est pas la réparation, car aucune réparation n’est possible. Le préjudice subi par les femelles humaines et les femmes est trop grand, irrécupérable. « Pour demander réparation, il faudrait leur demander les corps, les montagnes de corps », aucun tribunal ne peut obtenir la réparation d’une telle dette.

Forces corporelles, forces sociales, forces cosmiques

Dans Le régime parfait, ce n’est pas seulement la question de la nourriture qui est en jeu, mais toute une physique qui va d’une discipline minutieuse des corps féminins jusqu’au déchainement des forces cosmiques.

Le « régime » renvoie au régime disciplinaire qui autorise, ou non, certaines positions, certaines manières de se tenir ou de se comporter. La discipline des corps – par exemple le fait de ne pas rester à quatre pattes pour Madame Perez – est produite par le risque de violence : « à quatre pattes, un objet peut s’introduire ». C’est la menace de la violence qui justifie les limites qui s’imposent au comportement. C’est également le cas de la distribution genré des possibilités d’habiter l’espace. L’employé de la Mairie vient « prévenir » (ou plutôt menacer) Madame Perez qu’il est dangereux que sa fille, Salomé, joue dans le champ derrière la maison : « une mauvaise rencontre est vite arrivée, une camionnette s’arrête au bord de la route et c’est fini ». Ainsi, à nouveau, la menace de violence à l’encontre du corps des femmes sert de fondement aux confinements de ces corps. Ce que dénonce Le régime parfait, c’est que les femmes sont, par la menace de la violence, à la fois maintenues à l’intérieur, privées de nourriture, et contraintes dans leurs mouvements. Que peut un corps dans ces conditions ?

 

Au-delà des forces du corps individuel, Le régime parfait mobilise les forces telluriques ou cosmiques qui, dans leur développement, semblent désigner l’avancée (« inéluctable » dit la postface de Cindy Coutant) de la catastrophe : à ce titre, l’eau n’est pas seulement celle de la soupe qui affaiblira le corps des garçons, elle est aussi celle qui encercle les corps et les met en danger. Tout au long du récit, la pluie ne cesse de tomber, tandis que l’eau ne cesse de monter du sol. Tout est trempé. Le plus étrange est peut-être que cette catastrophe se présente comme une ambiance générale, elle ne constitue rien d’exceptionnel mais plutôt une forme de catastrophe quotidienne qui n’inquiète pas outre mesure Madame Perez, comme celle qui s’installe à travers les bouleversements climatiques en cours et à venir.

Le temps lui-même apparait comme l’une de ces forces cosmiques contre laquelle la résistance du corps humain parait toujours précaire : le thème de la conservation de la nourriture par la congélation apparait comme un thème central. Que signifie de congeler ? L’usage des forces physiques pour maintenir dans la fixité et le silence, éviter en même temps la décomposition et l’évolution, serait une sorte de métaphore pour notre époque d’inaction climatique.

Écriture de la pulsion de mort

L’écriture d’Estelle Benazet Heugenhauser semble parfaitement calibrée pour saisir l’imminence de la destruction parce qu’à même la langue, elle réussit à faire passer quelque chose de la décomposition et de la violence qu’on peut attribuer à la pulsion de mort. C’est une écriture d’une paradoxale vitalité destructrice, qui découvre le mortel dans le vivant comme elle découvre la vérité dans le délire.

La psychanalyse nous informe que la répétition joue un rôle important comme expression de la pulsion de mort, et comme insistance du Réel traumatique. Dans cette langue du délire qui cherche à cerner au plus près un Réel indicible, le rythme est notamment construit par les nombreuses répétitions : « le nourrisson-garçon chiale et ses cris s’harmonisent aux sons des pets de sa mère, le nourrisson-garçon geint comme les pets de sa mère, l’adolescent-garçon geint comme les pets de sa mère et l’adulte-garçon continue de geindre comme les pets de sa mère, ils ne font que ça, ils geignent toute leur vie, leur vie est un pet infini […] ».

Ces tirades, dans la violence de l’expression et du contenu, font penser au SCUM Manifesto de Valérie Solanas. Comme Solanas, il s’agit d’opérer un retournement des discours et pratiques misogynes dans une forme de misandrie radicale. Tandis que Solanas invitait à « détruire le sexe masculin », Madame Perez pose comme but du nouveau régime politique alimentaire que les garçons soient « réduits en bouillie ».

 

Les répétitions sont aussi parfois le fait d’une écriture qui se veut objective, proche en cela des expérimentations de Monique Wittig dans L’Opoponax. En dehors des tirades politiques, le monologue de Madame Perez est également un enchainement de descriptions d’actions ou d’états dont on peine à saisir la finalité. On assiste (comme malgré nous) à une sorte de scenario ou chorégraphie précise qui semble jouer le rôle d’un rituel défensif pour conjurer l’horreur et le danger : « Je me lève et ramasse le rouleau de plastique, je le traîne vers la deuxième partie de la pièce, je déroule le plastique dans l’autre sens, je recouvre l’autre partie du salon. Les ciseaux glissent, ça se coupe tout seul ».

Le retournement final, par quoi l’horreur surgit au détour d’une phrase, achève d’opérer la révolution par quoi « le régime » vient à désigner le potentiel de destruction, de soi et des autres, lié notamment à la nourriture. Le thème de la maternité démoniaque s’y ajoutant, on peut dire que Le régime parfait incarne ce que Judith Butler rappelle à propos de la pulsion de mort dans La force de la non-violence : « Il y a dans l’amour ou attachée à l’amour une force destructrice qui pousse les créatures humaines vers la destruction et l’autodestruction, y compris la destruction de ce qu’elles aiment le plus ».

Estelle Benazet Heugenhauser, Le Régime Parfait, postface de Cindy Coutant, éditions Rotolux Press, 2022, 13 €

Le régime parfait a été écrit lors d’une résidence aux Limbes, à Saint-Etienne, pour l’exposition-traduction réalisée avec Cindy Coutant, « Jupiter Space, l4bouche traduit Zoë Sofia »

Une lecture-présentation aura lieu ce 24 juin, 19h, à la librairie Un livre, une tasse de thé (36 Rue René Boulanger, 75010), animée par Lauren Malka.