Terrain vague (56) – Lignes, fil & liens

© Christian Rosset

30 octobre 2025. Au lendemain de la sortie en salles de Ce que la nature te dit de Hong Sangsoo, projection du film Les Recommencements d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter au Forum des images : magnifique, furieusement inventif sur le plan formel, tout en restant toujours au plus près de ce qu’il montre et fait entendre (nul vain formalisme – plutôt un grand déploiement des sens).

Les frontières entre documentaire et fiction sont ici plus que jamais poreuses (ne croyez pas que ce ne soit si fréquent). Quelques mots de l’histoire rapportée : Al Moon, un Indien de Californie, vétéran du Vietnam, « se débat contre la violence et la menace écologique qui pèse sur sa tribu », auxquelles il faut ajouter au moins un secret intime, qui en font un personnage d’autant plus beau qu’il est hanté : d’une présence inouïe, comme on en rencontre peu – et je ne parle pas seulement de l’inscription de son corps dans le paysage, ni de sa voix dans la bande-son. Le film est souvent magique, et toujours touchant. À cet instant, bien qu’ignorant tout de son devenir, je ne peux que conseiller de retenir son titre et le nom de ses autrices, afin d’aller le voir, si jamais il se trouve programmé près de chez vous.

1er novembre. Léger affolement, après avoir établi un programme de lecture pour ce Journal, composé d’essais pour la plupart volumineux ; impossible d’arriver au bout d’une telle somme sans tricher, ce qui est contraire au principe même de ces chroniques : on a le droit de se planter, mais pas de faire semblant. Ce n’est pas seulement question de nombre de pages à lire : qu’il s’agisse de livres parmi les plus épais, ou de minuscules plaquettes, on aimerait bénéficier du même temps infini, non compté – autrement dit : non rentable. Mais tout se passe dans notre tête, surtout la nuit : quand on travaille sans en avoir l’air ; ce qui fait que, du coup, on arrive à boucler ce qu’on avait programmé, et parfois même avec un poil d’avance. So May we Start ?

1. 4 novembre. Je relis avant montage les notes prises au cours de la lecture des derniers cours de Gilles Deleuze à L’université de Vincennes (Sur l’appareil d’État et la machine de guerre, novembre 1979 – mars 1980 / Sur les lignes de vie, mai – juin 1980 ; éditions toujours préparées par David Lapoujade dont le travail ne saurait être assez loué) qui viennent de paraître chez Minuit. Je me rends compte (par hasard, n’ayant pas mémorisé la date) que ce jour marque le trentième anniversaire de la mort par suicide de Deleuze, cette année 2025 marquant aussi le centenaire de sa naissance (il faut reconnaître qu’ils sont nombreux à être nés en 1925 : de Jean-Pierre Faye à Etel Adnan, de Luciano Berio à Pierre Boulez, d’André Boucourechliev à Maurice Pialat…)

Dans sa présentation – les premières pages étant communes à tous les volumes de ces transcriptions de cours –, David Lapoujade reprend un texte de Deleuze publié en 1979 (repris dans Deux régimes de fous, Minuit, 2003) où le philosophe défend certaines particularités propres à l’université de Vincennes, et tout particulièrement à son enseignement : « À Vincennes, un professeur, par exemple de philosophie, parle devant un public qui comporte à des degrés divers des mathématiciens, des musiciens, de formation classique ou de pop’ music, des psychologues, des historiens, etc. Or, au lieu de “mettre entre parenthèses” ces autres disciplines pour mieux accéder à celle qu’on prétend leur enseigner, les auditeurs, au contraire, attendent de la philosophie, par exemple, quelque chose qui leur servira personnellement ou viendra recouper leurs autres activités. La philosophie les concernera, non pas en fonction d’un degré qu’ils posséderaient dans ce type de savoir, même si c’est un degré zéro d’initiation, mais en fonction directe de leur souci, c’est-à-dire des autres matières ou matériaux dont ils ont déjà une certaine possession. C’est donc pour eux-mêmes que les auditeurs viennent chercher quelque chose dans un enseignement. » Je peux en témoigner : à écouter ou à lire la transcription de ces cours, un non-philosophe, par ailleurs artiste et musicien, y trouve toujours, et peut-être plus que jamais, son compte. Un jour, je reviendrai sur ma sidération quand, en 1976, je suis tombé sur Rhizome (placé quatre ans après en introduction de Mille Plateaux), qui me semblait se rapporter aux partitions cartographiques que je composais, ou plutôt dessinais, au quotidien. Je suis passé une fois rue de Bizerte, mandaté par Action poétique, pour lui remettre en mains propres le dernier numéro de la revue ; mais je n’ai osé lui parler de mes excursions musicales et graphiques dans des zones non-cartographiées. Pas loin d’un demi-siècle plus tard, le dialogue, toujours à distance, continue.

Bien entendu, inutile de chercher à rendre compte d’un volume aussi riche, et prémonitoire, que Sur l’appareil d’État et la machine de guerre qui conduit son auteur (par un curieux retour en arrière) à parler in fine de musique et de peinture : de Mozart et de Klee – donc de cristal, d’argile, de cristallisation et de métallisation (Ionisation de Varèse) – avec dans la foulée, cette question : « Quand est-ce que l’intuition, au sens le plus simple, appréhende la matière en mouvement ? Quand est-ce que l’intuition saisit la matière en tant que flux ? » Retrouvant mes notes, je tombe sur ce passage du dernier cours à Vincennes sur le thème qui donne son titre à ce livre, où Deleuze recommande de parcourir trois petits opuscules de Leibniz : « Plus ils sont petits, plus il leur donne des titres admirables. L’un s’appelle De l’origine radicale des choses. Ça doit avoir vingt pages. L’autre s’appelle Monadologie. Et un autre, c’est le Discours de métaphysique. Je ne vous dis pas du tout : il faut lire les trois. Je ne vous dis rien. […] C’est tellement beau… Alors peu importe que vous ne compreniez pas. Je tiens beaucoup à ça. La question, je vous assure, quant aux textes philosophiques, ce n’est pas du tout : est-ce que vous comprenez ? La question, c’est avant tout : qu’est-ce qui vous convient là-dedans ? Vous pouvez très bien sentir que quelque chose vous convient sans avoir compris. Vous ne comprendrez que si vous avez d’abord saisi quelque chose qui vous convient. Leibniz est comme un peintre, il a son style. Si le style vous convient, c’est que vous avez quelque chose à faire avec. » Deleuze, poursuit avec cette phrase, plutôt drôle : « Je termine très rapidement toute cette histoire sur “politique et État” parce qu’il y en a marre. » Comment ne pas continuer d’être à l’écoute : de devenir tout-ouïe ?

Sur les lignes de vie est beaucoup plus bref : deux séances, toujours à Vincennes, les 27 mai et 3 juin 1980 (avec en appendice un fragment de cours, le 15 février 1977), soit à peine plus d’une centaine de pages. Et là, une fois encore, « le style me convient » ; et même plus encore, puisqu’il est question de flux, de processus, et de lignes (mots-clefs pour la création de ces années-là, qui n’apparaît morte aujourd’hui qu’aux restaurateurs décomplexés et aux empêcheurs de composer sans tourner en rond). « On passe notre temps à être traversés par des flux. Le processus, c’est le cheminement d’un flux. Que veut dire “processus“ en ce sens ? C’est l’image toute simple comme d’un ruisseau qui creuse son propre lit, c’est-à-dire : le trajet ne préexiste pas au voyage. […] C’est le tracé de lignes de fuites. » Raccordant ce qui vient d’être dit à la schizophrénie, il revient sur L’Anti-Œdipe, énonçant que « ce que vous délirez, c’est l’histoire et la société, ce n’est pas votre famille », avant de poser cette « vraie question » au sujet du délire : « pourquoi et comment opère-t-il des sélections historico-mondiales ? Le délire est historico-mondial. Alors dire ça, encore une fois, c’est presque l’idée la plus simple, la plus concrète, et à laquelle je tiens le plus. Or bizarrement, elle n’a pas marché du tout finalement. L’Anti-Œdipe, je pense que c’est un livre qui a eu beaucoup d’influence sur beaucoup, mais à titre individuel. La défaite mélancolique, c’est que ça n’a strictement pas empêché le moindre psychanalyste de continuer ses débilités. » Un peu plus loin, il est question de John Cage, « un des musiciens qui a le plus pensé la musique en terme de processus. La musique est processus et, d’une certaine manière, elle est amour de la vie, fondamentalement. Elle est même création de la vie ». Là, je me sens vraiment chez moi, d’autant plus que Deleuze apporte un peu de contradiction à son « improvisation composée » (comme dirait Cage) : « Il n’y a pas de musique qui ne nous inspire pas çà à certains moments, un très bizarre désir qu’il faut appeler un désir d’abolition, un désir d’extinction sonore, une mort paisible. Et que dans l’expérience musicale la plus simple […], c’est les deux à la fois et l’un pris dans l’autre : une création vitale sous forme de ligne de fuite ou sous forme de processus, et, greffée là-dessus, risquant constamment de convertir le processus, une espèce de désir d’abolition, de désir de mort. Et que la musique emporte aussi bien ce désir de mort qu’elle ne charrie le processus. »

[En aparté. Noté trop de passages – monter, maintenant, devrait conduire à élaguer, mais comment faire ?] Dans ces deux cours du printemps 1980, on trouve en permanence la mort – et le suicide : « la mort est inséparable de ce processus défini comme ligne vitale […] Chaque instant, cette ligne vitale risque d’être interrompue – non pas le processus –, et sa coupure radicale, c’est précisément la mort. […] Ce que je peux demander […], c’est que tout soit mis en œuvre pour qu’elle ne soit pas interrompue par une mort volontaire. C’est-à-dire : j’appelle mort volontaire, sous quelque forme que ce soit, un culte de la mort. Par culte de la mort, j’entends aussi bien le fascisme. On reconnaît le fascisme au cri, encore une fois : vive la mort ! Toute personne qui dit : vive la mort ! est un fasciste. » Et, quelques pages plus loin (j’opère des coupes vives, impossible de faire autrement), ce passage sur la « ligne dite de Pollock. Qu’est-ce qu’il y avait d’extraordinaire [dans] cette ligne ? C’est que, d’une certaine manière, elle récusait aussi bien l’abstrait et le représentatif. Qu’est-ce qu’il y a de commun entre l’abstrait et le représentatif ? C’est que, d’une certaine manière, la ligne y est encore une ligne, au moins virtuelle, de mort. Qu’est-ce que j’appelle “ligne de mort”, là ? C’est une ligne qui détermine un contour. La vraie différence n’est pas entre abstrait et représentatif, elle est entre : ligne qui ferme un contour et ligne qui procède autrement. » Je vous laisse découvrir la suite – ce serait dommage d’en rester là. Notons que dans le second cours un texte de Maurice Blanchot sur Kafka est lu, avec une singulière puissance, par Deleuze ; et qu’il y est, une fois de plus, question de suicide : « Blanchot dit : dans le suicide, il y a une opération qui, fondamentalement, est de mauvaise foi parce que, dans le suicide, il y a une espèce d’effort désespéré pour effectuer et pour rendre l’événement-mort totalement effectué, c’est-à-dire l’épuiser par une effectuation – puisque Blanchot ne cesse pas de dire : vous ne pourrez jamais séparer deux morts, la mort qui s’effectue en moi et dont je suis plus ou moins proche, et ce qu’il y a d’ineffectuable dans la mort qui m’empêche de me tuer. Là, il y a une espèce de culte de la vie qui, en effet… Alors ça n’empêche pas, si vous pensez au cas d’euthanasie, etc. Le cas d’euthanasie, ça me paraît précisément le contraire du suicide. C’est d’une certaine manière le culte de la vie, c’est une espèce de très grand… Enfin, c’est compliqué. » Et, au cours d’un bref échange : « Je crois qu’il y a énormément de suicides, oui, pour faire chier les autres – Vous ne croyez pas qu’il y a des suicides heureux ? – Non, parce que ce n’est pas des suicides. » Le saut dans le vide de Deleuze, est-ce la même chose que la piqûre reçue par Godard, peu après s’être fait tirer le portrait une dernière fois par une caméra numérique ? On laissera cette question en suspens – surtout aujourd’hui.

2. Publié par les éditions des Beaux-Arts de Paris, Le Fil d’alerte déploie « l’archive et l’enrichissement » d’un colloque consacré à Bernard Moninot, sous la direction d’Hervé Bacquet (le 9 avril 2021 à la Sorbonne). Cet ouvrage, écrit ce dernier, « peut se définir comme le souhait de restituer les différentes facettes de la démarche de Bernard Moninot, à la fois artiste, intellectuel et ancien professeur à l’ENSBA. » Amorcé pendant la pandémie de l’an 2000, ce travail, exigeant et ouvert (plutôt lieu d’échanges que pensum académique), nous donne l’occasion d’un beau livre, riche non seulement de textes et d’entretiens variés, mais aussi d’une centaine d’illustrations en couleurs : un must pour qui s’intéresse à cette œuvre singulière dont nous avons traité ici-même, et par deux fois, des états les plus récents : un grand entretien à l’occasion d’une exposition ouverte en mars 2020 à la Galerie Jean Fournier ; et une recension d’un livre élaboré en collaboration avec Bernard Noël.

Comme pour toute entreprise collective, impossible de rendre compte, même en effectuant un montage d’éclats de ce travail (taillés, non en picorant çà et là, mais en revenant sans cesse sur nos pas), via d’innombrables va-et-vient, non seulement entre les propos – écrits ou paroles –, mais aussi entre ces discours et les œuvres reproduites, en écho, et non en simple illustration ponctuelle. Pour diverses raisons, je me suis précipité sur le texte de Jean-Luc Nancy – sans doute un de ses derniers écrits – où dès l’incipit, il est question de ligne. « Désir de la ligne – dans la pleine amphibologie de l’expression : la ligne que je veux et ce que veut la ligne. Que nous veut donc la ligne – et pourquoi veut-elle plus de certains que d’autres, de même que certains souhaitent et suivent plutôt telle ligne que telles autres ? Il est manifeste que les lignes de Moninot veulent et lui veulent quelque chose qui n’a rien à voir avec aucun autre travail du dessin. […] Dans le désir des lignes se forme l’âme du désir en général : l’étirement, la tension sur cela qu’il ne s’agit ni de posséder, ni même d’atteindre, mais de suivre toujours plus loin. » Dans le texte qui, dans ce volume, suit celui de Nancy, Représenter ce qui n’a pas de limite, Catherine Millet note que « Moninot a souvent raconté avoir fait, une belle nuit de 2008, un rêve extraordinaire au cours duquel il visitait l’atelier d’un artiste, celui-ci réalisant des “sculptures de silence”. Au réveil, il se mit en tête, non pas de représenter ce rêve, ainsi qu’aurait pu le faire un peintre surréaliste, mais de le réaliser lui-même, en effet, ces sculptures. Quel défi à relever ! Tel fut l’objectif des Objets de silence » auxquels il est difficile de faire écho en quelques mots, ou même une seule image. Bernard Moninot, s’aventurant dans le monde tridimensionnel, pratique ce que Jean-Christophe Bailly a nommé le dessin élargi. Il ne renonce pas au dessin pour la sculpture, mais continue, comme aurait dit Matisse, à chercher son chemin à tâtons dans l’obscurité, traversant le silence, ou plutôt se frottant à plusieurs silences (vieille antienne, mais toujours en cours).

Dans un des moments d’entretiens de ce livre, Bernard Moninot précise que « la réalisation de ce projet utopique [les installations nommées Les Objets de silence, Silent-Listen et Antichambre] a nécessité trois années de recherche. La solution m’est venue par hasard dans un studio d’enregistrement, à l’occasion du montage d’un entretien réalisé pour le musée de Dôle. Je devais commenter une œuvre en une minute, mais comme je ne parvenais pas à respecter cette contrainte, l’ingénieur du son a décidé de réduire la durée de mon propos en travaillant la matière des sonogrammes, qui sont la traduction graphique, par un logiciel, du son des mots. À un moment, le mot “silence” est apparu et j’ai photographié la forme. […] Les Objets de silence se présentent comme une table en verre sur laquelle sont enfermées, dans des vases hermétiquement clos, les formes en volume des sonogrammes qui sont réalisées avec des cordes de piano torsadées, enduites de cristobalite (un sable qui ressemble à du givre). » C’est aussi mystérieux que passionnant ; et ce n’est qu’un aspect parmi tant d’autres de ce travail qui, tel qu’en lui-même, se trouve en permanence renouvelé. Pour rester du côté du silence, donc du son, on notera la transcription d’une longue conversation avec le compositeur Pascal Dusapin, qui aurait été probablement plus riche si quelqu’un d’extérieur était venu apporter un peu de contradiction, mais qui a le mérite de s’intéresser au « travail à la table », parfois commun entre musique et dessin, nécessitant matériellementcertains outils, et un goût partagé pour la précision de la notation.

Bien entendu, je ne viens de relever qu’une infime partie de mes va-et-vient dans ce volume collectif (signé par un peu plus d’une quinzaine d’autrices et d’auteurs – qui ne m’en voudront pas de ne pouvoir les citer tous, même si chaque intervention a don de relancer la partie), qu’il convient maintenant de ponctuer par une image. En voici une, envoyée par l’artiste au temps de notre entretien de 2000 (alors non utilisée), que l’on retrouve page 229 de cet ouvrage, Bernard Moninot. Le Fil d’alerte : un dessin de la série À la poursuite des nuages, le 13.07.2017.

Bernard Moninot, encre de chine sur papier, 48 x 38cm, collection MUMA, musée du Havre © l’auteur.

Hervé Bacquet : « Cette série révèle ce point d’équilibre entre phénomènes observés et traces graphiques. Dessiner des nuages, c’est aligner des arcs de cercle qui rebondissent, comme une page d’écriture sans commencement ni fin [… / avec cet ajout, en note :] Ces dessins ont une dimension conceptuelle proche de celle d’Opalka : accomplir un geste graduel qui se nourrit de l’épuisement. »

3. Faisant un tour dans la bibliothèque, là où sont rangés les volumes publiés par L’Atelier contemporain, et notamment ceux de la collection « Essais sur l’art », je remarque avoir mémorisé en premier lieu ceux qui ont été signés par des écrivains, souvent poètes, tels Marcel Cohen, Jean Daive, Jean Frémon, Nicolas Pesquès, Christian Prigent ou Éric Suchère (leurs livres ont trouvé place dans cette chronique) ; mais aussi avoir été surpris par certains « grands recueils » d’essayistes ou critiques d’art, comme Jean Clay ou David Sylvester, ainsi que d’avoir fait de belles découvertes : les deux livres de Marion Grébert, par exemple. J’en oublie certainement, mais comme on le voit, il y a de quoi faire – ces livres n’ont pas été enterrés après lecture dans d’obscurs rayons. Une bibliothèque sert aussi à ça : offrir un lieu d’accueil à certains ouvrages qui, encore peu parcourus, n’ont pas eu le temps de déposer des traces dans la mémoire – sans pour autant être oubliés : ils ont juste été mis en position d’attente. Cela peut durer, voire s’éterniser, jusqu’à ce qu’un beau jour, mu par une étrange intuition, on se saisisse de l’un d’entre eux que l’on ouvre au hasard, tombant sur une phrase, ou un bref paragraphe, qui a don de relancer l’affaire.

Le lien et la grâce de Philippe Comar est de ces livres-sommes dont cette collection n’est pas avare. De cet auteur, plasticien, scénographe, commissaire d’expositions et écrivain, on sait qu’il fut pendant une petite quarantaine d’années professeur de dessin et de morphologie à l’ENSBA (les Beaux-arts de Paris). Ce recueil est savamment organisé à partir d’une vaste matière, prépubliée pour l’essentiel dans des revues, des actes de colloque ou des catalogues d’expositions. Il peut donc être lu en continuité – 8 parties, 32 textes plus un prologue, ce qui donne 33 [En aparté. Encore un heureux hasard, car depuis que j’ai commencé à rédiger ce paragraphe, sans savoir encore où il m’entraînera, j’écoute les 33 variations de Beethoven sur un thème de Diabelli] – ou non. Je cherche du coup une ou plusieurs portes d’entrées. La section Des Beaux-Arts considérés comme un crime me semble parfaite, car il y est question de fascination pour les scènes de crime : « La photographie d’une scène de crime […] est sans doute l’archétype de toute photographie et même de toute image. Parce qu’une image fige et fixe une réalité, elle ne peut trouver meilleur sujet où s’accomplir que celui du corps inanimé. La dépouille humaine par son immobilité semble d’avance promise à l’image. Le corps, ne disparaissant plus derrière son existence vivante, apparaît. » Du corps, il est souvent question dans Le lien et la grâce, et notamment de la représentation de sa nudité – modèles vivants, fertile anatomie… Les origines du monde, des figures désaxées, le sexe désavoué, la fleur du sexe, et la beauté du mal sont au programme ; ainsi que la psyché : Ruse des images, Jouissances esthétiques, Glossaire mélancolique composent la huitième et dernière section.

Mais ce qui me retient le plus longuement est un petit essai d’une douzaine de pages : L’Éblouissement de Pierre Bonnard– non parce qu’il s’intéresse à certaines données biographiques, mais parce que « tout à la sensation, c’est exactement ce à quoi nous invitent le peintures de Bonnard figurant Marthe nue et, plus largement, toute sa peinture, car même ses natures mortes et ses paysages renvoient au corps absent, puisque, chez lui, la composition donne toujours, comme dans La loge, une existence à ce qui est hors du tableau. » D’où cet éblouissement que ses toiles provoquent. Philippe Comar cite Stendhal et Flaubert ; Bonnard se tait. Mais : « Le corps de Marthe nue qui poudroie dans la lumière et le grand mimosa devant l’atelier du Cannet sont une seule et même chose : un éblouissement. »

Un peu plus loin, l’essayiste prend acte de la mort annoncée du nu en peinture : « La peinture abstraite, qui se voulait subversive, a fait le deuil de la seule chose qui restera éternellement subversive : la nudité, avec tout ce qu’elle comprend de sexualité manifeste ou latente. » Entre autres références, de Cézanne aux futuristes, il cite « Erased Drawing de Robert Rauschenberg qui, en 1953, procède au gommage d’un dessin de Willem de Kooning figurant une scène avec un nu féminin », ce qui me trouble, car je ne m’étais jamais demandé ce qui pouvait se trouver auparavant dans ce dessin effacé devenu iconique. Dans ce texte, on sent une condamnation de la peinture abstraite, au nom des tabous qu’elle manifeste. Et une joie à noter que « lorsque la vague déferlante de la peinture abstraite commence à faiblir au milieu du siècle, faut-il s’étonner si les premières réactions pour sortir de l’impasse de la non-figuration ont consisté à transgresser l’interdit de “toucher” l’œuvre, et à donner à cet attouchement une dimension éminemment sexuelle ? » Lucio Fontana, bien sûr. Mais comment ne pas s’apercevoir que les œuvres les plus radicales, de Pollock au minimalisme, de Ryman à Supports/Surfaces (et tant d’autres), proposent des liens avec tous les sens – rayonnant, pour les plus belles d’entre elles, d’une grâce incontestable (encore faut-il la toucher, du regard mais pas seulement, afin d’ouvrir les conditions d’un dialogue multisensoriel) ? On pourrait continuer ces échanges à l’infini, le chantier étant à peine ouvert ; mais la bibliothèque déborde d’autres sujets.

Il nous faut dire maintenant deux-trois mots sur un livre que L’Atelier contemporain fait paraître simultanément – Sur sept gravures de Dürer de Patrick Genevaz – qui applique, au sujet de sept estampes parmi les plus fameuses de l’Histoire, « une méthode rigoureuse d’analyse descriptive », explorant chaque image jusqu’en ses moindres détails, « pour en apprécier, d’abord, la richesse objective de la construction. » Donc – retour aux lignes (de vie, de force) et aux liens – c’est l’itinéraire du regard qui compte, un regard inévitablement à l’écoute, avec, au bout du chemin, la « révélation d’un monde enchanté » (mais est-ce la même chose qu’un « éblouissement » ?) Une indication, afin de donner l’eau à la bouche (tout en décelant certaines limites qui ne sont pas de quelconques travers) : la toute fin de l’analyse descriptive de Melancolia I (image que l’on trouvait déjà dans Le lien et la grâce, qui a tant fait gloser tout en alimentant certaines créations littéraires de premier plan, dont le trop méconnu roman de Jean-Claude Montel, Mélancolia, paru chez Seghers/Laffont en 1973 dans la collection “Change”) : « Nous sommes entrés dans une nouvelle dimension du temps, soulignée par la rencontre de la comète et de la nuit, du ciel pur et de l’arc-en-ciel. Ce ciel étrangement calme est celui de la Divine Comédie, dans lequel les apparitions angéliques ou maléfiques, les lumières sidérales, le silence presque infini, qui rend perceptible les sons aussi infimes, que ceux du buron sur la plaque ou le feu de creuset, sont des éléments familiers. Dans ce monde, tout est signifiant, et le premier mouvement est de vouloir en expliquer chaque composant. Mais tout comme les explications de rêves laissent de satisfaire, rien ne peut réduire cette obsédante image. »

Dans un chapitre de son recueil, Philippe Comar ferraille avec Jean Dubuffet, condamnant en faisant montre d’ironie et, il faut le dire, d’une grande injustice la « niaiserie » des « adorateurs » de l’Art Brut, qui auraient le tort de trop déhiérarchiser : « La méprise de Dubuffet a été de penser que l’absence de culture était synonyme d’authenticité et que l’artiste pouvait tout tirer de son propre fonds. En fait, ce concept d’art brut réactive le mythe rousseauiste du “bon sauvage”, sous la forme du “bon artiste”. » Comar cite Marcel Duchamp : « Bête comme un peintre » (je retrouve par hasard cette citation dans ma lecture du jour, Croûtes de Thomas Clerc, qui sera au programme du prochain épisode de Terrain vague). « L’art brut est un art du premier degré, un art qui flatte les sentiments primaires et les archaïsmes. Au fond, nos contemporains, sensibles à cette forme d’art élémentaire, ne diffèrent pas beaucoup de ces jeunes parents qui, rejouant la naissance du monde à travers celle de leur bébé, s’extasient devant ses premiers balbutiements. » Qu’on me permette d’être en désaccord avec ces propos, et donc de conclure cette chronique en faisant appel à un grand commentateur de cet art – de  ceux qui pourraient le mieux en remontrer aux adeptes des savoirs-faires acquis dans les écoles d’État (que soit dit en passant, j’ai fréquentées, ayant fait mes brèves études dans l’enceinte des Beaux-Arts de Paris) : Michel Thévoz, directeur de la collection de l’Art Brut à Lausanne (entre 1976 et 2001), auteur d’une œuvre considérable, dont L’Atelier contemporain a déjà republié certains titres.

Aloïse. Le rayonnement sublime est un ouvrage de toute beauté publié par Les Cahiers dessinés. Il associe un assez long essai de Thévoz (autour de 70 pages) et un excellent choix de dessins en couleur sur papier (archives de la collection de l’Art Brut, Lausanne), y ajoutant quelques photos de l’artiste et un texte plus bref de Pascale Jeanneret (qui a succédé à Michel Thévoz en 2002) : Aloïse et Jean Dubuffet, une rencontre en actes et interludes. À l’énoncé de ce prénom, Aloïse, dont le nom de famille est Corbaz, m’est revenu Le Surréalisme et la peinture d’André Breton, livre acquis au cours de mes jeunes années (en ces temps de l’après-68 où on ne pouvait qu’être surréaliste), qui montrait plusieurs de ses œuvres, pour ma part jamais oubliées. Née en 1886 et internée pour la première fois en 1918, Aloïse a passé presque cinquante ans en asile psychiatrique, où son activité d’artiste, élaboré « d’abord en cachette, puis au grand jour », a fini par fasciner quelques « proches », dont le Dr Jacqueline Porret-Forel, qui s’est attachée à préserver ses créations, et les a montrées à Dubuffet. L’histoire d’Aloïse – nous dit Michel Thévoz – est celle « d’un meurtre et d’une renaissance : le meurtre d’une femme douée, passionnée, ambitieuse, mais systématiquement éconduite de ses aspirations affectives, culturelles, professionnelles, niée dans sa personne et définitivement internée dans la fleur de l’âge. Mais Aloïse n’a pas capitulé : elle s’est servie de la peinture pour nier ce monde qui la niait. Les personnages qui défilent dans ses peintures et dans ses écrits, ce sont les grandes amoureuses de l’histoire auxquelles elle s’identifie, les couples princiers, les héros légendaires, les vedettes de l’actualité. Cléopâtre, Napoléon, la reine Elisabeth, le général Guisan, Paolo et Francesca, de Gaulle, Pie XII, Marie-Antoinette jouent un opéra délirant et vivent des amours grandioses. Les anachronismes, les invraisemblances, les aventures formelles, tout est permis dans cet univers onirique affranchi des lois de l’espace et du temps, et réconcilié par la magie de la couleur et de l’arabesque. » Ce qui me frappe, chaque page ou presque, c’est la force de la couleur, son rayonnement (qui rime avec éblouissement et enchantement) que l’on décrétera effectivement sublime.

Aloïse, Le rayonnement sublime p.124-125 © Collection de L’art Brut Lausanne / Les Cahiers Dessinés.

« On ne peut comprendre Aloïse sans atteindre à certains moments d’un niveau de perception infra-verbal étonnamment proche de l’acte créateur, déclare [Jacqueline Forel]. » […] « Aloïse, poursuit Michel Thévoz, avait le visage figé, elle portait un masque, comme si elle refusait d’être reconnue, comme si elle entendait se soustraire à toute objectivation. / D’une certaine manière, elle avait fait de nécessité vertu : comme l’écrivait Dubuffet, “elle avait découvert le plan de l’incohérent ; elle avait pris conscience de la profusion des fruits qu’il peut apporter, des voies qu’il ouvre, des lumières qu’il allume ; elle en était éprise et passionnée, ne cessant de s’en émerveiller”. » […] « Si elle a jeté son dévolu sur des personnage people, c’est parce qu’ils n’existent pas […]. S’identifier à des personnages qui n’existent pas, c’était, pour Aloïse, sa manière à elle d’inexister. » Produisant sans relâche des œuvres, parfois de très grand format, jusqu’à 14 mètres, « réalisées dans la petite pièce dévolue au repassage, et que leur auteure elle-même n’a peut-être jamais pu voir déployées sous ses yeux », Aloïse « blasonne le corps féminin en appliquant la gamme de ses crayons de couleur ; mais il lui arrive de saliver les traits de craie pour les “vendômer”, autrement dit les estomper ; elle opère même des mélanges indéfinissables et inquiétants qui ont pu suggérer l’hypothèse d’un viol ; mais surtout, elle soumet les couleurs à une héraldique, un matiérisme ou une entropie à contre-emploi, en porte-à-faux avec l’usage ordinaire : elle permute lesdites catégories. » […] « Aloïse suit le cours de ses rêveries en investissant la feuille aussi naturellement qu’une vigne vierge envahit une façade. » Une dernière citation de ce percutant essai de Michel Thévoz, comme un dernier verre, pour la route : « Tout se passe comme si elle se laissait habiter par la peinture et s’abandonnait à sa dynamique, à ses avatars fugitifs, à ses messages vocaux, comme les médiums spirites à leurs inspirateurs, en lui prêtant son corps, mais en en déclinant aussi bien la responsabilité », avant d’apposer – nombre palindrome de signes oblige – ces mots magiques, marquant la « fin » de chaque épisode (à suivre)

Gilles Deleuze, Sur l’appareil d’État et la machine de guerre, cours novembre 1979 – mars 1980, édition préparée par David Lapoujade, Éditions de Minuit, octobre 2025, 496 pages, 27€
Gilles Deleuze, Sur les lignes de vie, cours mai – juin 1980, édition préparée par David
Sous la direction d’Hervé Bacquet, Bernard Moninot Le Fil d’alerte, Beaux-Arts de Paris éditions, octobre 2025, 256 pages, 29€
Philippe Comar, Le lien et la grâce, L’Atelier contemporain, novembre 2025, 448 pages, 28€
Patrick Genevaz, Sur sept gravures de Dürer, L’Atelier contemporain, novembre 2025, 128 pages, 30€
Michel Thévoz, Aloïse. Le rayonnement sublime, Collection de L’Art Brut, Lausanne / Les Cahiers dessinés, novembre 2025, 144 pages, 29€