Choses lues, choses vues (6): Etel Adnan, David Hockney, Saul Steinberg

© Alix Rosset

Le 13 janvier dernier s’est ouvert à la galerie Lelong & Co., 13 rue de Téhéran, Paris, Découverte de l’immédiat, première exposition d’Etel Adnan en son absence. Comme souvent, cette galerie, dont le PDG, Jean Frémon, est un poète, publie un catalogue reproduisant une centaine d’œuvres, accompagnées d’un texte d’Yves Michaud, Présences, mouvements immobiles, et de quelques photographies prises le 13 avril 2021 dans l’atelier de l’artiste par Patrice Cotensin, directeur de la galerie et éditeur de L’Échoppe, mais sans que cette dernière n’apparaisse dans le cadre.

Cette exposition a lieu (jusqu’au 12 mars) alors que, de leur côté, les Éditions de L’Attente publient Déplacer le silence (traduction Françoise Valéry), un des derniers écrits d’Etel Adnan – le cinquième chez cet éditeur bordelais, après Là-bas, Mer et Brouillard, Nuit et Surgir. Nous avions déjà longuement parlé de ces ouvrages, ainsi que de Leporellos, la précédente exposition de l’artiste, poète et essayiste, chez Lelong & Co., il y a tout juste deux ans. Plusieurs livres importants dont Un printemps inattendu (Entretiens) étaient alors sortis aux éditions de la galerie (qui ont aujourd’hui à leur catalogue douze ouvrages d’Etel Adnan – un treizième, L’Indien n’a jamais eu de cheval, étant programmé pour cette année) et de L’Échoppe (qui en compte dix).

La première partie de cette chronique sera consacrée à ces deux nouveautés, ainsi qu’à six autres titres publiés en 2021-2022 : quatre chez Lelong & Co. (L’Express Beyrouth-Enfer, L’Apocalypse arabe, Je suis un volcan et Fil du temps) et deux à L’Échoppe (Jean Varda et Piro Caro – Gate Five, Sausalito et Achab et Moby Dick). La seconde, plus brève, concernera quatre livres proposés récemment par ces deux éditeurs, dont Sur la photographie de David Hockney et L’éloquence de la ligne, entretien avec Saul Steinberg de Jean Frémon.

1.1

Commençons par Découverte de l’immédiat. Jean Frémon : “Avant de partir pour l’été [2021] à Erquy en Bretagne, Etel Adnan s’est lancée avec enthousiasme dans une nouvelle suite de toiles où elle dessinait, d’un pinceau chargé de peinture [à l’huile] noire, les objets qui se trouvaient sous son regard.” Yves Michaud : “Ce pourrait sembler des encres sur papier, mais la toile laisse mieux glisser le pinceau. Elle est aussi plus blanche. Ces toiles ont été visiblement réalisées vite, quasiment d’un geste avec des pinceaux dont la charge de peinture s’épuise au cours de la réalisation.” Jean Frémon : “Devant la cohérence et l’homogénéité de ces tableaux, il fut instantanément décidé avec Etel Adnan et Simone Fattal de leur consacrer une exposition simultanée à Paris et à New York et d’éditer un livre qui en gardera la trace. Ce livre était déjà pratiquement terminé et l’artiste en avait suivi l’élaboration quand elle nous a quittés au matin du 14 novembre 2021. Elle savait que les anges l’attendaient, elle les a peints aussi.”

Découverte de l’immédiat 63 © Etel Adnan / Galerie Lelong & Co.

On sait que l’artiste, née à Beyrouth le 24 février 1925, aujourd’hui exposée dans des lieux assez prestigieux aux États-Unis et en Europe, n’a commencé à peindre que dans les années 1960, suite à la remarque d’une de ses collègues au Dominican College de San Rafael (Californie) qui s’étonnait “qu’elle puisse enseigner la philosophie de l’art sans peindre”, donc “enseigner la philosophie d’un sujet qu’elle ne pratiquait pas” (Yves Michaud). Jean Frémon rapporte, dans son livre L’Écriture des formes, qu’assez vite “la couleur [a donné à Etel Adnan] une joie que les mots ne [lui apportaient] pas en eux-mêmes.” “Je n’écris pas – disait-elle – pour le bonheur d’utiliser les mots, mais par besoin de dire. Alors que peindre est un bonheur physique, immédiat.”

Malgré ce relatif “retard”, quelques six décennies de pratique ont fini par bâtir une œuvre conséquente – révélée en 2012 à Documenta 13 (Kassel) alors qu’elle atteignait les 87 ans – qui s’(in)achève en 2021 par cette importante série de petits formats (33 x 24 ou 41 x 33 cm) intitulée Découverte de l’immédiat, à laquelle il faut ajouter quelques mini-séries parallèles de toiles des deux mêmes formats, ayant pour titre Intrusion de la mémoire, Paysages et signes, Astres et signes, Anges (sans oublier quelques Leporellos réalisés l’été à Erquy). Ce qui frappe avec ces peintures, c’est une relative austérité, associée à une forme d’urgence. Découvrir ainsi l’immédiat – ce qui, à portée de regard, peut “faire la pige” aux plus beaux paysages du monde (gravés dans la mémoire de l’artiste) – se fait en conséquence d’une immobilisation forcée. “Les choses sont là, d’une présence immédiate” écrit Yves Michaud qui ajoute un peu plus loin : “En regardant longtemps, et attentivement, on est frappé par la manière dont les choses flottent dans l’espace de la toile – je dis bien « dans » et pas « sur ». Celle-ci n’a pas de profondeur mais elle n’est pas non plus simple surface. Les choses figurées n’ont pas d’ordre de préséance, même quand il y a une figure principale. Tout vient à la fois pêle-mêle et sans désordre, comme dans l’espace cubiste qui est à la fois organisé et désorganisé : organisé dans un espace à quatre voire n dimensions et désorganisé pour notre vision habituée à trois, à la profondeur et à l’ordre des plans.”

Vue de l’exposition d’Etel Adnan, Découverte de l’immédiat. Photo © Galerie Lelong & Co

À découverte de cet accrochage sur les murs de la galerie, j’ai été frappé par la rudesse de cet ensemble qui demande aux regardeurs de prendre le temps de se familiariser avec cette économie probablement frustrante pour qui a gardé le souvenir d’expositions fortement colorées, comme Parler aux fleurs. Il ne s’agissait pas pour elle d’en finir arbitrairement avec les tubes de couleurs, mais, comme le dit Yves Michaud, de faire surgir, dans l’épuisement de ce que le pinceau a chargé de peinture à l’huile noire, “images, objets, signes, formes” qui “sont des présences nues, comme les mots et groupes de mots dans ses poèmes.” “Les choses sont là, d’une présence immédiate. De même la mémoire, avec ses images et projections de toujours : signes, paysages, montagnes, mer, brouillards, formes mouvantes, alphabet d’une langue grecque (celle de sa mère) jamais oubliée. Etel Adnan en les peignant fait être les choses. […] Elle ne fabrique rien. Elle montre.” D’où la force de ces toiles qui requièrent une certaine instantanéité du regard, mais se déployant dans un temps non compté.

Découverte de l’immédiat 56 et 51 © Etel Adnan / Galerie Lelong & Co

Yves Michaud, encore : “Le tableau [chez elle] ne peut être ni un écran, ni un paravent, ni un miroir, c’est un espace d’écriture. Elle peint comme elle écrit ses poèmes et ses magnifiques autres textes en prose entre la nouvelle, l’essai, le conte et la conversation cultivée.” C’est le cas avec Déplacer le silence (paru en 2020 aux États-Unis sous le titre Shifting the Silence), publié le 11 février par les éditions de L’Attente, et qui sera probablement perçu comme un livre testamentaire d’une autrice de 95 ans ayant déjà écrit plus d’une quarantaine de volumes (pour la plupart, il est vrai, de petit format – rares sont ceux qui dépassent la centaine de pages), alors qu’il se raccorde impeccablement, sans fournir d’excipit ultime, aux quatre précédents publiés dans la collection “Philox”. L’incipit de ce nouvel opus est “Oui.” Et le dernier mot, “paysage” (“La nuit fonctionne comme la neige. Efface le paysage.”) Nuit était le titre du troisième de ses livres publiés cette collection. On le retrouve très vite, dans le troisième paragraphe de Déplacer le silence : “À présent, des animaux sombres errent dans la forêt, on pourrait les toucher. Une somnolence particulière nous envahit lorsque les ombres s’allongent. Ensuite, le cœur marque différents tempos. On voudrait toucher les feuilles, regarder intensément chaque arbre. La nuit tombe, déjà fatiguée, déjà nue.”

Une fois de plus – mais comment faire autrement ? – j’ai traversé ce livre, lentement, sans faire de pause : impossible de le quitter. On peut se lever, bouger, faire quelques pas avant de s’allonger, ou s’assoir, mais on ne peut en arrêter la lecture. Et impossible de prendre des notes. Je cherche un bref passage que j’avais cru mémoriser, mais ne me reviennent que de quelques mots. Mais peu importe. Me mettant à sa recherche, je tombe sur d’autres, non moins stupéfiants, où il peut être aussi bien question de la planète Mars que de ce petit paradis breton qu’est Erquy où je vais me promener chaque été, fuyant les vacanciers pour contempler du haut du Cap la mer salée (elle préfère écrire océan, reliant ainsi la Manche et le Pacifique). “Il fait gris dehors, orageux. Je regarde l’océan, il est à une dizaine de mètres, je me demande pourquoi sa marée s’arrête à un certain point, pourquoi il n’entre pas dans mon appartement ; mais je dois bien vivre avec mes limites, et je pense que l’océan aussi est lié à son propre sort.” Quelques pages auparavant, elle s’inquiétait des incendies californiens ou des canicules estivales à Paris, notant qu’en Bretagne “les poissons appellent à l’aide. Comme moi, souvent, ces temps-ci”. Nuit et silence – insomnies : “En silence, dans le noir, les marées brillent, deviennent glissantes, leur fluidité les transforme en mirage.” “La pensée se trouble lorsque les formes familières de la réalité disparaissent. Ce n’est pas une perte. De longues périodes de silence intérieur favorisent les éclaircies, elles laissent entrer la lumière, l’inondation, l’aveuglement, l’éblouissement.” Pensée toujours interrogative, aussi modeste qu’irréfutable : “Pourquoi suis-je en train d’écrire ces lignes qui n’apportent pas grand-chose au monde ? C’est l’une des choses que les gens font, c’est tout.” Et, entre mille autres relevables, celle-ci que je m’empresse de faire mienne : “Que faire des humeurs mélancoliques ? Je me le demande. Je l’ignore. Elles m’accompagnent depuis si longtemps qu’elles ont même vieilli avec moi.”

La richesse de ce petit livre de méditations est inouïe. Partant de propositions assez simples, d’observations justes, ou encore de récits de rêves, elle atteint, côté formulation, des sommets : “L’univers émet un son – est un son. Au cœur de ce son, il y a un silence, un silence qui crée ce son, qui n’est pas son contraire mais son âme inséparable.” Le montage opéré ici ne peut que donner une vague idée de ce qui nous traverse quand on lit ce livre d’un trait, en reprenant son souffle entre deux moments de prose. Clarté énigmatique de certains passages – de tel ou tel bloc de quelques lignes se suffisant à lui-même, de tel ou tel agencement d’un paragraphe à l’autre. À force de recopier, une tête de lecture enclenche dans notre tête le mouvement sonore des marées (que j’ai plusieurs fois enregistré). Etel Adnan nous avoue qu’elle a perdu de ses capacités auditives, mais reste attentive à la découverte, visuelle, de l’immédiat : “Je n’entends pas grand-chose car mon audition est mauvaise, et je salue cette forme de repos. J’ai besoin de nuits pour renverser mes jours, je veux me promener dans les forêts, courir dans les châteaux abandonnés, je veux voir des rivières cachées dans les vallées inattendues. Je veux que le soleil soit doux.”

1.2

Entre deux catalogues d’expositions de l’artiste, les éditions de la Galerie Lelong & Co. ont publié l’an dernier quatre livres de même format (16,7 x 23,5 cm) d’Etel Adnan, reprenant aussi bien des textes introuvables que proposant des traductions d’inédits en français, écrits entre le début des années 1970 et celui des années 2010. Parcourons-les en suivant leur ordre de parution, ce qui nous permet (pur hasard ?) de traverser quarante années d’écriture poétique quasiment dans l’ordre chronologique.

L’Express Beyrouth-Enfer reprend trois poèmes : celui qui donne son titre à ce volume, écrit à la fin de 1970 après le “septembre noir” palestinien en Jordanie, et publié en 1973 par Pierre-Jean Oswald ; Beyrouth 1982, écrit alors que l’armée israélienne venait d’envahir le sud du Liban ; C’était Beyrouth encore une fois, écrit en 1989 pour une manifestation contre la politique des USA au Salvador. Le premier poème est en français, le deuxième est traduit de l’anglais par Jean Frémon et le troisième par Patrice Cotensin. Ce sont des poèmes lyriques, au ton assez vif, voire “furieux” – enragé –, faisant écho à des massacres, comme le montrent les trois incipit de ces poèmes : “L’humanité va au cimetière / en grands soubresauts” ; “Ô douce sauvagerie du / cœur / le jour où Beyrouth mourut / sous une averse de fleurs rouge !” ; “C’était Beyrouth, encore une fois, / c’était Beyrouth à la radio / le Salvador à la télé / c’était Sabra & Chatila / dans la mémoire / c’était Usulután au cœur”.

L’Apocalypse arabe est un des ouvrages les plus singuliers d’Etel Adnan qui en a entrepris l’écriture en janvier 1975. Trois mois plus tard, la guerre civile s’apprêtait à ravager le Liban. Après avoir “compris que la catastrophe était là”, elle s’est établie en France en juillet, poursuivant la rédaction de ce long poème en 59 sections, et y apposant le point final alors qu’elle écrivait simultanément et “d’un seul jet” son unique (et sidérant) roman, Sitt Marie Rose (publié en 1978 par les Éditions de femmes, et deux fois réédité dans les années 2010 par Tamyras). Quand ce livre paraît en 1980 à Paris, “Etel Adnan et Simone Fattal s’installent durablement en Californie.” La particularité de ce poème – qui saute aux yeux avant même d’en avoir déchiffré le premier mot – vient de ce que les lignes formées de mots, composées en typographie, est trouée, et que dans ces réserves, se sont glissés des signes calligraphiés “comme si – écrit Frémon – le peintre et le poète, qui ont toujours cohabité chez Etel Adnan, soudain se rejoignaient. Ou plus exactement, comme si le peintre, un peintre minimal, qui ne s’exprimerait que par des sortes d’onomatopées graphiques, s’arrogeait la parole au milieu du discours du poète pour en soutenir ou en briser l’éloquence. Intrusion de l’imprononçable dans le verbal.” Comment donner une idée de ces soixante-douze grandes pages saturées de signes où le mot “soleil” revient sans cesse ? En en reprenant quelques vers “non-troués” : “Où voulez-vous que les fantômes habitent / dans nos consciences il y a des fleurs qui font des cauchemars / Nous avons brûlé les continents du silence les avancées des peuples / la respiration des combattants obscurs s’est épaissie // est devenue cette des bœufs” Ou, mieux encore, en faisant une photographie d’une section et en la donnant autant à lire qu’à regarder :

L’Apocalypse arabe, p. 17 © Etel Adnan / Galerie Lelong & Co

Une dernière citation (un fragment de la 7e section) avant de passer à des recueils de vers en apparence plus “sages” : “Beyrouth putain mal lavée porteuse de syphilis le soleil est contaminé par la ville / un soleil bleu reculant un Kurde tuant l’Arménien l’Arménien tuant le Palestinien / la roue solaire des races de Syrie ô nomades insensés buveurs de poussière / un soleil mauve hydrophile un soleil jaune canular un soleil rouge vaniteux / Beyrouth-la-malice un parti ivre de pétrole et la milice des tourbillons de la Voie Lactée”

Je suis un volcan est un recueil composé essentiellement de poèmes, dont certains en prose, publiés entre 1972 et 2004, en français ou en anglais (dans ce cas traduits par Cotensin – ce qui est le cas de Maïakovski dont voici la 5e section) :

“L’avenir du moment présent va être trop
misérable pour compter. Les nouvelles
engendrent peur et aliénation.

Il faut trouver la lumière dans
les chênes, pas dans mon cœur. Je cherche
un poète avec qui partager une nuit
de conversation.

Je me souviens que les trains en Turquie
produisaient du dioxyde de carbone
quand l’empire s’effondrait
et que les femmes buvaient du thé
sur le bord de leurs désirs.”

Et, côté prose, ce texte bref publié dans la revue Horizons maghrébins, à Toulouse, en 2003 : “La main se pose sur la douleur, cherchant sa racine, pour la déraciner. Elle apporte sa chaleur, son amitié et son inquiétude. Mais les doigts ne trouvent rien ; car la douleur est sœur du néant. La main insiste aussi, menaçante, brûlante. Le néant ne fait mal qu’à l’esprit, et la main, partie étrange du corps, n’est d’aucun secours.”

Fil du temps est un recueil de vers écrits en français : six poèmes publiés au cours de la première décennie de notre siècle, auxquels les éditeurs ont ajouté un septième plus ancien, Une journée à New York, publié en 1982 par Post-Apollo Press, la maison d’édition créée par Simone Fattal en Californie qui a largement contribué à faire connaître les écrits d’Etel Adnan. Parmi bien d’autres possibilités, je choisis de reprendre ici – probablement parce que “aussi vaste que sa nuit” m’a fait inconsciemment me remémorer “vaste comme la nuit” de Maurice Blanchot ; mais peut-être aussi pour “l’œil qui observe le bruit” – la treizième section de Ce ciel qui n’est pas (publié en janvier 2008 à Tunis en version bilingue – français, arabe – par les éditions Tawbad) :

“Je suis le ciel de ce
tombeau royal,
aussi vaste que sa nuit

Tout est vrai :
ce caillou, son ombre,
l’œil qui observe le bruit,
l’impossibilité et le
songe

Le moi est l’image d’une
image, une carte postale

Les mots sont assis parmi
nous mais regardent d’autres
paysages. Où sommes-nous ?

Il n’y a pas de chair sur
cet animal de nuit, pas
de futur,
pas d’air”

1.3

Comme déjà noté, on se souvient que plusieurs textes importants de notre prolifique essayiste ont été publiés aux Éditions de L’Échoppe. Proposant des ouvrages de taille modeste, mais toujours finement façonnés, apportant le plaisir devenu rare de cahiers imprimés, reliés, mais non massicotés (du moins en ce qui concerne les livres de moins de 64 pages), L’Échoppe nous a notamment fait découvrir en 2014 le remarquable Écrire dans une langue étrangère (1984), dans une version revue par l’autrice (que l’on a pu récemment retrouver dans l’indispensable catalogue de l’exposition du Centre Pompidou-Metz, Écrire c’est dessiner, d’après une idée d’Etel Adnan).

L’inattendu Jean Varda et Piro Caro – Gate Five, Sausalito nous fait passer l’esprit de ce lieu californien proche de San Francisco tout en traçant un beau portrait de deux des personnages qui y vivaient. Une préface écrite en 2020 permet à Etel Adnan de revenir, avec une grande clarté et un merveilleux sens du récit, sur les circonstances de sa rencontre avec le peintre Jean Varda, un homme haut en couleurs : “un hédoniste. Un type à part” dit de lui Piro Caro. “Né en 1893 à Smyrne, la ville et très probablement l’année de naissance de ma mère”, Jean Varda était un ami d’Henri Matisse et d’Henry Miller avec qui elle aimait parler en grec, tout d’abord sur le transatlantique sur lequel elle avait embarqué en 1955 pour rejoindre l’Amérique, puis en Californie, sur cette péniche amarrée au Gate 5 de Sausalito où s’était installé de dernier, “« adopté » par de superbes jeunes filles de familles riches qui venaient balayer sa maison, cuisiner pour lui et l’accompagner dans sa petite barque avec pavillon bouddhiste pour faire des sorties dans la fameuse baie de San Francisco”. Grand témoin de ces instants qui nous font rêver en ces temps de fermeture de tout et de rien, elle raconte : “Tout autour, la fameuse contre-culture des années 60 battait son plein”, évoquant quelques figures de gourous, dont ces deux hommes, plus Alan Watts, alors que le LSD “faisait fureur”, ainsi que son amitié avec le photographe Pirkles Jones qui un jour lui demanda “d’interviewer pour lui Varda ainsi que Pico, car il comptait publier un livre de photos qu’il avait prises précisément au Gate 5”.

Ce petit livre, dense et passionnant, reprend deux entretiens (en 1970 pour Jean Varda et en 1980 pour Pico Caro) précédés par un bref récit, naturellement intitulé Gate Five (“Gate Five a été et reste une vraie Porte. Pour certains ce fut la porte du Paradis et pour d’autres celle de l’enfer. Mais quel qu’ait été le résultat, la route avait mené à une forme de savoir, à une recherche que nous poursuivons toujours”) – le tout illustré par quelques photos de Pirkles Jones réalisées pour ce livre qui ne vit jamais le jour. Une très belle découverte de personnalités peu connues, et en tout premier lieu ce fameux “oncle d’Amérique” d’Agnès Varda (en réalité le cousin de son père) qui a fait de lui en 1967 un court portait cinématographique, reprenant en titre son prénom grec, Oncle Yanko.

 

Dernière publication à ce jour de celle qui affirmait en 2016 que ses écrits étaient “principalement politiques”, Achab et Moby Dick – L’âme américaine (traduit par Patrice Cotensin) paraît à L’Échoppe, mais cette fois dans la collection “envois” (évoquée ici-même au moment de la sortie de Vallotton Cinéma de Jérôme Prieur). Il s’agit du rassemblement de deux textes parus aux USA à l’automne 2002 (dans Tripwire, une revue de San Francisco), puis fin 2004 (à Brooklyn). Directement reliés à l’actualité – précisément aux événements du 11 septembre et à leurs conséquences (guerre en Afghanistan, puis en Irak, contre “l’axe du mal”) –, ces deux écrits manifestent des liens très forts entre Etel Adnan et Moby Dick de Melville, “mon livre américain préféré”, qu’elle relit une fois de plus en édition de poche, en cette “situation agitée, changeante, imprévisible” : en ce “moment dangereux qui rend les plaisirs innocents quasi impossibles. Quels plans pour le futur ? N’y pensez pas ! Nous vivons dans une angoisse permanente. La précarité de la vie est notre compagne de tous les jours.” Moby Dick est-il un livre ? se demande-t-elle, avant de répondre : “« Moby Dick » est un être qui a accompagné ma vie pendant presque un demi-siècle. Un ami. Plus qu’un ami. Ni un dieu, ni un humain, ni un animal.”

Une “lettre au Capitaine Achab” signée Moby Dick, écrite (dit-elle) longtemps après que les deux aient disparu, forme le second écrit de ce petit livre d’envois : “C’est un fantôme qui s’adresse à un autre fantôme, mais récemment d’étranges rumeurs ont circulé…” “Mais sommes-nous morts vraiment ?” Je vous laisse découvrir la suite – difficile de prendre congé de cette autrice qui vient certes de nous quitter, mais dont la voix, le regard, la pensée ne sont pas prêts de s’éclipser (nous y reviendront probablement un jour prochain).

© Alix Rosset.

2.1

Sur la photographie est le titre d’un ensemble de trois textes de David Hockney, traduits et présentés par Jean Frémon pour les éditions de la galerie dont il assure la direction. Si Hockney est un des artistes les plus reconnus de notre temps – ses expositions (comme la rétrospective en 2017 à la Tate, puis au Centre Pompidou ; ou celle plus récente à L’Orangerie – A Year in Normandy) étant toujours très visitées –, une grande partie de ses travaux reste assez méconnue, les œuvres “iconiques” recouvrant tout. Aussi sommes-nous heureux de pouvoir écouter le peintre nous parler de son rapport très profond à la photographie, et des liens qu’il a établi au fil du temps entre cette pratique concrète et sa réflexion toujours en cours sur la représentation en peinture.

Le premier de ces trois textes est la transcription d’une conférence de 1982. Sur la photographie part d’un tableau de Picasso, Massacre en Corée (1951) qu’Hockney a découvert en reproduction dans un journal alors qu’il était encore collégien. Il l’avait presque oublié quand il l’a revu en 1980 à New York. C’est – dit-il – un tableau que la critique a toujours stigmatisé comme étant illustratif et de peu d’importance. Or “en réfléchissant à cette peinture, j’ai commencé à y voir une remarquable critique de la photographie.” Car “Picasso nous parle des difficultés de la représentation”. Je ne vais pas me risquer à résumer platement cette conférence très vivante qu’il faut lire avec attention tant elle témoigne de la remarquable faculté d’Hockney à interroger ce qui peut stimuler son travail, toujours en chantier : toujours en quête de nouvelles voies, de nouvelles techniques, en parfaite connaissance des pratiques anciennes. “Les photographies ne sont pas vraiment ce que nous croyons qu’elles sont” dit-il, avant d’évoquer le fait que Canaletto utilisait la camera obscura, “une boîte avec une lentille qui projetait l’image de l’extérieur sur une toile, et ses élèves en traçaient les contours. Cela crée un problème de perception, parce que l’image n’est vue alors que par un seul œil ; mais cela était plus ou moins masqué par le fait que la main de l’artiste, en se déplaçant sur la toile, faisait entrer le temps dans l’œuvre.” On le voit, l’affaire est complexe, et qui a lu le livre de David Hockney, Savoirs secrets : les techniques perdues des maîtres anciens (Seuil, 2001), sait à quel point le peintre photographe l’a éprouvée de manière aussi bien théorique que pratique durant des années. Ayant pour ma part toujours perçu l’artiste anglais comme étant à sa manière un cubiste, cette conférence me confirme ce qui n’était qu’une intuition. Hockney va jusqu’à dire qu’il est “en désaccord avec cette idée que Picasso aurait abandonné le cubisme : je pense qu’il a été un peintre cubiste toute sa vie. Bien sûr la pensée moderniste croit que le cubisme mène à l’abstraction. C’est l’impression qu’il donne et c’est vrai d’une certaine façon. Mais le cubisme ne s’occupe pas d’abstraction, le cubisme se soucie du monde visible, du monde qui nous entoure.”

Un jour, après avoir non seulement pris des photographies, mais composé (entre autres) de savants agencements de polaroïds, Hockney a “eu le sentiment d’avoir fait le tour de la question et que la photographie ne [l]’intéressait plus vraiment” Mais “avant de laisser tomber [il] a voulu essayer de comprendre ce qu’il en était de la mémoire dans une photographie. Pouvait-on voir la mémoire comme on voyait tout le reste de ce qui était là ?” Je vous laisse prendre connaissance par vous-mêmes de la suite de cette conférence, ainsi que des textes suivants – le deuxième, qui date aussi de 1982, étant une suite de commentaires de ses propres photographies que Frémon a judicieusement arrangée, afin que l’absence de reproductions n’en gêne pas la lecture : “Sans les images, cela devient une sorte de journal intime” ; le troisième plus court, de 2012, s’intitulant Voir plus grand c’est voir davantage. Il a été écrit pour le catalogue d’A Bigger Exhibition au Young Museum de San Francisco.

David Hockney a su rester – et demeure encore à 84 ans – un expérimentateur. Et c’est bien pour cela que l’on suit toujours son travail avec la plus grande attention.

2.2

“Dans le confort des catégories, Saul Steinberg ne trouve pas sa place.” Ce sont les premiers mots de L’éloquence de la ligne de Jean Frémon, à L’Échoppe (où il a déjà publié, en mémorialiste contemporain, de nombreux ouvrages, dont une série de “portraits” de Samuel Beckett, Michel Leiris, Louise Bourgeois, David Hockney…). Ce petit livre comprend essentiellement un entretien de Frémon avec Steinberg qui “s’est déroulé au printemps 1986 à Amagansett, un village des Hamptons où Saul Steinberg passait les mois d’été dans une simple maison de pêcheur, contre laquelle il avait fait construire un atelier recouvert d’un bardage de bois peint en blanc, isolée dans les sables du littoral de Long Island”. Cette conversation – réalisée sans magnétophone – devait trouver place dans le catalogue de l’exposition de l’artiste à la galerie Maeght-Lelong en septembre de la même année. Elle y a été effectivement imprimée dans une version revue et corrigée par Steinberg, homme assez réticent en ce qui concerne les commentaires sur son travail comme sur tout épanchement sur lui-même. En 2021, Jean Frémon retrouvant par hasard le tapuscrit complet de leurs échanges a pensé que “ces passages biffés par un sentiment, à [son] avis exagéré, de self-conscious, ou même ceux qu’initialement [il] n’avait pas retenus, pouvaient être lus sans porter ombrage à quiconque et en tout cas pas à leur auteur.” Du coup, nous bénéficions aujourd’hui de l’intégrale de cet entretien où nul mot n’est à retrancher, ce qui fait de ce petit livre un must, indispensable à tout amateur de l’œuvre de cet artiste roumain, naturalisé américain, qui s’exprimait parfaitement en français.

Steinberg se souvient de ses amis peintres et c’est aussi drôle que touchant. Et ensuite, il parle de son propre travail, de ses influences, du regard qu’il porte sur les visages ou sur les nuages, de sa relation à l’idée de ressemblance, de ses lectures, de sa manière de vivre… “Observer et décrire le monde, c’est comme donner une sérénade à soi-même, une façon à la fois de remercier et de se justifier” avec “le dessin comme mode d’expression privilégié.” Certains passages sonnent comme de petits récits. Ou prennent forme de réflexions sur la ligne, ou l’enfance : “L’enfant est notre ancêtre, nous avons besoin de ses conseils. Ce qui subsiste de l’enfant en nous, c’est notre part aristocratique, c’est nous-même avant la peur, la prudence et les divers subterfuges qui nous changent.” Comme c’est bien dit (et recueilli par Frémon qui a un sens aigu de la notation) ! Une dernière citation – une dernière empreinte de la voix inimitable de Steinberg : “Une chose m’intrigue chez moi : j’ai l’impression de goûter certains moments de ma vie avec plus de plaisir dans le souvenir que dans l’action. Je suis une sorte de ruminant. Certains faits, qui ont pu être très brefs, peuvent devenir infiniment riches et lumineux dans la mémoire, certaines rencontres amoureuses, certaines visites, telle place en Italie qui devient fabuleusement belle dans mon souvenir alors que peut-être je n’ai passé là que trente secondes.”

2.3

Encore quelques lignes au sujet de deux titres, récemment intégrés au catalogue de l’Échoppe et lus dans la foulée, qui me semblent valoir la peine d’être ici rapidement recensés. Le premier s’intitule Chez Morozov et Chtchoukine. Il est signé du très oublié Gaston Migeon, qui – nous dit Patrice Cotensin – est allé en Russie en 1914, et notamment à Moscou où il a pu visiter les collections de Chtchoukine et Morozov : “les deux collections d’art contemporain alors les plus étonnantes qui soient.” Ce livre propose un compte-rendu plutôt émerveillé de ces visites : “M. Morozov habite à Moscou dans une belle demeure, solidement construite pour durer et dont il n’a voulu demander la parure intérieure qu’à l’élite des peintres français contemporains”, suivi d’un hommage (prononcé en 1913) à Isaac de Camondo, “grand donateur du Louvre, qui collectionnait aussi bien Degas que les estampes japonaises.”

Le second a pour titre Midis avec Picasso. Il reprend tout d’abord un court article d’Anatole Jakovsky, paru en 1946 dans une revue d’art, qui relate une visite à l’atelier de Picasso rue des Grands-Augustins à Paris, donnant à entendre la voix inimitable de l’artiste : “Je ne cherche rien, je ne m’emploie qu’à mettre le plus d’humanité possible dans mes tableaux. Tant pis si ça offense quelques idolâtres de l’effigie humaine conventionnelle. Ils n’ont d’ailleurs qu’à se regarder une peu plus attentivement dans une glace…” Cette visite d’atelier est suivie par deux autres : celle de Simone Téry pour Les Lettres Françaises (en 1945) ; et celle de Pierre Malo, seul à avoir publié un article rapportant une visite à Picasso pendant l’occupation (en 1941) : “Entrez ! m’a dit Picasso. Entrez ! Vous êtes un ami parce que je sais que vous n’allez pas me parler de ma peinture. La peinture, on n’en parle pas. Que voulez-vous en dire ? Les écoles, ça n’existe pas… un cigare ?”

Etel Adnan, Découverte de l’immédiat, Galerie Lelong & Co., janvier 2022, 128 p., 25 €
Etel Adnan, Déplacer le silence, L’Attente, février 2022, 96 p., 11 €
Etel Adnan, L’Express Beyrouth-Enfer, Galerie Lelong & Co., mars 2021, 56 p., 15 €
Etel Adnan, L’Apocalypse arabe, Galerie Lelong & Co., mars 2021, 88 p., 18 €
Etel Adnan, Je suis un volcan, Galerie Lelong & Co., novembre 2021, 88 p., 15 €
Etel Adnan, Fil du temps, Galerie Lelong & Co., novembre 2021, 128 p., 18 €
Etel Adnan, Jean Varda et Piro Caro, l’Échoppe, mai 2021, 64 p., 12 €
Etel Adnan, Achab et Moby Dick, l’Échoppe, février 2022, 24 pages, 5€
David Hockney, Sur la photographie, Galerie Lelong & Co., novembre 2021, 80 p., 18 €
Jean Frémon, L’éloquence de la ligne, L’Échoppe, septembre 2021, 48 p., 9 €
Gaston Migeon, Chez Morozov et Chtchoukine, L’Échoppe, avril 2021, 48 pages, 9 €
Anatole Jakosky, Midis avec Picasso, L’Échoppe, décembre 2021, 32 p., 7 € 80