Jean-Michel Espitallier: « imaginer la vie hors champ » (Centre épique)

Jean-Michel Espitallier Centre épique (détail de la couverture du livre)

Retour sur Centre épique, récit-documentaire publié il y a quelques mois par Jean-Michel Espitallier. Dans ce livre, sont interrogés l’Histoire, le temps, la mémoire collective et personnelle, certains des récits qui donnent du sens au siècle (le XXe). Ce questionnement – cette problématisation – se fait toujours du point de vue d’une écriture qui propose et, dans le même geste, défait, efface, déchire, accumule les ruines : écriture-temps, écriture-durée synonyme aussi de chaos. Entretien avec l’auteur. 

Centre épique est écrit à partir d’archives de films d’amateurs qui couvrent une bonne partie du XXe siècle. Comment est né ce projet ? Comment as-tu sélectionné les films à partir desquels tu as travaillé ?

Il s’agissait d’écrire librement à partir de ces archives – selon la commande qui m’avait été faite par CICLIC. Très vite s’est imposée à moi l’idée d’écrire une histoire de France, tenter d’approcher la vie quotidienne des Français au XXe siècle (les premiers films concernent le retour des poilus en 1919) mais une histoire avec les outils de la littérature, une histoire qui serait au service de l’écriture et non le contraire, qui serait son motif, son carburant. J’ai regardé des centaines de ces petits films et mon approche s’est faite en zoomant et dézoomant, avec un mouvement d’aller-retour du particulier au général, du local au global, de l’anecdotique à l’universel, et donc en dépliant un certain nombre de situations ou d’événements anodins trouvés dans ces films (un mariage dans les années 1950, une automobile sur une route, etc.) ou au contraire en posant des faits socio-culturels ou politiques qu’il me plaisait de traiter et rechercher des films qui pourraient en légitimer l’évocation, l’illustrer, l’exemplifier.

Dans le livre, tu as également placé des photographies qui sont en fait des photogrammes extraits des films sur lesquels tu t’appuies. Ces images ont-elles pour toi une fonction illustrative ou bien leur présence obéit-elle à une autre logique ? Il me semble que l’on peut les regarder, par exemple, comme des fragments ou des traces d’un passé pour nous aujourd’hui inatteignable. Barthes définissait la photographie par une formule devenue célèbre : « ça a été ». Dans le cas des photos que tu as sélectionnées dans ce livre, la formule pourrait être : « ça n’est plus », formule qui insiste moins sur la réalité passée du référent que sur le fait que l’image renvoie à un passé hors de notre portée, séparé de nous par la durée. Ces photos seraient ainsi l’occasion d’une expérience du temps. Est-ce cela qui t’intéresse ?

Il y a effectivement une sorte de concurrence entre l’image et le texte, un jeu de tissage, un ballet contrapunctique ou d’auto-tamponneuses ! Mais alors que le texte « parle » du passé avec la langue d’aujourd’hui, l’image « parle » du présent, le sien – « qui a été », pour reprendre l’idée de Barthes – avec la langue d’hier. L’image parle le passé, la langue du passé. Cette langue nous raconte d’abord son mode de production (le noir et blanc, le muet, l’image accélérée) qui est en réalité le vrai sujet des films : par exemple le rapport des hommes de l’époque à l’image donc à la reproduction (exceptionnalité de filmer que l’on perçoit dans les poses un peu gauches, un peu gênées que prennent les gens), l’intention de reproduire et le choix des sujets (ces images nous apprennent ceci que l’histoire est toujours l’observation de présents qui ne sont plus présents et suggèrent en creux une conscience historique de celui qui filme, puisque filmer c’est avoir intégré la conscience de la disparition, de la fuite du temps ; c’est donc toujours le faire dans la perspective de l’archiviste, du conservateur). La patine du temps, ça n’est pas autre chose : une langue passée.

On se prend à croire que les gens d’alors marchaient vite, vivaient dans un monde noir et blanc baigné dans un univers de silence. Il y a donc comme une buée fictionnelle dans ces documents. L’émotion naît de voir des indices du réel non le réel lui-même, des indices de quelque chose qui a eu lieu et s’auréole du mystère lié à son caractère fragmentaire, incomplet, imparfait (pas de couleur, ou pas les vraies couleurs, surexposition, muet, etc.). Des images revenantes. Dans sa temporalité, le film est par ailleurs une découpe du réel, il est comme un prélèvement, un échantillon, une carotte géologique qui peut nous donner l’illusion que ce à quoi on assiste est clos, n’a pas d’avant ni d’après. Envisager un avant et un après, imaginer la vie hors champ, c’est le début de la rêverie. Ou de l’enquête.

Les choix des sujets sont eux aussi très signifiants quant aux mentalités, à ce que Marc Bloch appelait « l’atmosphère mentale » des sociétés d’alors. Qui par exemple aujourd’hui filmerait le passage d’une fanfare dans les rues de son village (d’ailleurs il n’y a plus de défilés de fanfares) ? Quel agriculteur laisserait fièrement filmer l’épandage par avion de produits chimiques sur ses récoltes ?

Il faut donc interroger le hors champ, le métadiscours. Prenons un film de défilé de cette foutue fanfare dans les rues d’un village. Qu’est-ce que raconte ce film ? L’importance de la chose militaire au cœur des sociétés et des pratiques culturelles. Conséquemment, la quasi-absence de l’antimilitarisme dans la société jusque dans les années 1960. La société est sinon militariste du moins patriotique, fière de son armée. Par ricochet, le film raconte aussi le peu de divertissements sans doute qui étaient offerts aux gens à l’époque. Ce genre de document doit nous mettre dans une position d’enquêteur déductif. C’est un peu la base de l’histoire des mentalités et de la sociologie bourdieusienne. C’est aussi un excellent appui, une mise à feu de la littérature.

L’expérience du temps habite mon travail, c’est certain, mais c’est aussi une condition de l’écriture. Dans son nerf, sa cursivité, sa construction, la trace engage toujours une temporalité. Et tracer, c’est aussi, pardon pour ce truisme, défier le temps. Est-ce qu’on écrit parce qu’on n’a pas le temps ? Et qu’on voudrait le prendre, prendre son temps, comme on dit prendre sa température ? Ou bien pour « tuer le temps » ?

Comme dans le cas de tes deux livres précédents, ce livre-ci concerne la mémoire et le rapport du présent au passé. Dans La première année, paru en 2018, il s’agissait d’une mémoire se rapportant à un événement très personnel. Dans Cow-boy, publié en 2020, il s’agissait d’un passé à la fois familial mais aussi général : l’Amérique du nord, l’Europe, le développement d’un certain capitalisme, etc. Dans Centre épique, c’est l’histoire de l’Europe, en particulier de la France, au XXe siècle, qui est convoquée. Je ne sais pas si cet intérêt pour la mémoire et l’Histoire était présent dans tes livres jusqu’à La première année, même si tu avais écrit, par exemple, En guerre, qui se rapporte à l’Histoire. Qu’est-ce qui, en tant qu’écrivain, t’intéresse aussi bien dans la mémoire personnelle que dans la mémoire collective, qui peuvent se croiser ?

Il y a quand même une histoire de mort et de disparition là-dedans. Le drame de l‘homme, c’est qu’il est un être de finitude embarqué dans un mouvement infini. Surtout, son drame c’est qu’il s’est donné les moyens de penser ça ! Emprisonner le passé dans une caméra ou un appareil photo peut donner l’illusion de retenir quelque chose du présent qui fuit, de fixer quelque chose de cette course lente, tranquille, radicalement sans fin. C’est l’idée des « time capsules » warholiennes. Bien entendu, l’opération est illusoire, vaine, un peu pathétique même. Non pas une image juste ; juste une image, comme disait l’autre.

Mon rapport à l’histoire est assez banal. J’aime qu’on me raconte des histoires d’autant plus si elles me permettent d’y voir plus clair dans mon aujourd’hui. Il se trouve que j’ai été éditeur de livres d’histoire pendant une quinzaine d’années aux Éditions Tallandier, j’étais donc dans un bain historiographique qui a beaucoup nourri mon imaginaire. Sans parler de mon obsession pour la guerre, qui surgit dans presque tous mes livres et qui sera au centre du prochain.

Le présent, c’est ce qui apparaît-disparaît tout le temps, c’est tout le temps le présent ; et, si l’on veut, le présent c’est tout le temps le temps. S’il est « ce qui ne s’était jamais encore présenté », selon la belle formule de Paul Valéry, le présent est aussi ce qui est toujours sur le point de disparaître. Le reste, passé et futur sont des constructions. Le passé a un avantage considérable : on peut le lire, et on connaît la suite. Mais il a aussi un inconvénient considérable : il est inopérant hors la lecture qu’on peut en faire. Même chose pour le futur. Inconvénient majeur : il n’est jamais sûr parce qu’il n’est jamais là. Avantage majeur : il est à construire, à inventer, donc c’est très dynamique. On est pris entre ces deux forces. Le passé génère un sentiment de non-retour, un à jamais inatteignable, la mélancolie du nevermore ; le futur est excitant parce qu’il offre des possibilités infinies, un aller-vers, un tout-est-possible. La question du désir. Une écritoire. Jeter les dés, encore, rejouer, instaurer de nouvelles règles. C’est un voyage dans un inconnu à apprivoiser. À construire. À inventer. Il en va de ma responsabilité. C’est un engagement. C’est un territoire de liberté, même si cette liberté est surveillée par un certain nombre de déterminismes. Giono écrit quelque part, je cite de mémoire, qu’« il fait toujours beau quand on prend la route ». Le futur, c’est prendre la route. Et comme nous sommes toujours au seuil du futur, nous sommes toujours au seuil de prendre la route, toujours sur le départ, toujours en mouvement. Il fait donc toujours beau.

La mémoire collective, c’est ce qui fait lien, communauté, société, beaucoup plus que d’autres paramètres (originels, ethniques, générationnels, professionnels, etc., même si les uns recoupent parfois les autres). Elle se construit sur un patrimoine culturel commun, des pratiques culturelles communes, c’est-à-dire une vision du monde, une sensibilité, des émotions communes à un instant donné. L’indice d’avoir partagé avec d’autres un même présent et dans ce présent à peu près les mêmes émotions. Je pense à la charge émotionnelle de Je me souviens de Georges Perec où, même si l’on ne partage pas tous les souvenirs égrenés dans le livre, loin s’en faut, s’en dégage une émotion liée à l’impression d’appartenir à un collectif, à une culture, voire une civilisation, communes. Le livre est parfumé d’une espèce de délicieuse mélancolie pour ce « ça a été » barthésien. Regarde comme par exemple le 11 Septembre déclenche toujours de longues discussions où chacun raconte où il était ce jour-là, comment il a vécu l’événement, etc. Ça fait lien. C’est de l’ordre du religieux puisque étymologiquement la religion c’est ce qui relie.

Comme tu le sais, je m’intéresse beaucoup au rock et à la pop culture, qui nourrissent abondamment la mémoire collective. Il y a là comme un semblant d’égalité, là où la politique a failli. Chacun se sent à égalité autour d’émotions communes qu’ont pu susciter par exemple tel concert, tel album, tel film. Un partage. C’est très puissant. Et c’est aussi très apaisant. Une sorte d’espéranto émotionnel. Comment pourrais-je faire la guerre à quelqu’un qui, comme moi, aurait écouté Abbey Road ou Trans-Europe Express en boucle pendant son adolescence !

La mémoire dont il est question dan Centre épique est en partie liée au hasard puisque tu t’appuies sur un ensemble de films d’amateurs réunis dans la collection du Ciclic Centre – Val de Loire. Il n’y a pas eu de la part de ces amateurs une volonté d’exhaustivité, ils ont filmé ce qu’ils avaient sous les yeux avec des moyens limités et sans doute peu courants à l’époque. De même, la collection du Ciclic n’est pas exhaustive. Tout ceci produit de la mémoire mais trouée, avec des lacunes parfois importantes. Par exemple, dans ton livre, la Shoah, Auschwitz, sont à peine évoqués. Il ne s’agit donc pas pour toi, ici, d’écrire l’Histoire du siècle mais de t’y rapporter à partir d’un matériau contingent, d’écrire ce qu’il est possible uniquement à partir de celui-ci, d’une façon forcément très subjective, et ce d’autant plus qu’il semble, dans ton livre, que l’on se rapporte au passé historique toujours à partir du présent, d’un point de vue qui est construit au présent. Tu fais par exemple parler De Gaulle avec un langage qui n’était pas le sien mais correspond à un parler plus contemporain et plus jeune (« C’est pas très cool, pense le Général, furax »). Le référent, dans Centre épique, est l’Histoire mais tu n’es pas historien puisque ce que tu écris est basé sur ces films dont je parlais : le référent premier de ton livre, ce sont au premier chef ces films. Qu’est-ce qui t’intéresse dans le fait de travailler à partir de ces films et d’abord dans le fait que ces films existent, que les amateurs qui filment s’efforcent de produire eux-mêmes une mémoire qui se rapporte à l’Histoire ?

C’est ainsi qu’on voit à quel point notre perception du présent est biaisée, lacunaire, imparfaite, floue, changeante. Comme ce pauvre Fabrice à Waterloo. Un trop d’évidence ou un trop grand flux de choses à percevoir. L’histoire, c’est-à-dire la lecture ultérieure de présents, tente de recoudre un tas de chiffons, pièces de tissu, etc. C’est toujours une reconstruction après coup en fonction des préoccupations du présent où elle s’écrit. Pour redonner du sens au chaos. Mais cette couture évolue, se précise, se corrige, s’use, se découd. Nos ancêtres les Gaulois, on le sait aujourd’hui, est une vaste blague, un récit de propagande dont le seul crédit est que ça nous a donné Astérix ! L’histoire de la colonisation a été complètement inversée depuis une vingtaine d’années. Vichy et la collaboration était un épisode mineur – ça paraît dingue ! –, quasiment marginal dans le discours officiel jusqu’au début des années 1970, pour les raisons que l’on imagine. Il a fallu le film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la pitié sorti en 1971 et le livre quasi fondateur de Robert Paxton, La France de Vichy, paru l’année suivante pour que le regard porté sur cette période commence à changer. Même la Shoah, les camps de la mort étaient quasi absents de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale au moins jusqu’au milieu des années 1970. Et puis il y eut Shoah de Claude Lanzmann au début des années 1980, quarante ans après la libération d’Auschwitz ! Il y a donc des effets de strabisme mais aussi d’amnésie collective plus ou moins entretenue par les discours officiels, la censure ou l’autocensure.

Pour revenir à mon livre, prenons le film évoqué dans les premières pages, où l’on voit des Maghrébins qui préparent et servent le méchoui. Je pense que dans les années 1930, on ne voyait pas ce qui nous saute aux yeux aujourd’hui, à savoir que ces Maghrébins sont ignorés, annulés, ce sont juste des domestiques. Ils n’existent pas dans le regard de ceux qu’ils servent, ils sont symboliquement liquidés. C’est très violent. Cette scène dit beaucoup de la colonisation et de la place, quasi nulle, qui était réservée aux colonisés à cette époque. Je pense à ce passage du Voyage au bout de la nuit où Céline raconte l’humiliation dont est victime un jeune domestique noir moqué gratuitement par des Blancs. Et il conclut : voilà comment on perdra nos colonies. La grande histoire est dans le détail.

L’évolution du présent transforme aussi le regard qu’on porte sur le passé. Et des questions peuvent se poser en dehors de la seule lecture historiographique. Je me souviens d’une discussion que j’avais eue avec Mohammed Bennis, le poète marocain traducteur du Coup de dé en arabe. Il me disait sa difficulté à se situer dans la langue française qui était la langue de Voltaire, la langue de la liberté, et en même temps la langue du colonisateur, de la répression. Un tiraillement. Voilà des questions intéressantes, fondamentales, que pose la littérature dans sa dimension la plus concrète, et sans doute de manière plus tranchante que l’historiographie ne pourrait le faire.

Ce que tu dis du style que je prête au général de Gaulle est évidemment une façon de dérision, pour dégonfler la statue du commandeur et plus largement toute prétention historique. C’est aussi une façon d’autodérision, notamment par cet anachronisme linguistique, me placer dans le rôle de celui qui raconte mal et se montre bien désinvolte, virusser le discours qu’on attend, le discours adapté, idoine, pour déjouer le statut d’historien qui pourrait m’être imprudemment attribué. Cette impertinence adoptée tout au long du livre a justement pour but de souligner l’hypersubjectivité des lectures qu’on peut faire de l’histoire. Une insolence qui interroge toute ambition sérieuse d’écrire l’histoire. Surtout l’histoire du XXe siècle en 100 pages. Surtout confiée à un poète ! Il s’agissait aussi de mettre à distance le matériau historique. Pourquoi le mettre à distance ? Par méfiance naturelle pour le discours officiel, les images convenues, le récit national, l’historiographie.

Mais pour revenir au cœur de ta question, en réalité, ces films ont d’abord été le déclencheur, la nourriture de l’écriture. C’est d’ailleurs l’une des vertus des commandes qui vous emmènent sur des terrains peu familiers où il va falloir se frayer un passage avec sa propre langue, ses propres outils stylistiques.

Jean-Michel Espitallier © Jean-Philippe Cazier

Le récit que tu produis de l’Histoire du siècle est, comme je l’indiquais, troué, lacunaire. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette production d’un récit lacunaire qui crée son objet mais uniquement de manière fragmentée ? Il me semble que cet intérêt est évidemment littéraire mais peut aussi concerner notre relation à l’Histoire et à la façon dont nous nous définissons à partir d’elle. Pour toi, l’Histoire semble ne pouvoir être l’objet que d’un discours partiel, fragmentaire, en partie imaginaire. Quels seraient pour toi les enjeux de ce type d’idée de ce que peut un discours qui se rapporte de cette façon à l’Histoire ?

C’est la question des points de vue qui a tellement préoccupé Stendhal. C’est aussi le leurre que représente toute ambition d’exhaustivité, de tableau achevé. Or, tout est en suspens, en cours, éternellement in progress, il y a des trous partout, des zones d’ombre et des zones surexposées, des taches et des reflets, et j’ai dit plus haut que la perception du passé est soumise à un grand nombre d’aléas, émotionnels, sensibles, politiques, culturels, contextuels. Mais je dois redire ici encore que je n’ai pas écrit un récit historique, plutôt une course d’écriture qui s’appuie sur des documents du passé. Je ne suis même pas comme Michelet qui se définissait d’abord comme un historien mais dont l’écriture est une écriture littéraire (romantique, dans son cas précis), c’est-à-dire dont le projet se construit, s’exprime pour une large part dans un rapport à la forme. Fénelon classait l’histoire parmi les genres littéraires, semblable au poème épique, et il récusait le travail d’érudition au profit d’un « art de la composition ». C’est très moderne ce genre de vision. Le dernier livre de Régis Jauffret, Le Dernier Bain de Gustave Flaubert, illustre à merveille cette idée, il nous donne une approche plus subtile, plus profonde, plus libre, plus incarnée, plus « vraie » de Flaubert que ne pourrait le faire n’importe quel biographe. Une approche d’écrivain.

L’histoire hante la littérature, de Stendhal, Hugo, Whitman à Yourcenar, Eco, Sontag pour s’en tenir à la période dite contemporaine. Inversement certains historiens ont intégré dans leur projet une vive conscience littéraire, poétique, même. Lire un livre d’Alain Corbin, par exemple, c’est faire une expérience poétique, par les sujets qu’il « invente » (histoire des cloches, histoire de la pluie, etc.) et sa façon de les traiter. Pareil avec Arlette Farge dont l’œuvre éblouissante est aussi construite sur un rapport assumé à la langue, ou, un peu plus loin de nous, Fernand Braudel dont La Méditerranée peut se lire comme un grand livre de littérature.

Tu écris que « L’histoire va toujours plus vite que la musique ». De fait, ton récit s’accélère au fur et à mesure qu’il s’approche des années 2000, comme pour mimer non seulement l’avènement progressif de moyens qui permettent, si je puis dire, une accélération de la vitesse, mais aussi pour souligner l’accélération des événements qui paraissent se succéder sans véritable finalité, comme si le chaos recouvrait l’illusion du progrès technologique, social, économique, politique. On serait ici dans un point de vue inverse de celui que l’on trouve dans certaines philosophies de l’Histoire, comme chez Kant ou Hegel, qui voient dans celle-ci, à l’œuvre, un mouvement ordonné – un progrès – vers une finalité. Dans ton récit, ce serait l’opposé : il n’y a pas de progrès mais un mouvement d’accélération chaotique qui emporte tout. La notion de progrès est d’autant plus mise à mal dans Centre épique que le livre est traversé par la violence sous des formes diverses : violence des guerres, violence sociale, violence du capitalisme. Est-ce qu’il s’agit là, de ta part, d’une sorte de pessimisme ? Ou bien, selon toi, ce bazar total qu’est l’Histoire inclut-il la possibilité d’un espoir quelconque ?

Le mouvement d’accélération, la vision chaotique est un phénomène normal, le contemporain s’appréhende toujours avec moins de champ, moins de perspective, le présent, matière première de l’histoire (à venir) est toujours perçu le nez collé contre la vitre, on n’y voit pas très clair dans les buissonnements d’événements, surtout depuis que les médias de masse et les réseaux sociaux postillonnent des milliers de microrécits à la seconde. Même si, effectivement, depuis une vingtaine d’années, la technologie transforme le monde à une vitesse inédite, avec ses résistances et piétinements persistants que ce bon vieux matérialisme dialectique avait pensé en terme de conflit entre progrès technique d’un côté, conservatisme de ceux qui l’impulsent de l’autre. C’est sans doute ce qui a produit une sorte de précipité de style, de syntaxe emballée, de rage aussi, parce que les questions du contemporain que j’évoque sont aussi des territoires dans lesquels je suis directement impliqué, parfois directement bénéficiaire, parfois directement victime. Les territoires des luttes d’aujourd’hui. Et plus que l’histoire, la littérature permet d’y voir clair dans ce manque de distance. Justement en prenant en compte ce que Marx appelait les « illusions d’époque », lesquelles, insistait-il, sont l’une des clés de compréhension essentielle de cette époque.

La vision hégélienne de l’histoire est périmée, c’est l’historiographie qui ordonne, donne du sens au chaos, aux à-coups. Je me suis passionné, plus jeune, pour l’histoire de la Révolution française, notamment sa lecture marxiste, celle d’Albert Soboul ou plus tard de Michel Vovelle, qui avait été mon prof d’histoire à la fac à Aix. C’est une lecture sans doute imparfaite mais très éclairante quant à cette finalité de l’histoire, l’économique comme facteur du politique, etc. Cette lecture un peu téléologique a été « révisée » non seulement par l’historiographie réactionnaire qui a vu le jour aux alentours du Bicentenaire mais aussi parce que, épistémologiquement, la recherche a évolué et s’est adjoint d’autres disciplines, l’histoire du sensible, les sciences humaines, la sociologie, la linguistique. C’est donc l’outil de lecture, de décryptage qui donne du sens à l’histoire.

Cette impression d’un chaos définitoire de l’Histoire est aussi produite par la façon dont tu construis les paragraphes. Ceux-ci sont volontiers constitués moins de phrases que de syntagmes, de segments juxtaposés. Dans le livre, tu écris : « C’est ça aussi la modernité : des collages inappropriés ». D’un point de vue littéraire, poétique, on voit bien l’intérêt de cette notion de collage, notion qui d’un point de vue philosophique semble s’opposer à celle d’une unité et d’un progrès. Collage, montage, succession plutôt qu’articulation, etc. : on retrouverait certains des éléments qui composent de manière générale ton écriture et qui recoupent certaines pratiques de la poésie contemporaine. Cette construction par segments plus que par phrases rejoint également la question de la vitesse mais surtout traduit ou transmet quelque chose qui est central dans ce livre, et qui est le temps. On peut avoir l’idée, en lisant le livre, que ce choix correspond finalement au matériau filmique : le paragraphe commence et finit avec la séquence cinématographique à laquelle il se rapporte, la durée interne au paragraphe se calquant sur celle du film. Il s’agirait pour toi de construire un langage qui est pensé comme durée, ce que tu réalises, entre autres, par ce choix de ne pas multiplier les points, de privilégier les virgules, et de suivre l’ordre des séquences telles qu’elles se juxtaposent dans le film. Il me semble que tu fais l’effort de tendre vers une écriture-durée, moins pour parler du temps que pour l’incarner directement dans le langage. Vers la fin du livre, tu évoques « l’éternelle impermanence des hommes, des lieux, des choses » que tu opposes à la volonté de les figer, de les retenir en faisant, par exemple, des films de ce qui arrive. C’est cette tension que l’on constate dans Centre épique : un livre qui se rapporte à l’Histoire, qui en un sens écrit l’Histoire, comme dans une tentative pour la fixer, mais qui fait tout autant l’expérience du temps qui emporte tout, qui défait et détruit et efface. Le temps, ici, est finalement central, premier. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce travail sur le temps et dans la mise en avant de la primauté du temps sur tout le reste ?

L’écriture fragmentaire, le coq à l’âne, le dérapage syntaxique, l’insolente désinvolture dont j’ai parlé, les digressions comme d’ailleurs le papillonnage sont aussi des façons de miner le discours construit, et de miner la position de l’historien. C’est une langue libertaire, en quelque sorte, qui déjoue les obligations de l’écriture cursive, du raisonnement construit, de la logique grammaticale du discours, de l’ordonnancement, de la cohérence narrative. Du « sérieux », ce mot qui me fait frémir parce qu’il est toujours injonctif, autoritaire, l’arrogance d’une norme.

Tu as raison, l’écriture c’est de la matière-temps, de l’écriture-durée. Au fond, c’est toujours d’abord de la temporalité… Je me souviens que Claude Royet-Journoud lisait ses textes, des plans fixes, l’inverse de toute cursivité, avec un chronomètre à la main ! « C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule », écrit La Bruyère dans Les Caractères. Quelle plus juste définition du geste d’écrire !

S’attaquer à la langue revient à casser un héritage garant des valeurs et des usages qui font tenir nos sociétés modernes : grégarité, sédentarité, nivellement socioculturel, modèle libéral, tout-communicationnel, supposé bon goût, etc. C’est une opération obscène (littéralement, de mauvais augure), déplacée. Ainsi, les dysfonctionnements de langue (bizarre baudelairien, zaoum, glossolalies, écritures phonétiques) débordent-ils très largement la sphère du langage, ils balisent des zones autonomes et non-alignées, des points de résistance et fournissent à qui veut les voir d’autres systèmes de valeurs ou plus précisément la possibilité de l’existence d’autres valeurs. D’autres lectures, du monde, de l’histoire.

On peut avoir l’impression, qui ne serait peut-être pas qu’une impression, que l’expérience du temps dans ce livre, mais aussi dans les deux livres précédents que j’évoquais au tout début, est une expérience douloureuse. Est-ce que tu peux imaginer une expérience du temps qui serait au contraire joyeuse ? Si le temps est ce qui défait et détruit, comme une sorte de pulsion de mort à l’œuvre dans l’Histoire, s’il est ce qui nous impose de l’irrémédiable, de l’irrévocable, si se rapporter au passé revient à se rapporter à la perte, à la disparition, à la distance, est-ce que tu pourrais imaginer ce qui dans cette expérience pourrait être également joyeux ? Ou bien ce qui pourrait joyeusement s’y opposer ?

Douloureuse, non, un peu désespérée, ontologiquement désespérée, mais un désespoir qui n’est pas entravant, la basse continue d’une inquiétude, l’impression d’être perdu dans quelque chose d’absurde. Qui pourrait honnêtement se faire à l’idée que l’on court à sa perte dès l’instant où l’on vient au monde ? On n’en sortira pas vivant, comme disaient les situationnistes. Seule ma mort interrompra cette inquiétude. Voilà d’ailleurs le paradoxe. Mon goût pour l’écriture syllogistique, qui joue avec les paradoxes grammaticaux, raconte ça. Une histoire de nœuds, de mise en boucle du sens, de piétinement, de circuit fermé avec des fuites (heureusement !). Bref, on n’a pas fini d’attendre Godot ! C’est notre drame, cette course qui va vers sa disparition. Qui ne s’arrête pas.

Et pourtant, un temps arrêté c’est l’enfer. Ou la mort (autrefois, dans les villages, quand quelqu’un mourait, on arrêtait les horloges de la maison). Comme on le sait, le temps est une illusion, c’est un truisme que de le rappeler, il n’existe pas ou disons qu’il a plusieurs régimes de vitesse. C’est un percept. L’impatience donne l’impression que le temps ralentit. La félicité qu’il accélère. La langue commune dit bien cela : « Ça passe trop vite ! » (une vieille dame se souvient de sa jeunesse) versus « ça ne passe pas ! » (son fils assiste à une pièce de théâtre radicalement ennuyeuse). C’est donc toujours une perception affective, sensible.

Je raconte un peu ça dans La Première Année, où l’expérience du deuil, c’est-à-dire de l’éloignement scandaleusement régulier, tranquille, de l’instant de la disparition, est mue par des régimes de vitesse différents. Par exemple, je me mets à mesurer le temps en produits de consommation remplacés depuis la mort de ma compagne. C’est un autre instrument d’évaluation. Chacun bricole tant bien que mal cette question avec ses propres outils. Pour certains c’est la caméra, pour d’autres la guitare électrique. Pour moi, c’est l’écriture.

Jean-Michel Espitallier, Centre épique, éditions de l’Attente, octobre 2020, 104 p., 13 €