Christophe Manon : « Une sorte de conversation polyphonique » (Élégies mineures)

Christophe Manon © Frédéric D. Oberland

Après Extrêmes et lumineux, Au nord du futur, Provisoires et Signes des temps, Christophe Manon fait paraître Élégies mineures. Entretien avec l’auteur.

Ce dernier livre de poésie, Élégies mineures, composé de vingt élégies, s’inscrit d’emblée dans une approche lyrique du poème. L’élégie contemporaine se redéfinit à l’encontre des formes traditionnelles de l’élégie avec Emmanuel Hocquard, dans une « élégie inverse », une reconstruction du passé et une absence d’images. Dans le titre du livre, Élégies mineures, le qualificatif « mineures » acquiert un statut essentiel. Comment s’inscrit ce livre de poésie en regard de ces différentes formes possibles d’élégies contemporaines ?

L’élégie est en effet un genre qui s’inscrit dans la tradition de la poésie lyrique. Selon Julien Benda, le lyrisme est « l’expression d’un sentiment collectif et anonyme, où la personnalité d’un auteur disparaît ». Contrairement à l’idée reçue, ce n’est pas l’épanchement de soi, mais le point où le subjectif s’efface, permettant ainsi la manifestation de notre part commune. Dans la mesure où nous éprouvons toutes et tous du désir, de l’amour, de la joie, de la détresse ou de la peur par exemple, ce sont des sensations, des émotions, des sentiments que nous sommes susceptibles de partager avec chacune et chacun, avec nos semblables, bien que ces expériences soient évidemment toujours singulières.

C’est la raison pour laquelle il me semble que le véritable pronom personnel du lyrisme, c’est « nous » et non pas « je ». Et ce n’est pas un hasard si les deux grands fondateurs de la poésie lyrique moderne emploient ce pronom en ouverture de leurs œuvres les plus significatives. Villon, au début de la « Ballade des pendus » : « Frère humains qui après nous vivrez » ; et Dante, dans le premier vers de la Divine Comédie : « Nel mezzo del cammin di nostra vita », « Au milieu du chemin de notre vie » (je souligne le « notre »). C’est probablement cela un poème : une adresse aux semblables, aux « frères humains », à travers l’espace et le temps (« après nous »). Et cette adresse permet l’édification d’un espace commun, d’un lieu commun, ce que j’appelle une bulle d’empathie, à l’intérieur de laquelle circulent des affects.

Traditionnellement, l’élégie se distingue par trois éléments caractéristiques : elle est à la première personne, elle est autobiographique, et elle parle du passé. Dans le même temps, celui ou celle qui écrit s’efforce de porter la voix de l’ensemble des êtres humains, de se dépouiller de toute singularité au profit d’une voix impersonnelle ou collective. C’est une sorte de transsubstantiation qui s’opère, c’est-à-dire que plus l’expérience est singulière plus cette singularité devient commune. L’« élégie inverse », quant à elle, se propose de reconstruire le passé, de le rejouer sur la scène du poème. « L’élégie n’est pas dans les mots de la plainte Elle est dans la répétition des mots de la langue Elle est cette répétition La langue tout entière est élégie On ne parle jamais de soi Il n’y a jamais de sujet d’énonciation Il n’y a de sujet que grammatical », dit Emmanuel Hocquard dans Conditions de lumière. C’est à peu près l’idée de Jacques Roubaud selon laquelle « la poésie est mémoire de la langue ».

Les Élégies mineures se situent dans la continuité de cette tradition questionnée et reconsidérée par la poésie contemporaine. Elles sont écrites dans un registre ordinaire, en convoquant des énoncés d’une grande banalité, des phrases toutes faites, du quotidien, qui ne disent rien ou pas grand-chose, des fantômes de langue. D’où le qualificatif de « mineures ». Conçues en partie sur le modèle de la comptine, de la berceuse, elles sont composées d’éclats musicaux, de bribes de souvenirs, de perceptions fugaces, de lambeaux de rêves, de discrets échos de rengaines, d’ébauche de dialogues, de fragments de conversations. Ce n’est pas la voix d’une subjectivité qui devient anonyme, mais un chœur de voix aux identités floues et interchangeables qui semblent remonter comme des bulles à la surface du poème.

À partir d’une hétérogénéité de matériaux textuels, Élégies mineures questionne les temporalités. Ainsi « pas plus qu’hier il ne sera demain », ou « disparaître et disparu / c’est une disparition / en rêve en rêve / je vais t’y retrouver / (peut-être) / et ainsi de suite ». Dans la question du passage du temps et de la finitude, le poème se construit à partir de divers procédés de répétition et la mise en circulation de ritournelles, berceuses, comptines qui intègrent les élégies portant le poème vers l’oralité. De nombreuses listes – en particulier de dates, de mots avec jeu sur leur homophonie ou encore surnoms – s’insèrent dans la composition du poème. Dans quelle démarche précisément s’est constitué ce matériau d’écriture ? Dans cet assemblage, quel rapport à la construction du temps est ici privilégié ?

Pour être précis, les Élégies mineures me semblent plus portées vers l’écoute que vers l’oralité. Elles ne sont pas écrites avec la bouche mais avec l’oreille. C’est la réception du message qui est privilégiée plutôt que son émission. C’est-à-dire que les poèmes sont traversés par des sortes de spectres sonores, ces phrases toutes faites, ces bribes de rengaines qui errent dans les limbes de notre esprit et tournent en boucle. D’où la prolifération des « dit-elle/dit-il », notamment. C’est une façon de distribuer la parole. Un peu comme lorsqu’on cherche à régler une fréquence radio en se déplaçant manuellement sur la bande FM. On capte quantité de voix et de sons parasites, très hétérogènes. Sauf que dans ce cas, on se déplacerait plutôt sur une bande temporelle, et ceci en changeant continuellement de direction. Le temps bégaie en permanence, comme la langue. Il se répète, se manifeste sous forme d’échos, comme les souvenirs ou les rêves. Il ne cesse de tituber, de trébucher. Ce n’est pas un temps linéaire, mais un temps fragmenté, brisé, rompu, parfois grossièrement raccommodé, rapiécé ou rajusté. Mais il manque des morceaux, des pièces ont disparu, il y a des béances, on alterne entre accélérations et ralentissements.

C’est une sorte de temps quantique qui n’a ni début ni fin, où passé, présent et futur sont simultanés. Un temps d’une souplesse et d’une plasticité extrêmes, malléable, en permanente reconfiguration. Ainsi toutes les temporalités cohabitent et convergent dans le présent du poème : « ce qui fut a été est ne sera plus ». Ces élégies sont un peu comme un vieux disque rayé d’un enregistrement sur lequel l’orchestre jouerait faux, à contretemps, sur des instruments désaccordés. Conformément à la tradition, elles portent certes un regard mélancolique sur une période révolue, ou bientôt révolue, mais elles sont écrites dans le temps présent. Au fond, quel que soit le temps employé, le poème s’écrit toujours au présent, puisqu’il s’agit d’un saisissement. Le poème convoque le passé dans le présent de l’écriture.

Dans sa composition, le poème s’inscrit à la première personne et s’adresse de façon régulière à quelqu’un, dans l’agencement des motifs, en particulier de l’amour et du désir. Quels statuts prennent cette première personne et la question de l’adresse dans la mise en place des dispositifs d’écriture ?

Ces élégies ne sont pas énoncées par un sujet à la première personne qui s’adresserait à une deuxième personne, quelle qu’elle soit. Ce sont des poèmes polyphoniques, par conséquent les adresses sont multiples. Différentes voix, de nature, d’intensité et de qualité très diverses circulent, apparaissent et disparaissent, se parlent entre elles, se font écho. Elles émergent fugacement puis s’effacent aussitôt. C’est une sorte de conversation polyphonique à travers le temps, un chœur spectral de basse intensité, en sourdine. Les pronoms personnels, « je », « tu », « elle », « il » sont permutables et interchangeables. Les sujets d’énonciation sont d’une grande porosité, leur identité n’est pas figée, elle est en constante mutation et se reconfigure en permanence. « Tu n’es pas toi ni je n’est moi », comme il est dit quelque part dans le livre. Et le motif du désir amoureux n’est pas particulièrement plus assigné que les autres.

Il n’y a d’ailleurs pas que des personnes qui parlent, puisqu’on entend aussi des bribes de rengaines, de comptines. On perçoit également parfois en arrière-fond la voix des morts. C’est une circulation, un assemblage de voix non identifiées, en constante métamorphose, et dont l’auteur n’est que le récepteur et le transcripteur. Quand on a des vers isolés tels que : « mais tiens-toi donc un peu tranquille », ou : « en voilà une belle affaire », qui parle et à qui cela s’adresse-t-il ? Je crois que c’est tout bonnement le bruit de fond de la mémoire de la langue.

Le matériau autobiographique que l’on retrouve également dans de précédents livres, néanmoins davantage portés par une dimension narrative, se rapporte-t-il uniquement, dans Élégies mineures, à ce motif du passé ? Quelle place occupe ce matériau spécifique, transversal ? Comment se combinent les éléments d’une subjectivité avec des éléments plus distanciés dans l’écriture du poème ?

 

Le matériau autobiographique est pour ainsi dire inexistant dans ce livre, à quelques rares exceptions près. Je dirais qu’il y a plutôt une illusion d’autobiographie, ce qui n’est pas du tout la même chose, résultant d’un processus de falsification autobiographique. L’emploi de la première personne du singulier n’implique pas nécessairement une dimension autobiographique. Les dates qui jalonnent le texte, par exemple, sont aussi vagues que possible, leur enchainement est arbitraire. L’usage des prénoms est assez symptomatique de cette sorte de travestissement : ils donnent l’illusion d’identifier une personne avec une existence réelle, mais dans la plupart des cas, je les ai employés et distribués en m’en remettant au hasard, avec une certaine désinvolture.

La question autobiographique est très secondaire pour moi, dans ce livre comme dans tous les autres. Du moins elle ne m’intéresse pas à titre de témoignage personnel. Je cherche plutôt quelque chose qui serait de l’ordre de l’autobiographie collective, de l’« autobiographie de tout le monde », pour reprendre le titre de Gertrude Stein. Comme dans mes précédents livres, surtout peut-être Signes des temps, je puise dans un réservoir d’images mentales qui ne sont pas particulièrement liées à mon expérience personnelle. Ce sont des pseudo-souvenirs, ou des souvenirs spectraux, des souvenirs falsifiés, qui ne m’appartiennent pas ou que je travestis, que j’épure afin de réduire au maximum leur substance autobiographique. Ils sont dépouillés de tous les détails subjectifs qui font la saveur ordinaire de l’autobiographie et sont ainsi susceptibles d’éveiller une image dans l’esprit de n’importe quel lecteur : « une course d’escargots / un grand bol de lait chocolaté // et des tartines beurrées ».

Si matériau autobiographique il y a, il est aussi distancié que n’importe quel autre matériau. Il n’a pas plus de valeur ni d’importance. Il permet, au même titre qu’un autre, de moduler des tonalités, de contraster des teintes, de nuancer des couleurs. Il en est ainsi dans ce livre comme dans tous ceux qui ont précédé. La différence porte juste sur le dosage. C’est tout simplement un révélateur du sensible qui est associé à d’autres ingrédients nécessaires à la composition du poème : répétitions rythmiques, échos sonores, etc.

Élégies mineures se structure autour de vingt élégies. Dans cette composition, s’agencent à la fois une pluralité de formes, un « chœur de voix », une hétérogénéité des matériaux. Comment s’articulent, dans le travail d’écriture, ces formes et matériaux, d’une section à l’autre du livre ? Quelles ont été les modalités de composition de ces élégies ?

Le livre est en effet composé de vingt élégies qui comptent chacune quatre pages précisément. Quant aux matériaux hétérogènes, ils circulent dans l’ensemble du texte sans souci d’organisation ni de progression. Ces élégies sont des poèmes autonomes qui peuvent être lus indépendamment, et cependant elles opèrent les unes avec les autres pour former un ensemble cohérent grâce à un jeu d’échos et de rappels. Elles sont toutes composées selon la même prosodie, c’est-à-dire qu’elles suivent du début à la fin la même structure rythmique avec notamment une alternance de vers isolés, très brefs pour la plupart, et des moments où les vers s’agrègent en courtes strophes qui « fixent » les voix sur une durée un peu plus longue.

Derrière une apparente simplicité se cachent en réalité des structures assez complexes. Les vers seraient en quelque sorte comme des atomes autonomes avec leurs propriétés propres susceptibles par moments de se combiner avec d’autres atomes afin de constituer ce qu’on appelle en chimie des « édifices moléculaires ». Certains énoncés peuvent apparaître à divers endroits du livre, avec parfois d’infimes variations. Par ailleurs, bon nombre de ces vers sont agencés en miroir, ils commencent et s’achèvent par le même mot ou le même groupe de mots, par exemple : « vaille que vaille », qui est d’une certaine façon « canonique » parce que c’est une locution, « maintenant qui n’est pas maintenant maintenant », « oui dit-elle oui », ou encore « je ne m’en souviens plus je / ne m’en souviens plus / du tout t’en souviens-tu ? ». Il y en a des dizaines tout au long du livre.

Ces procédés produisent des effets d’échos ou de répétitions sonores qui permettent d’instaurer une relative homogénéité rythmique malgré l’hétérogénéité des matériaux. C’est la poésie des chansons de Verlaine, reposant sur des champs lexicaux relativement pauvres, qui m’a servi de modèle pour concevoir ces sortes d’échos sonores. Je me suis aperçu qu’il y a pour moi deux catégories de livres : ceux qui réunissent plusieurs séries de poèmes, de composition et de formes relativement différentes – Au nord du futur et Provisoires – et ceux qui sont écrits d’un seul geste pour ainsi dire, qui reposent sur la même prosodie du début à la fin, comme les Élégies mineures ou Signes des temps. Les premiers ne sont pas pour autant des recueils, car ils sont architecturés selon une véritable « dramaturgie », avec un début et une fin. Quant au livre qui nous occupe, on pourrait presque considérer qu’il est formé d’un seul et unique long poème dont chacune des élégies serait une strophe. Il y a donc une unité d’ensemble, où formes et matériaux circulent de façon relativement fluide et indifférenciée.

De quelle façon s’inscrit Élégies mineures dans le parcours d’écriture ?

Il me semble que c’est un livre qui s’inscrit dans la continuité des précédents, qui explore les mêmes préoccupations : le désir amoureux, la grâce de vivre, la détresse, la fragilité des êtres, la fugacité des souvenirs, le sentiment de notre finitude – appartenant sans ambiguïté à la tradition de la poésie lyrique. Il reprend même quasi mot pour mot certains énoncés présents dans Signes des temps qui fonctionnent comme des échos, de discrets rappels – l’égrènement de certaines dates, par exemple. Au fond, Élégies mineures est une sorte de double désarticulé et désossé de Signes des temps. S’il y a une différence notable avec mes livres précédents, elle est simplement formelle. Car chacun répond pour moi à un projet formel relativement rigoureux, la poésie étant aussi une mise en forme visuelle et sonore du langage. Ce qui n’exclut pas la question du sens, bien entendu, mais permet au contraire de le mettre en valeur ou de le souligner. Cependant, sur ce point, c’est toujours à peu près la même histoire sous le même soleil comme dit l’Ecclésiaste.

Quels sont les projets d’écriture ?

Je n’aime pas trop parler de mes projets car ils ne se réalisent jamais tels que je les avais initialement imaginés. À vrai dire, ce ne sont pas des projets, mais plutôt des rêves ou des désirs, des intentions, des intuitions. Une chose est certaine, c’est que je ne suis pas pressé. Ces Élégies mineures marquent probablement la fin d’un cycle. Elles représentent l’aboutissement de mes recherches formelles en matière de poésie ces dernières années. J’ai maintenant besoin de temps pour expérimenter et chercher de nouvelles voies. J’ai surtout très envie de passer de longs moments à vivre en compagnie d’un livre, à le concevoir, le composer, le projeter, accumuler des textes et voir petit à petit comment ils pourraient s’agencer, cohabiter, raisonner entre eux. Je voudrais essayer d’associer des poèmes de format et de prosodie relativement différents, de les combiner peut-être avec des passages plus réflexifs, portant notamment sur l’écriture ou sur la poésie. Pour l’instant, je laisse maturer tranquillement. Je ne sais pas encore comment toute cette matière, là encore relativement hétérogène, pourrait cohabiter, mais c’est justement ce que je cherche. Il faut trouver une circulation souple entre les différents régimes d’écriture, mais je crois que ce n’est qu’en accumulant du matériel textuel que cette forme finira par se révéler et s’imposer. Ce que je peux dire, c’est que je souhaite prendre le temps de désirer, d’imaginer et de concevoir un livre sur une longue durée.

Christophe Manon, Élégies mineures, éditions NOUS, août 2025, 144 pages, 16€.