28 novembre 2025. Rédaction hier d’un « chapeau » d’un peu plus d’un feuillet démarrant par : Beaucoup trop de livres reçus, et cependant jamais assez. Après relecture ce matin, en dehors de son incipit, tout le reste a été effacé ; ce n’est pas la première fois qu’un mouvement d’humeur a le dernier mot. Dès qu’on se met au travail, même par temps dégagé, les nuages s’amoncellent, au point qu’il arrive que la nuit tombe en plein jour : on n’y voit plus rien, et du coup, on se débarrasse de tout – ou quasiment. Seul demeure ce qu’on a enregistré intérieurement.
Après avoir laissé passer quelques heures, je tente de me remémorer de quoi il était question dans ce « chapeau » … Entre autres choses : de la différence entre les ouvrages qui nous sont destinés et ceux qui nous sont adressés – ces derniers étant assurément plus nombreux. On parlera des premiers une prochaine fois (de préférence avec humour, la formule étant un peu pompeuse). Des seconds, il faut séparer les envois motivés par une lecture plus ou moins soutenue de cette chronique (qui ne peut parler de tout ce qui arrive), et ceux, bien moins motivés, qui ne nous arrivent parce qu’on a été classé « recenseur de poésie », donc « amateur du genre », en dépit du fait que ce seraient plutôt certaines formes qui ont don de nous faire sortir de notre réserve – mais encore faut-il lire ce journal pour s’en apercevoir.
Quand les ouvrages adressés frappent à la bonne porte, il convient, ne serait-ce que par politesse, de leur répondre – mais encore faut-il trouver les mots. S’ils ne viennent pas, on taille dans les pavés de texte imprimés, non par désœuvrement, mais dans l’idée qu’un montage de ces fragments pourra faire office de commentaire bien moins bavard, et bien plus signé, qu’un dépôt d’opinion (qui ne saurait se produire ici que par accident), ou l’esquisse d’une exégèse (à coup sûr inachevée). On peut aussi manifester de la sympathie pour ce qui nous a été adressé, en le mettant un peu en avant. Pour cela, une photographie de l’ouvrage légendée par une brève citation pourrait suffire, même si ce serait probablement frustrant.
Ce qui compte, c’est qu’au terme d’une semaine de parcours dans le Terrain vague, on ait ramassé quelques cailloux, ordinaires ou non – éclats d’obsidienne, silex taillés, morceaux de granit, fossiles pétrifiés, bâtons de craie… Et façonné, à partir d’eux, un assemblage qui tienne, sans créer de hiérarchie : les agençant en toute liberté, veillant à laisser libre qui s’y frotte. Le plus important, c’est le rythme. Aussi faut-il, de temps à autre, aller à la ligne. Comme en poésie ?
1. 21 novembre. Deux petits livres d’Yves Boudier aux éditions LansKine m’ont été envoyés, avec ce petit mot : « il est important de ne pas oublier les enfants. » Un facteur, un peu dans la lune, a déposé l’enveloppe qui les contenait, il y a peut-être six semaines, dans la boîte à lettres de mes voisins partis à l’étranger pour plusieurs mois. Ce n’est qu’à leur retour que j’ai pu en prendre connaissance, comme par surprise (comme si je venais de découvrir un lapin en chocolat caché dans mon jardin, un mois et demi après Pâques).

Poèmes pour Qui (aime encore lyre) est le plus récent de ces deux livres d’Yves Boudier. Il s’adresse aux jeunes de tous âges qui prennent encore plaisir à lire. La lyre sonne-t-elle aujourd’hui comme au temps d’Eschyle (?) – cité à la fin d’un des vingt-cinq poèmes qui composent cette suite, tous construits sur une double page selon le même principe : le titre (suivi de trois points) / dix vers commençant par « n’est pas » / un dernier vers, toujours le même : « … c’est une lyre » / une citation. Chaque poème sur la page de gauche est « à compléter selon son humeur et les pointillés » ; tandis que sur la page de droite, Yves Boudier en propose une version possible : « En fait… / / n’est pas eh / n’est pas alors / n’est pas écoute / n’est pas je dirais / n’est pas en vérité / n’est pas mais non / n’est pas approche / n’est pas si tu veux / n’est pas tu sais quoi / n’est pas sincèrement / / … c’est une lyre / / Une vérité cesse d’être vraie quand plus personne n’y croit. Oscar Wilde »

De ces deux livres, celui que je préfère (plus mince encore) est Poèmes pour les P’tits (qui savent lyre) qui assume une pratique éclairée de l’« art d’être grand-père » d’autant plus sensible que des dessins d’une très jeune enfant accompagnent les poèmes – ce qui nous permet de vérifier une fois de plus que, contrairement aux adultes, les petits ne font jamais de mauvais dessins. On compte cette fois seize poèmes construits sur un même principe, mais sur une seule page : le titre (suivi de trois points) / vingt vers dont les impairs, imprimés en noir (tandis que les pairs le sont en bleu), commencent toujours par « n’est pas », sauf pour l’ultime poème (La vie…) où « c’est » se substitue à « n’est pas » / un derniers vers, toujours le même : « … c’est la vie », sauf pour l’ultime poème dont le derniers vers est : « … c’est la poésie ». Le plus simple pour faire entendre concrètement cette forme est d’en reprendre un (le premier) : « L’eau … / / n’est pas / une goutte / n’est pas / une averse / n’est pas / un grêlon / n’est pas / une flaque / n’est pas / un ruisseau / n’est pas / un torrent / n’est pas / une rivière / n’est pas / un fleuve / n’est pas / un lac / n’est pas / un océan / / … c’est la vie » Sans être strictement minimalistes, ces quelques gouttes de simplicité sont bienvenues.

Publié en février 2024, La face nord de Juliau, dix-neuf de Nicolas Pesquès (« Poésie /Flammarion ») bouclait une entreprise de très longue haleine démarrée en 1980 – un vaste chantier à la frontière de la poésie et du journal –, dont les dix premiers livres ont été publiés (en sept volumes entre 1988 et 2012) par André Dimanche et les neuf suivants (en quatre volumes entre 2013 et 2024) par Yves di Manno. De ce monumental work in progress, nous avons recensé ici-même des livres dix-huit et dix-neuf, notant à propos de l’avant-dernier à quel point il est difficile de rendre compte en peu de mots de cet «effort d’écriture » qui se lit sans effort – il suffit de rester concentré – tant ce qui s’y déploie est concret, physique, partageable : à chacun son motif, sa colline, ardéchoise ou non peu importe, un dialogue s’établit progressivement de lieu à lieu, à distance et pourtant au plus près de ce qui a été déposé sur le papier. Aujourd’hui, grâce à François Heusbourg, la première salve de dix livres parus chez André Dimanche reparaît en un seul volume d’un peu plus de 900 pages aux Éditions Unes. Nous pouvons donc, et plus que jamais, reprendre notre lecture (qui incite vite à faire de même pour les livres suivants – ce qui double le nombre de signes à dévorer) en voyageur infatigable, partageant avec l’auteur, non son « objet d’étude » – n’ayant jamais aperçu, ni de près ni de loin, et pas même en photographie, le Juliau –, mais l’esprit proprement cézannien de la Sainte-Victoire qui l’anime.
Ces premiers Juliau m’étant dans leur grande majorité inconnus, je m’y plonge, après avoir jeté un bref coup d’œil sur les dernières pages du dix-neuvième livre (où Robert Musil apparaît), commençant par relever les premiers mots du tout premier, sous-titré Tombeau de Cézanne : « Face à l’inconnu, à ce qui toujours résiste et reste à dire, le désir vient du harcèlement et de l’obstination… du retour entêté, d’assaut en assaut, vers cela : l’inépuisable, l’inachevable, ce qui appelle sans cesse un peu plus de patience, ce qui réclame une force de ressassement qui ne doit être qu’élan et porter par son flux, comme un ressac, la parole jusqu’aux choses… Et les choses alors, par quelque prise, s’en trouvent touchées, transportées… Parole lancinante de l’approche et, dans l’approche, de l’écart, de l’inassouvi de toute proximité… Face à l’inconnu : l’inlassable répétition, la hargne têtue à faire naître ce qui est, à dire encore les recommencements d’une même chose. » Rien ne serait plus simple – et agréable – que d’opérer un montage de prélèvements aléatoires dans ces dix livres… On ne pourrait que constater à quel point ça marche, à condition de faire attention aux raccords ; mais ça ne dirait pas comment cet ensemble avance pas à pas : à tâtons, poursuivant son dessin (son dessein, son destin – qui connaît Matisse sait de quoi je parle). Pour cela, il faut l’éprouver, à travers de longues plages de lectures… Mais qu’en dire après coup ? Sinon constater qu’on ne se lasse jamais, tant l’épuisement du sujet semble, en effet, inépuisable.
« la phrase est paysage ; la couleur aussi / elles peuvent devenir le ciel / elles peuvent retomber en enfance […]
ce que je dis de la couleur est un muscle
sans me demander si c’est vraiment une colline
ni ce que c’est qu’une colline
l’objectif est de cerner ce qui est douloureux dans le passage / aux mots / et si cette difficulté est constructible […]
parfois j’utilise les mots comme des cubes
parfois comme s’ils étaient porteurs de lambeaux
tétant, sous le ventre de la grammaire
la nuit monogame où ils souffrent de tremper
ils sont pénétrants et expulseurs
aboutir n’en fait pas partie, mourir les déclenche »
Qu’est-ce qu’écrire sur le motif ? En quoi est-une aventure ? Au fond rien n’est jamais figé ; rien ne se résout par telle ou telle proposition définitive : la partition suit son cours, on pense à la peinture dont on sait que Pesquès en est fin exégète, mais il faudrait aussi penser à la musique, y compris en son absence (sachant qu’il est question de silence, et même de surdité – et de ce qui « résonne après que jaune a chanté »). « Une fois JAUNE prononcé, le poème devient impensable réel. / On voit qu’on ne sait plus ce qu’on voit. On voit que ce qu’on a voulu dans le bois de genêts est inappropriable. […]
Couleur d’amour sera contrariée.
Cela s’appelle, au présent, un effondrement dans la certitude. »
Je commence à déborder, heureusement par montage, sans tomber dans le bavardage (dans ces 900 pages, curieusement, il n’y en a pas), « pris entre un élan et une attirance », relevant qu’« en mettant une phrase devant l’autre / je heurte à l’huis du pas / / à l’huis du nous achoppé / falsifié ». Mais comment quitter ce livre – d’une vie – si prenant ? Comme toujours en passant à un autre, de pagination plus modeste, mais tout aussi rayonnant :

Celui-ci, précisément : Et et et de Cole Swensen, traduit de l’anglais (USA) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès (voyez, le lien s’opère facilement). Il s’agit du cinquième livre de cette poète, éditrice, traductrice (etc.) américaine, mis en français par les mêmes co-traducteurs pour la collection « Série américaine » des éditions Corti ; et c’est un des plus beaux – impossible de décrocher à la lecture de ces soixante-cinq poèmes plutôt brefs, dont cinq portent le même titre : Et. En épigraphe, on relève ces mots de Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux : « … la fabrique du rhizome est la conjonction et… et… et ». Le rouvrant, je retrouve un marque-page indiquant que le poème nommé “Une feuille à la fois dans la rue m’a frôlé la lèvre” m’avait fait signe : « C’est un vers d’Helen Armstrong, et il m’a tellement frappée la première fois que je l’ai lu – en partie pour son étonnant tissage sonore – allitérations et contre-rimes – mais à la réflexion, je réalise que son pouvoir est également ancré dans l’occurrence toute simple d’une image tactile – un appel au sens du toucher nous prend toujours un peu au dépourvu. Et un toucher sur la lèvre qui plus est ; c’est un point si tendre – un point qui évoque immédiatement toutes les expressions, du rire aux larmes, et tout ce que ces lèvres pourraient dire, ou ne pas dire. » D’une perfection impeccablement retrouvée dans notre langue… Une ouïe fine est à l’œuvre : « Observant un canard se poser sur un lac – cette façon étonnante de glisser sur à peine un millimètre d’eau. Écoutant un canard se poser sur un lac – il vous effleure l’oreille exactement à la même profondeur. Ici, l’analogie est évidente sauf que dans le cas du poème, le lac va à l’infini, et ainsi le canard aussi le doit-il. »
De son livre, Cole Swensen dit que « ses courtes pièces adoptent la pose de la prose mais sont animées par les relations sonores fortes qui distinguent la poésie, et la logique qui les anime est souvent fausse, voire légèrement absurde ce qui permet à la spéculation de dérailler de temps en temps et d’entrer dans de nouveaux territoires. » Le Terrain vague pourrait placarder ces lignes à une de ses ouvertures. Ces proses non proses, donc plus proses que jamais (donc poèmes ?), dispensent des programmes de méditation d’autant plus captivants dans un espace où le temps passe autrement (à l’entrée d’une autre de ses ouvertures, on peut lire Ralentir, travaux). Le hasard fait que j’ai choisi les deux poèmes affublés du plus longs titre, dont voici le second : « Un Jeu de Lumière sur le Rebord de la Fenêtre / / Hypnotique comme tout ce qui est tacheté, perçu comme l’eau jouant dans la gouttière, à peine plus bas que, là-bas, le bruit des chevaux, tacheté lui-aussi, course sous les arbres, soleil sous les feuilles. Comme lorsqu’on lit dans le thé, l’avenir est là tout entier dans le soleil, lisible seulement quand il est brisé par des choses jetant des ombres sur les choses – la fenêtre et la main sur le rebord dans les éclats de la brise. »
[En aparté. C’est quand même plus agréable de recopier d’aussi belles pages que de continuer à déconner sur la poésie – sauf si on le fait à la manière Beckett au sujet des frères Van Velde… (encore faut-il posséder ce talent…)]

Avec Une différence intérieure (poèmes 1862, traduits par François Heusbourg), c’est la troisième fois qu’un recueil d’Emily Dickinson, publié chez Unes en édition bilingue, se retrouve ici. Avant de me lancer – non à le lire (quel plaisir à chaque fois ; et quel silence après coup, nullement encombré de quoi que soit : faisant résonner ce rythme abstrait que la mémoire repasse en boucle, sans devoir énoncer le moindre phonème), mais à tenter d’en déposer un écho, noir sur blanc cette fois –, je réexamine rapidement ce que j’avais imprudemment écrit sur les précédents, Je cherche l’obscurité(poèmes 1866-1871) et Du côté des mortels (poèmes 1860-1861) : Me relisant, je suis effaré par ce que j’y ressens de gêne et de profond désir d’en finir au plus vite. […] Après avoir circulé librement dans ce recueil de poèmes, ne pas chercher, pour chacun, à en déchiffrer le sens ; plutôt ressentir les enchaînements de sonorités : pas nécessairement leur musicalité, même s’il peut sembler naturel qu’une voix chantée en reprenne quelques vers ; musique de chambre aussi peu romantique que possible : entre Maurice Ravel et Morton Feldman (recopiant ces mots, j’écoute les Vingt regardsd’Olivier Messiaen). Le montage continue :
« Un mot meurt, quand on le dit
Disent certains –
Je dis qu’il commence à peine à vivre
Ce jour-là »
(« A word is dead, when it is said
Some say –
I say it just begins to live
That day »)
Je remarque soudain la différence de longueur des tirets entre la version originale et la version française – avant de reprendre ma lecture :
« J’ai bu une Gorgée de Vie –
Je vais te dire ce que ça m’a coûté –
Précisément une existence –
Le prix du marché, ils m’ont dit.
Ils m’ont pesée, Grain à Grain –
Ils ont équilibré Peau et Peau –
Puis m’ont donné la valeur de mon Être –
Une seule Goutte du Paradis ! »
Dans sa postface à ce sixième recueil de Dickinson chez Unes, Une différence intérieure, Marine Riguet donne raison à celles et ceux qui pensent qu’on peut quand même tracer quelques mots après lecture (sans pour autant atteindre au chef d’œuvre, comme l’a fait Susan Howe avec Mon Emily Dickinson) : « Toi débarrassée du nom de ta naissance – Je ne suis Personne écrivais-tu en 1861 –, désormais soustraite aux dogmes et aux assignations : j’ai cessé d’être la Leur. Toi débaptisée, dressée dans ce qui a lieu, dans l’espace incisé du poème. À mesure que tu t’affranchis des définitions et des formes fixes, ta voix se déploie, s’adresse, précise ta différence. » [En aparté. Notons que Marine Riguet publie quasi-simultanément aux Éditions Unes, Antigone sur la route, dont j’ai mémorisé ce vers : « l’enfance est un camp d’entraînement » ; ainsi que deux autres : « le son de la lumière qui se maintient / puis se déchire »]
Dans sa postface (joliment titrée Au bord d’elle-même), Marine Riguet reprend les trois premiers vers d’un poème, comme tous sans titre, qu’il est impossible de ne pas repérer de suite, même quand on commence à tourner en tous sens les pages de ce volume (sentiment partagé par l’éditeur/traducteur qui le place en 4e de couverture). Le redonner ici – manière de le refermer aussi discrètement qu’avec force – s’impose (on notera la seconde occurrence du mot Paradis) :
« J’habite le Possible –
Une plus belle Demeure que la Prose –
Aux Fenêtres plus nombreuses –
Supérieure – en Portes –
Aux Chambres comme les Cèdres –
Imprenables au regard –
Avec pour Toit éternel –
Les Mansardes du Ciel –
Pour Visiteurs – les plus beaux –
Pour toute Occupation – ceci –
Ouvrir grand mes Mains étroites
Et recueillir le Paradis – »
2. Si on a déjà lu des livres de Luc Bénazet, on n’est pas étonné de trouver ce titre, Le travail de la normalité, en première partie de Soleils d’artifice, son troisième opus chez P.O.L – et encore moins de repérer, sur le site de l’éditeur, ces quelques mots de présentation :

« La langue n’est pas chez Bénazet un espace fermé, elle désigne, entre autres, une extériorité. Un monde désirable, celui de l’abolition des rapports sociaux de domination. Il essaie, par son travail accidenté, d’abolir les champs de pouvoir qui contraignent la langue et la corsètent. Mais cette expérimentation ne se veut en aucun cas avant-gardiste. Elle n’est pas une prise de pouvoir dans le champ de la poésie comme l’ont souvent été les avant-gardes historiques. Ce refus anti-autoritaire d’une prise de position est au cœur [de son] travail. » Du coup, j’affûte mon regard et me mets à l’écoute – seule manière de pouvoir tailler dans la matière –, reprenant les premiers mots de cette première partie : « Quelle est la fin du malheur historique / lorsque je parle ? / Donc j’arrête. C’est moi qui / arrête. […] », puis les sept derniers vers de la page suivante : « Obsession par la position qui se / connaît elle-même au centre, imaginaire. / Elle produit des effets de bourdon, / disons vrais. / & Fausse, / elle interdit le brouhaha strident qui ne / se connaît pas. Sans point d’écoute. », auxquels je raccorde après avoir tourné la page : « Ceci n’est pas dans la mémoire de la / langue que l’on parle », et enfin ce fragment marqué d’un signet à première lecture : « La répétition des jours accuse l’impasse. / Où les motifs d’appel se réduisent à / l’appel et donc tendent à l’effacement. / Toutes les distractions provisoires. Les / motifs que la répétition demande / demandent des marques nouvelles. Sinon / ils sont avalés par l’action d’une / mémoire d’une reconnaissance définitive. / Laquelle nous prive de mots. » Mais il me semble qu’enchaînant ainsi ces brefs extraits, je manque l’essentiel, qui n’agit que via la continuité. ll vaudrait donc mieux lire ce livre à voix haute, en toutes ses parties, dont celle qui donne son titre, que je déchiffre comme une partition, dans ma tête, jamais par ma voix – écoutons celle de l’auteur, sur le site de P.O.L :
avant d’en scanner une page (impossible à reproduire en frappant sur les touches du clavier de l’ordinateur, sans en trahir la disposition des signes typographiques) :

[En aparté. Toujours chez P.O.L, Le Livre de Frank de CAConrad est magnifique – un chef-d’œuvre a dit Thurston Moore, dont il ne faut pas prendre les opinions à la légère. Il aurait pu figurer en bonne place dans cette constellation de livres de poésie, mais il a déjà été lu ici. De plus, il me serait encore encore moins facile d’en parler, sauf sur le plan formel – ce qui ne saurait suffire à faire passer ce qui m’a laissé sans voix. « CAConrad demande à la personne qui le lit d’entrer viscéralement dans ce qu’il y a de plus gênant » ; et ça, je ne sais pas le faire « naturellement », ayant bien du mal à me départir d’une certaine retenue qui pourrait pourtant s’accorder assez bien à certains poèmes composés de peu de mots – souvent les plus beaux.]

Derniers temps (aux Éditions Nous), qui aurait pu s’intituler Avant qu’il soit trop tard, nous donnait, il y a quatre ans, des nouvelles fraîches de Jacques-Henri Michot (né en 1935, auteur de livres aussi mémorables qu’Un ABC de la barbarie ouComme un fracas, chez Al Dante, en 1998 et 2009). Aujourd’hui En lieu & place (Les presses du réel / Al Dante) nous est présenté en tant que « tout premier livre (pensé comme tel) de Jacques-Henri Michot, resté inédit, où l’on retrouve toutes les techniques d’écritures utilisées dans ses ouvrages suivants avec déjà, comme principale boussole, l’écriture comme arme contre la barbarie. » L’auteur nous apporte quelques précisions sur cette affaire dans le préambule de son ouvrage : « De quoi s’agissait-il ? / Un homme de cinquante-sept ans estimait qu’il était temps et grand temps d’entreprendre la confection de l’un de ces Geisteswerke ou Geistesprodukte souvent mentionnés par celui qu’il nommera Hart. / Un matin d’hiver où il ne faisait pas chaud, il s’y mit. / Avoir, d’entrée de jeu, pris conscience que, vu ses états du corps et d’âme, il ne serait sans doute guère capable que d’écrire, pour l’essentiel, “à la manière de”, et, surtout, de multiplier les citations les plus diverses, ne le dissuada pourtant pas de rédiger, vaille que vaille, autant de fragments qu’il avait d’années d’existence. » Donc 57 – le dernier restant « blanc » (ou vide, ouvert, comme on voudra).
Comment composer maintenant un montage, à partir de ce qui est un modèle de montage ? Tailler, donc ramasser, requiert des moyens, et de l’espace (qui ne cesse de se rétrécir : encore quatre livres au programme, avec moins de deux feuillets pour chacun). Plutôt procéder de manière aléatoire – ce qui nous donne une chance de tomber, par exemple, sur ces lignes : « Tout se serait brusquement transformé. » Et recommander de ne pas négliger ce supplément inattendu, sans trop accorder d’importance à son « degré d’antériorité », puisque nous dialoguons avec lui au présent, en compagnie de beaux fantômes (comme Bob ou Sam – Pinget et Beckett), à l’écoute (entre autres) d’O Solitude de Katherine Philips et Henry Purcell.

TRNC (reprises & suites) de Jean-Marie Gleize (de même aux Presses du réel / Al Dante) est le onzième volume d’un « cycle poétique et narratif initié il y a 35 ans en composant des variations sur le thème inépuisable et insaisissable de la mémoire. » C’est un texte, composé de séquences brèves, que le musicien que je suis apprécie d’oreille, sans jamais rien lire à voix haute. De Tarnac, la voyelle « a » a chu. Cela donne TRNC, que j’ai tout d’abord déchiffré en ajoutant en son centre le « o » de tronc, par amour des arbres, et des cernes marquant l’âge – donc du temps qui a passé ; mais ce qui me frappe le plus n’a que peu à voir avec ce qui manifesterait une intention que le « critique » se devrait de déceler, avant de la faire passer. Mais (bis repetita) le travail de ce Journal de lecture est en premier lieu de faire un montage à partir de passages susceptibles d’en montrer la force. Par exemple, dans Reprises :
« Je n’ai à proposer que des images incurables. […] / L’enfant vomit au-dessus des lames, il sent, de ce parquet, les milliers de veines brunes et sales, cette épaisseur, flot de réglisse, qui lui saute aux yeux. / À l’entrée, double porte, droite forte, des fagots couchés dormant de travers et, dans la chambre gauche, latérale, sur niche ou tablette, un plâtre d’or, main recourbée, longue, renversée, ongles plats qui reviennent, l’insigne gant d’oraison. / Ce sont les reliques, cône, avant-bras, ongles blanchis, le muscle jaune en cheminée, et, derrière la vitre, hublot, une cavité, un lit de coton. / / Saint Augustin sait de la mort que le ciel sera plié comme un livre. Et maintenant il flotte au-dessus de nous comme un drap. » À quoi raccorder – pour voir – la toute dernière page de Reprises : « Ces arbres morts seront morts deux fois, très lents à pénétrer la terre. / / Je vais tendre les poupées de plastique, restées entre mes bras, et bientôt fuyantes au centre de l’arbre mort. Inclinaison, don nocturne, absoute. »
3. Parmi les livres qui m’ont requis ces derniers temps, il y a ceux de Nicolas Bouyssi chez Éric Pesty Éditeur, et principalement La Dissipation et le Repli, « un livre de reprises [qui] regroupe des textes issus de commandes », tous fort intéressants, mais avec certains desquels il m’arrive d’être loin d’être en accord. Le but de ces chroniques n’étant pas de marquer des désaccords – qui ont le tort, si on veut les exposer correctement, de demander trop d’espace et de temps (il vaudrait mieux le faire en direct plutôt que par montage –, je passe mon tour, heureux d’avoir pu nommer Éric Pesty, dont les ouvrages, toujours façonnés avec une précision maniaque, font régulièrement retour ici. On se souvient de ceux de Jørn H. Sværen, poète norvégien, aussi traducteur (notamment d’Emmanuel Hocquard, Claude Royet-Journoud et Keith Waldrop) et musicien expérimental, dont les livres, Reine d’Angleterre et Musée britannique, ont bénéficié d’une traduction d’Emmanuel Reymond.

Et voici qu’Emmanuel Reymond se « lance à son tour dans l’édition de poésie, par le biais de la maison d’édition [ekliz] qu’il a créé cette année à Tours et qui vient de publier son premier livre – une co-traduction depuis le norvégien de ce qui est à son sens un très grand recueil de poèmes » : Les Biotopes-Marie, sixième recueil de Casper André Lugg (mariabiotopene, 2020), « auteur d’une œuvre presque tout entière située dans l’espace de rencontre entre l’homme et une nature qui apparaît autant comme un enjeu d’attention que comme un terrain pour l’exploration d’une langue dans la langue, à travers laquelle un autre rapport au monde est rendu possible. » L’ouvrage, lui aussi bien façonné, cahiers cousus, beau papier et grands rabats (l’éditeur/traducteur ayant observé le travail de ses prédécesseurs), est d’une lecture d’autant plus agréable que le rendu en langue française nous convainc immédiatement de la nécessité de son écriture :
« parmi les plus petits apparaissant
le repos des mains
pas d’adresse
mais des espaces qui se succèdent
cadence-feuillage cadence-lumière la prière
sans bruit tremper
petit trembler deux oiseaux ou plus prennent leur envol »
« Le livre, nous dit-on, trouve dans la nature une pluralité de seuils pour rencontrer les formes de vie dans leur irréductible altérité. Mais dans cette langue singulière, la nature en vient aussi à fonctionner comme un espace figural, où se redonne quelque chose de notre humanité, ouvrant un rapport à l’existence fait de disponibilité et d’accueil, dans le prolongement de l’analogie avec le monde végétal tracée par Simone Weil, dont la phrase suivante est reproduite au début du livre : “Il n’y a qu’une faute : ne pas avoir la capacité de se nourrir de lumière”. » C’est beau de le souligner, et de le développer sans trop s’étendre : par resserrement ; et invention par le langage (rendue à merveille en français) :
« vent tilleul soleil voilé visible étranger
comme si chaque élément dans l’atmosphère était volé
à une autre atmosphère présent
épi clair toucher
doux-rétinien dans tout
et identifiable à rien
cette feuille ne suffit pas à contenir cette feuille »
(On remarquera le jeu subtil entre italiques et romain). Biotope est un mot essentiel de notre contemporanéité, ici clairement à sa place, nous touchant par ce qu’il projette de résonances :
« la nature prend fin dans la nature
lent œil
bios topos tes plus petits
présent témoin sabot de cerf
en cadence avec l’année
les oiseaux retournent à la mer »
On parlera un peu plus tard de la revue « haha (subst. m.) », de format (environ) A5 plié en deux, proposant un court poème, très bref, d’auteurs comme Claude Royet-Journoud ou Jørn H. Sværen : un petit plaisir pour 2€.

Pour finir deux revues, qui publient chacune un nouveau numéro méritant d’être regardé de près. Monologue propose depuis quelques années des volumes collectifs conçus par Gilles Jallet et Xavier Maurel. chant du coq sauvage est titre du dernier à ce jour, entièrement dédié à Mathieu Bénézet (présent dès le premier numéro de la revue en février 1987). Les deux auteurs de cette « programmation » indiquent qu’ils l’ont « parfilée (pour lui reprendre un mot-fétiche) de textes et documents relatifs à son œuvre et à l’ami qu’il fut. » Un paragraphe (plus une phrase) de Claro, extraits d’un texte dédié à Yves di Manno (qui a eu le courage de publier chez Flammarion un très épais volume rassemblant plusieurs livres de Mathieu Bénézet), devrait suffire à aiguiser notre appétit : « Bénézet est, à n’en pas douter, un homme en destruction, et j’aimerais qu’on entende, sous ce mot un peu trop fastueux de destruction, celui, plus technique, d’instruction. Instruire son procès, le procès de la langue, du roman, de la poésie, de l’amour, de l’enfance, des morts, s’instruire de ce qui nous manque, a été détruit, doit être détruit. / En faisant de sa mémoire biographique une matière arrachée, cisaillée, indécidable, ni vile ni noble, l’auteur de Ceci est mon corps entre en littérature au même instant où il en sort : ce territoire est trop le sien pour qu’il l’annexe. » La suite, plus quinze autres contributions, dans ce n°6 de Monologue.

Papier peint Mauvais drap, revue “de poésie, de désordre et de Belgique” dont le rédacteur en chef est Stéphane Cunescu, sort son n°3-4 « Noir / Blanc », qui propose dix-huit propositions, faites de texte (souvent poèmes), de graphisme & photographie, collage, gravure, etc., cheminant selon diverses possibilités de dialogue, comme une partition donnant aussi beaucoup à voir – en noir et blanc. Cette fois encore, un fragment pour donner envie d’en découvrir un peu plus – le début d’un texte d’Aurélia Declercq : « Il est question, une nouvelle fois, d’être raisonnablement mesquin dans la voracité émise par mes deux yeux. Il est question, une nouvelle fois, de continuer la marche, en long et en large, comme si une matinée émise par l’air imbibé du solaire suffisait pour trouver son chemin dans les rues de la grande métropole. Cela cogne, cogne. » (à suivre)
Yves Boudier, Poèmes pour qui (aime encore lyre), éditions Lanskine, septembre 2025, 56 pages, 10€
Yves Boudier, Poèmes pour les petits (qui savent lyre), éditions Lanskine, novembre 2023, 24 pages, 8€
Nicolas Pesquès, La Face Nord de Juliau, livres un à dix, Éditions Unes, octobre 2025, 928 pages, 38€
Cole Swensen, Et et et, Éditions Corti, novembre 2025, 120 pages, 18€
Emily Dickinson, Une différence intérieure, Éditions Unes, novembre 2025, 144 pages, 22€
Luc Bénazet, Soleil d’artifice, P.O.L, novembre 2025, 96 pages, 19€
Jacques-Henri Michot, En lieu & place, Les presses du réel / Al Dante, octobre 2025, 64 pages, 17€
Jean-Marie Gleize, TRNC (reprises et suites), Les presses du réel / Al Dante, octobre 2025, 168 pages, 20€
Casper André Lugg, Les Biotopes-Marie, éditions [ekliz], novembre 2025, 56 pages, 16€
Monologue n°6, chant du coq sauvage, octobre 2025, 196 pages, 25€
Papier peint Mauvais drap n°3-4, Noir / Blanc, octobre 2025, 120 pages, 20€