Lettre de Pierre Vinclair à Yves di Manno

© Pierre Vinclair

À l’occasion de la réédition des Célébrations et de « Péninsule » (textes initialement parus en 1980 et 1989) en un seul volume, sous le titre de Terre ancienne (Monologue, 2022), Pierre Vinclair adresse cette lettre à Yves di Manno.

            Cher Yves,

            Je suis venu, comme promis, lire Les Célébrations dans le Cimetière des Rois de Plainpalais. C’est le printemps, les oiseaux s’égosillent et les herbes dopées percent la terre sous laquelle gisent les morts — et parmi eux, à quelques mètres du banc d’où je t’écris, sous la coupe en brosse d’une décoration de buis, Jorge Luis Borges.

            Ce n’est pas seulement la présence de Borges (non plus que le calme bucolique de l’environnement sonore, auquel on n’accède d’ailleurs pas sans un effort d’abstraction, à même de faire oublier la scie puissante des travaux, de l’autre côté de la rue) qui m’a poussé à venir te lire et t’écrire ici : le Cimetière des Rois, comme tu le sais sans doute, se situe au bout de la presqu’île de la Jonction (qui a fait l’objet d’un livre de Martin), coincée entre l’Arve (la rivière de Fabienne) et le Rhône (dont j’essaie de m’occuper) : je me trouve donc dans ce minuscule triangle de Genève qui secrètement (les gens normaux l’ignorent, bien sûr) se prête avec une certaine assiduité au travail collectif du poème. C’est un lieu favorable. Comme apparaît favorable le fait qu’ouvrant le livre en toute innocence, et alors que je viens de décrire la tombe de Borges, je lise : « Masques graves et gris : de glaise, de buis, d’argile, de cendre. » (p. 15)

            En entrant peu à peu, buis contre buis, dans ce poème doublement éloigné —parce qu’il est la reprise d’une publication ancienne, et parce qu’il s’appuie sur une description de la culture guayaki que je ne connais pas (je n’ai lu de Pierre Clastres que La Société contre l’État) — j’ai d’abord du mal à savoir où se situe ton autorité : quel est le degré de ton intervention sur la matière première ? À quel degré faut-il encore t’imputer — à toi, l’Yves de 2022 — ce texte écrit il y a quarante-cinq ans ? Mais ce trouble a sa contrepartie positive : étant ainsi obligé de prendre la voix qui s’y offre comme celle d’un « sujet indécis » (peut-être toi et peut-être un autre) je porte d’abord mon attention sur la forme, davantage que sur ce que « tu » y écris. C’est ainsi que je remarque que les Célébrations comportent 7 ensembles, les 6 premiers étant composés de 6 pages (chacune de 7 « quatrains de prose » plus 1 ligne) et d’1 « huitain de prose » en interligne double (dont le dernier vers, après un double-saut de ligne, ne compte que quelques mots), et le dernier s’offrant sous l’allure d’un précipité (en « huitain de prose ») des six précédents. Tout dans cette forme extrêmement précise, concertée, cultive l’indistinction du vers et de la prose (un peu comme dans le « vers justifié » de Ch’Vavar) — mais aussi de la partie et du tout. Aussi, quoiqu’une telle structure n’entrave pas la lecture et puisse à la limite ne pas même être remarquée par un lecteur pressé, il me semble évident qu’ici le sens du poème ne se créé pas par synthèse hasardeuse, dans le va-comme-je-te-pousse de la lecture linéaire : il y a un organisme qui précède et rend possible chaque phrase, de telle sorte que me semble réglée en amont une partie de la question du sens : le poème a un corps. Quel que soit son « message », il existe.

            Je continue donc ma lecture comme libéré de la pression de faire absolument sens de chaque phrase, laissant à la structure de prendre sur elle ce que je ne peux attribuer à ce sujet que je trouvais, plus haut, indécidable. Cela n’empêche que des formules frappent, émeuvent, indignent (entre bien des exemples : « la colonisation des ventres », p. 36 ; « être le figurant, le figuré », p. 66) et, au-delà des images, qu’on parvient peu à peu à reconstruire quelque chose comme, je ne dirais pas le discours du poème, mais tout du moins, son drame figuratif : les femmes, les guerriers et les conquérants, le chaman, le chant en sont les personnages récurrents, de même bien sûr que « Chachubutawachugi », cet « instructeur de la féminité » (p. 67) qui « rêve le temps » (p. 68). Leurs rapports dessinent des enjeux, ethnologiques, culturels, politiques, que l’on peut tenter de reconstituer, comme si on avait là les pièces d’un puzzle. Ce qui me frappe plus encore, c’est que s’y joue le contraire d’une « appropriation culturelle » (ce dont on rend coupable les Bourgeois  blancs d’Angleterre qui arborent des Dreadlocks, par exemple) : l’édification d’un refuge, à même de sauver une portion du monde guayaki tellement menacé, déjà éteint peut-être — et ce dans la forme, par le pouvoir du thermos formel du poème.

            Si bien que le trouble, l’indécision dont je parlais tout à l’heure, finit par apparaître comme relevant moins des contingences de ma lecture (c’est une réédition d’un livre ancien ; je n’ai pas lu tel livre de Clastres) que comme le propos même du poème : échapper à son propre peuple pour rejoindre les minoritaires, ce faisant contribuer à secouer les hégémonies et les identités au nom desquelles se commettent les viols et les violences de l’histoire : « Connaître l’infériorité, être un arbre, être un autre. Être celui que nul n’a droit d’être. Être le second, le tiers. Être dessous. » (p. 66) Certains diront peut-être qu’à la fin des années 70, il était courant, pour un jeune homme, d’embrasser cette éthique que tu formules à l’occasion du portrait de Chachubutawachugi — alors j’ajouterai que cet idéal nous manque aujourd’hui, où une telle profession de foi retrouve son souffle salutaire. Du reste, tu écris un peu plus bas : « N’être à sa place nulle part. Imposer ces refus, leur donner vie. » Et donner vie, non se contenter d’asséner ces refus, est précisément l’objet des Célébrations, à un double titre : c’est ce qu’elles racontent, mais c’est aussi ce qu’elles font : voilà « le chant ». Le poème, à qui revient d’animer le trouble, en est lui-même tout troublé. Il ne cesse en effet de superposer la description, ou le récit des conditions de possibilité du chant (en puisant dans les ressources culturelles du peuple objet d’ethnographie) et le chant lui-même. Superposition qui se retrouve jusque dans la forme indécidable (vers ? prose ?) si ingénieusement manigancée.

            Je referme le livre. Que ce soient les restes de Borges qui reposent là, juste à portée de ma main, me perturbe et m’émeut. Je sais quand même que le pouvoir d’animation du chant ne sera pas suffisant pour le ressusciter, mais je dépose Terre ancienne devant la tombe, en équilibre contre le buis, pour prendre discrètement ce portrait de vous deux — dont on peut dire aussi que c’est tout autre chose.

© Pierre Vinclair

Yves di Manno, Terre ancienne, Monologue, avril 2022, 104 p., 15 euros