Le livre de Virginie Poitrasson pourrait être lu comme une sorte de phénoménologie bizarre. Sous le corps propre, sous le corps phénoménal, il s’agirait de faire advenir un autre corps délirant qui ne serait pas celui de la folie psychiatrisée mais celui par lequel le corps se désagrège, se multiplie, bifurque constamment, devient le monde autant que le monde devient le corps. Ce corps est celui de la sensation, du souvenir, comme il est celui du rêve, ou celui de l’écriture, le corps tel qu’il advient par l’écriture.
Merleau-Ponty a développé l’idée selon laquelle le corps n’est pas un objet mais est à la fois moi et ce par quoi il y a un monde pour moi, le corps étant l’ensemble des perspectives par lesquelles j’ai des perspectives sur le monde, perspectives que j’appellerai « monde ». Dans Le pas-comme-si des choses, Virginie Poitrasson pourrait partir de cette idée mais pour la déplacer ou l’approfondir, ou la radicaliser, de telle sorte qu’apparaît un autre corps dans le corps : un corps délirant pour un monde délirant. La distinction, la distance entre moi et le corps, entre le corps et le monde, s’abolit. L’écriture de Virginie Poitrasson est celle d’un continuum ou d’un chiasme entre moi, le corps, le monde, et dans lequel ces entités habituellement différenciées tendent à se confondre, se rejoindre, s’entrelacer. Les principes de ce chiasme sont doubles : porosité et devenir, tout étant poreux à tout, tout devenant et ne cessant de devenir.
Dans Le pas-comme-si des choses, le corps est sensation, ensemble de sensations. Les sensations, ici, ne sont pas seulement ce qui permet la perception d’objets extérieurs, le vecteur par lequel le corps et l’esprit seraient informés du monde, encore moins la réalité par laquelle l’esprit serait au courant du corps. Dans ce livre, la sensation est ce qui contracte le corps, l’esprit, le monde, ce par quoi les trois se confondent, s’entrelacent en un bloc où chacun passe dans l’autre, devient l’autre et devient autre : « Je suis devant ma tasse de thé et je regarde au-delà de la tasse dans un espace à l’intérieur de mon crâne qui est aussi là devant moi ».
Le corps flotte en l’air, devient tel objet, devient maison, devient pluie, vent, eau. La maison devient aussi le corps, comme l’air devient le corps, ou la pluie, la rivière. Ce corps n’a pas de bornes, de frontières, il n’a ni forme ni identité. Il est l’ensemble des sensations, c’est-à-dire des devenirs, qui le composent, le décomposent, le recomposent en autre « chose ». Un corps poreux, devenant sans cesse. Et ce n’est même pas un corps mais plusieurs, mille – corps nouveau à chaque fois, le corps poreux n’étant que la somme, la limite de tous ces corps qui apparaissent et disparaissent.
Un tel corps, s’il est la condition de mon rapport au monde, fait du monde une réalité elle-même éminemment poreuse, sans cesse en devenir : les objets n’ont plus de forme, ils sont autre chose que ce qu’ils sont, leur caractère d’objet s’efface au profit d’une mobilité constante, leurs significations s’évanouissent. Le monde devient flux, comme le corps, comme l’esprit ou le Je. Les mots « monde » ou « corps » perdent eux-mêmes leur signification, cessant de se référer à quelque chose d’objectif, de vérifiable, d’expérimentable : ces mots n’existent qu’en dehors du chiasme, se rapportent à des « réalités » n’existant qu’à l’intérieur d’un certain point de vue, alors qu’ici, dans l’expérimentation qui irrigue ce livre, ils n’ont plus lieu d’être.
Le Je qui scande le texte s’efface. Ce n’est pas qu’il n’insiste pas mais il ne parvient pas à s’énoncer à partir d’une expérience de lui-même qui l’assurerait de son existence, de sa permanence, de son identité. Hume écrivait que lorsque l’on cherche le Je, on ne trouve qu’un ensemble de sensations et perceptions. C’est cette absence d’expérience du Je qui est centrale dans le livre de Virginie Poitrasson : le Je persiste dans l’énoncé et l’énonciation mais son être ne peut être qu’absent. Comment pourrait-on être un Je lorsque l’on ne cesse de devenir, lorsque l’on est par définition poreux ? Ce qui remplace le Je, ce sont des milliers de Je apparaissant, disparaissant, évanescents. Au lieu du Je, le chiasme, les blocs de sensation au sein desquels subsiste un Je flottant, mobile, spectral, errant, qui ne peut que constater sa propre irréalité au profit de la réalité du délire, sa propre transversalité au sein d’une transversalité générale du monde, de soi, des choses, de la pensée.
Le livre de Virginie Poitrasson serait du côté d’un empirisme radical, installé dans l’enfer ou le cauchemar de la philosophie platonicienne, aristotélicienne, cartésienne, tant ce livre inverse ou renverse ce que ces systèmes ont pu établir de frontières, de murs pour fonder leur pensée du corps, de l’esprit, du monde, du Je. Par exemple, les rapports entre le corps et l’esprit sont redéfinis au profit d’une immanence pure. Virginie Poitrasson s’intéresse à l’esprit dans la mesure où il échappe à la conscience, à la volonté, à la raison, c’est-à-dire à l’intention du sujet, à la maîtrise, à la signification. Cette faculté qu’a l’esprit de se perdre lui-même, c’est le rêve. Le pas-comme-si des choses est jalonné de rêves qui ne sont pas différenciés de la sensation mais sont pensés comme ce qui arrive au corps. Le rêve n’est pas une représentation irrationnelle ou fantasmatique du corps, il en est un état, ce par quoi le corps échappe – comme pour la sensation vécue de manière radicale – à son ordre biologique, organique, social, au profit de devenirs. Par le rêve, la porosité du corps s’affirme, comme s’affirme la porosité de l’esprit. Le corps et l’esprit ne sont pas ici deux entités distinctes, l’esprit ne se représente pas le corps, le corps n’est pas soumis à l’esprit. Dans le rêve, quelque chose arrive au corps spirituellement, un événement spirituel du corps qui est bien du corps autant que de l’esprit, un désordre du corps qui ne peut survenir que spirituellement, une porosité et une puissance de transformation du corps qui ont pour condition l’esprit. Le rêveur ne fait pas que penser : il est aussi un autre corps qui devient, un autre Je qui erre.
Il en est de même pour le souvenir, celui-ci renvoyant moins à un passé qu’il n’est créateur de présences, de fantômes, de devenirs. Celui ou celle qui se souvient devient au présent son souvenir, le passé et le présent formant un bloc qui, là encore, rend les identités et les différences troubles, équivoques. Pour la narratrice flottante du livre, le souvenir de celle qui s’est noyée, et qui la hante, est autant l’occasion de sensations et perceptions inédites qui confinent à l’hallucination, que d’identifications ambiguës. Le corps vivant semble en un sens devenir le corps de la morte, la narratrice vivante pouvant aussi bien être une autre narratrice, celle qui est morte noyée – l’image du corps noyé, flottant, porté et emporté par le courant, échoué, pouvant d’ailleurs valoir comme définition du corps poreux et devenant de celle qui demeure en vie, de son Je toujours flottant.
Pour Virginie Poitrasson, ce qui arrive au corps, à l’esprit, au Je, au monde, arrive aussi par l’écriture. Le pas-comme-si des choses est un livre écrit, ce qui advient existant dans et par l’écriture, étant un événement de l’écriture. Là encore, Virginie Poitrasson se situe en dehors de la logique de la représentation pour faire s’étendre les relations et mouvements du devenir. Par l’écriture, le corps devient réellement autre, et de même l’esprit, le monde, le Je. Par la métaphore, par les glissements sémantiques, par la contraction des champs lexicaux, etc., le livre entraîne le corps autant que la pensée et le monde dans des mouvements et relations immatériels et réels. C’est la puissance de l’écriture que de pouvoir faire délirer l’être, de désidentifier les choses, les temps, les espaces, les sujets, les facultés, au profit de blocs inédits de devenirs. L’écriture est ici définie par la porosité, ouvrant des brèches dans les forteresses de la logique et de l’ontologie, défaisant les frontières de l’expérience commune, rendant possibles des relations impensables, à la limite du vécu et de la signification – un impensable et un invivable qui sont là, dans le livre, et dont l’écriture nous force à faire l’expérience.
« Je suis poreuse », écrit la narratrice, cette porosité impliquant du côté du monde que celui-ci soit « à la fois familier et anormal ». Cette anormalité du monde fait que les choses semblent être plutôt qu’elles ne sont, toujours fuyantes, toujours devenant. Et la narratrice – donc le sujet – peut écrire (c’est-à-dire expérimenter) : « Peut-être que je ne tends pas à l’être mais au devenir » : un sujet qui semble être, qui est comme si il était plutôt qu’il n’est réellement, puisque son être est celui du devenir, hors de l’être, hors de la signification, hors de la présence, toujours flottant en marge de limites qui ont disparu, toujours vers les limites du langage qui sont le lieu de l’écriture.
Avec ce livre, dont le titre pourrait être celui d’un ouvrage de Jankélévitch, Virginie Poitrasson crée un objet dont l’identité est ambiguë. Récit de crises psychotiques ? Exercice d’une phénoménologie radicale – l’auteure semblant s’amuser à reprendre les exemples souvent peu inspirés du rapport aux objets que l’on trouve dans la philosophie phénoménologique – qui tire l’expérience hors du vécu habituel, quotidien, « normal » ? Poésie ? Le livre est tout cela, c’est-à-dire qu’il est surtout autre chose, s’inscrivant dans le brouillage et le franchissement des frontières des genres qui caractérisent une tendance de ce qui s’écrit actuellement de plus contemporain et qui produit des livres sans identité déjà reconnue, des livres en eux-mêmes multiples, saisis par les mouvements du devenir.
Un livre hybride en quelque sorte, hanté par d’autres écrivaines et écrivains comme par certaines figures de la littérature : Virginia Woolf, Nathalie Sarraute, ou encore Juliette Mézenc, qui écrit elle-même une œuvre dont le maître-mot est « porosité » et avec laquelle ce livre de Virginie Poitrasson semble dialoguer de manière puissante. On pense également au personnage shakespearien d’Ophélie, folle et noyée. On pense à certains auteurs qui sont parfois explicitement cités, et à d’autres qui sont inclus dans le texte de manière plus implicite : Duras (« Je passe au travers des choses comme une lame de couteau ») ou Shakespeare (« crois-tu qu’en me noyant, je devienne la même matière que celle dont est fait le rêve ? »). Le pas-comme-si des choses est en lui-même un livre multiple, incluant des échos, se prolongeant de manière virtuelle en d’autres œuvres, d’autres livres qu’il appelle, qu’il implique et auxquels il s’ouvre, tissant avec eux des liens fantomatiques porteurs de devenirs, suggérant un bloc ou une machine littéraires explorateurs d’une « anormalité » que nous ne pouvons que désirer.
Virginie Poitrasson, Le pas-comme-si des choses, éditions de l’Attente, août 2018, 172 p., 16 €