Terrain vague (39) – Albert Serra, Frédéric Pajak, Nathalie Léger, Marianne Alphant, Roland Topor

© Christian Rosset

Tardes de soledad, film documentaire d’Albert Serra : vu le 23 janvier dernier, sans prendre de note. Au moment où j’écris ces lignes, sept semaines ont passé, au cours desquelles le film a travaillé intérieurement : s’est métamorphosé, et sans doute en partie dissout. En parler n’est pas sans risque – l’écueil principal étant d’en rester aux premières impressions, alors qu’il faudrait se mettre en quête de détails non aperçus afin de dépasser le stade du jugement premier (souvent dernier chez les trop pressés).

Certains films, parfois bardés de prix (on a pu en voir récemment de parfaits exemples), pourraient être revus plusieurs fois sans que le sentiment, non de leur nullité, mais de leur insupportable démagogie, ne soit remis en question. Mais avec ce « portrait du jeune Andrés Roca Rey, star incontournable de la corrida contemporaine », comment procéder ? Car, quel que soit l’effet répulsif que nous inspire la tauromachie (malgré une lecture attentive des poèmes et essais de Michel Leiris), il faut reconnaître que Tardes de soledad, formidable documentaire, nous visse à notre fauteuil dès l’ouverture du premier plan, magnifique, montrant un taureau piétinant dans la pénombre avant d’entrer dans l’arène – la caméra privilégiant frontalement le regard de l’animal, d’une intensité sans pareille : « Ce regard triste, rendu encore plus triste par la pluie qui coule dans ses yeux, écrit Albert Serra, on sent comme une prémonition de la mort. D’un point de vue à la fois anthropologique et cinématographique, ça donne le vertige. » Après-midis de solitude est « à voir absolument », notamment pour ce vertige.

« Roca Rey est le seul capable, aujourd’hui, de remplir une grande arène et de déclencher les passions du public. Il est particulièrement réputé pour son courage : comme on le voit dans le film, à chaque fois qu’il est blessé, il retourne immédiatement dans l’arène. Il a aussi la particularité d’accepter le compromis. Quel que soit le taureau, son engagement est total. Il ne refuse pas d’affronter un taureau qu’il jugerait indigne de lui, ou trop dangereux et visant plus l’homme que le drapeau. D’un point de vue cinématographique, c’est évidemment très fort. Cela renforce la tragédie » entretien avec Albert Serra, dossier de presse. Bien que Roca Rey soit insupportable d’un bout à l’autre du film, on se surprend à ne pas compter le temps qui passe : à chaque instant, quelque chose nous retient de quitter la salle ; on apprend, non à aimer ce personnage d’un narcissisme hors norme, mais à se laisser fasciner par ce qui donne sens à un tel projet cinématographique, ce corps à corps visuel et sonore que le montage rend encore plus vivant, privilégiant les silences aux mots (le peu que l’on entend – encouragements, commentaires spontanés – étant consternant) et les rythmes (entre retenue et précipitation, attente et libération de cette attente).

« Pourquoi avoir consacré un film à la corrida ? » C’est la première question d’un entretien avec Albert Serra par Charlotte Garson et Alice Leroy dans l’excellent numéro de mars 2025 des Cahiers du cinéma qui recadre une image du film en couverture. Réponse : « La base, c’est que je n’ai rien à en dire ; je filme donc pour voir ce qui se passe » ; et un peu plus loin : « J’ai fini par élaborer une théorie du documentaire qui, selon moi, doit toujours trahir son objet. […] C’est une quête théorique, je crois que le documentaire, comme la fiction, est obsédé par le mensonge. » Ou encore, dans le dossier de presse déjà cité : « Nous avons filmé des plans du public, mais nous avons décidé de ne pas les garder au montage. Un des sujets du film, c’est l’intimité, être toujours au plus près de Roca Rey. Dans l’arène, mais aussi dans la voiture, et jusque dans sa chambre. Montrer le public aurait anéanti cette intimité. C’est très cinématographique d’observer son calme, voire son indifférence, au milieu de toute cette agitation. Il y a une raison à cela : la survie d’un homme dépend entièrement de sa capacité d’observation. Il est impératif qu’il sache rester calme et concentré, afin d’étudier le taureau, de comprendre qui il est, comment il va se comporter… À la différence de ce qu’on voit partout aujourd’hui, Roca Rey ne surréagit pas, jamais. Il avance à un rythme plus lent que la normale. Non seulement dans l’arène, mais aussi dans sa vie quotidienne. Tardes de soledad est évidemment un film sur le contrôle, sur la mise en scène et sur le narcissisme. » Et aussi sur la superstition.

Albert Serra, Tardes de Soledad © Dulac distribution.

Le travail de la forme (qui fait éclore les sentiments entremêlés d’enfermement absolu et de grande ouverture) est ce qui nous retient en premier lieu. Il entretient le caractère énigmatique de son personnage central, à la fois d’une grande clarté en ce qui concerne certaines de ses intentions, et parfaitement insaisissable. « C’est la loi de l’underground et du cinéma d’auteur, cette nécessité d’inventer sous la contrainte qui me plaît tant. Aussi, chaque opérateur a dû apprendre – c’était loin d’être simple – à tenir le point en suivant le taureau, à savoir anticiper ses mouvements, à faire preuve d’intuition. […] Le film cherche à s’approcher d’un paradoxe, celui de montrer l’intimité d’un homme qui s’expose sans arrêt, dans tous les sens du mot : exposition au taureau, au regard des autres et à celui de la caméra. Et c’est parce que cette intimité se dérobe toujours, parce qu’au fond on ne sait rien, ou presque rien, de la vie privée de cet homme, opaque, que j’ai eu tellement envie de le filmer. Si une fascination est à l’œuvre dans le film, c’est que Roca Rey est fasciné par lui-même, et même hypnotisé par sa propre image. Il est sans cesse à la recherche d’un miroir. Dès qu’il en trouve un, il s’y abîme. […] Tout le film est une sorte de métaphore du cinéma. » C’est pour cela que nos réticences – nos indomptables résistances, voire nos colères – se mettent en sourdine sans pour autant s’abolir, perdant peu à peu de leur pouvoir dictatorial. Oui, le cinéma est bien là, fiction et documentaire, vérité et mensonge, via l’usage du langage qui lui est propre – ce que la critique la plus malveillante ne saurait atteindre par quelques remarques blessantes. Même si on penche instinctivement côté taureau, même si on se prend à attendre la mise à mort du toréro, ce solitaire très entouré, ce qui nous reste après projection, c’est une fois encore cette dialectique du corps à corps filmé et du montage qui nous conduit à faire, mentalement, le grand écart, d’autant plus que ce documentaire, qui invisibilise le public, se risque au plus près de la nudité de la bête et de la seconde peau (les habits plus que moulants) de celui qui la met à mort, à l’opposé de l’esprit de divertissement qui anime les retransmissions de corridas adressées aux aficionados.

Albert Serra, Tardes de soledad © Dulac distribution.

« La corrida vit une sorte de crépuscule, dit encore Albert Serra. Elle a été interdite en Catalogne, mais aussi au Mexique. Mon film n’ignore évidemment pas ce contexte, mais je ne fais pas du cinéma pour prendre parti. Je filme une arène, une coutume qui existent sans moi, depuis longtemps, et sur lesquelles je ne peux prétendre à aucun pouvoir. J’ai voulu que Tardes de soledad soit précis, et cela permet sans doute à ceux qui la défendent comme à ceux qui la combattent d’y trouver des arguments en leur faveur. J’ai simplement tâché de rendre compte des différents éléments présents dans le corrida. La violence, mais aussi le côté métaphysique ou spirituel ; l’aspect quotidien, ou ordinaire ; l’humour, voire l’ironie, le ridicule. »

Tout est dit. Notre adhésion au film passera (ou non) par une franche solidarité envers le « formalisme » « profondément cinématographique » du cinéaste qui affirme avoir mis en œuvre « un film qui donne de l’espace pour réfléchir. » Ce documentaire singulier qui a obtenu la « Coquille d’or (Grand prix) au Festival de San Sebastian », il faut le découvrir en salle et non sur le petit écran, afin de vérifier, en non-adepte de ce rituel écœurant, si Albert Serra a bien trahi son « objet », sans pour autant trahir son « sujet ».

Une fois sorti, la lecture reprend (on ne se rend au cinéma qu’avec un livre dans sa besace). Plaisir de l’alternance entre images et sons partagés (en ce moment, et cette fois sur écran plat, domestique, relecture intégrale des trois saisons de Twin Peaks et du film Fire Walk With Me de David Lynch, version officielle plus version rétablissant les coupures opérées à la sortie, soit pas loin de cinquante heures au total, bonus des DVD compris) et lecture en solitaire, avec d’un côté les ouvrages reçus, auxquels un temps de lecture est accordé par principe ; et de l’autre, les livres achetés en librairie au cours de flâneries, avec parfois de belles trouvailles : ouvrages de seconde main, mais aussi nouveautés dont on est impatient de prendre connaissance, quitte à être déçu (comme ça vient de m’arriver ; mais je n’en dirai rien, une grande déception ne donnant pas nécessairement un bon « papier »).

Parmi ces trouvailles, un service de presse à peine ouvert par son destinataire qui l’a aussitôt refourgué à un marchand d’occasion, sans prendre la peine de retirer l’argumentaire offert aux journalistes : le volume 10 du Manifeste incertain de Frédéric Pajak, acquis pour une somme correspondant à 31% de son prix en librairie. Du volume 9, j’avais fait une longue recension ici-même le 9 septembre 2020, en profitant pour retraverser les volumes 1 à 8, et transcrire en contrepoint un bref montage de nos échanges radiophoniques du printemps 2015 : « J’écris tout le temps, je lis tout le temps, je dessine un mois et demi par an, vers la fin du livre, mais un peu avant le dernier moment, donc pas dans l’urgence. Le texte est conscient, il y a beaucoup d’application, de réflexion, de concentration, de corrections. La force du dessin, c’est qu’il est en ligne directe avec l’inconscient : je ne réfléchis pas, je ne fais pas de crayonné. […] Et puis, quand on dessine beaucoup, on dessine facilement, il y a un entrainement. […] J’ai toujours dit : le jour où je m’ennuie, je me suicide. Aussi faut-il toujours être surpris. […] Je souffre d’insomnie, j’étais déjà insomniaque dans le ventre de ma mère insomniaque, ça se transmet. Mais je ne suis pas un dépressif. La mélancolie, c’est un stimulant. Je suis insomniaque parce que je réfléchis tout le temps à mes livres, ça ne s’arrête pas. »

Grace à cet heureux hasard, je reprends avec Manifeste incertain 10 ma lecture des récits écrits et dessinés par Frédéric Pajak. Malcolm Lowry et Alberto Giacometti ont droit chacun – ce sont les chapitres impairs du livre – à une biographie à la fois précise, ramassée, en recherche de neutralité et très personnelle : comme rêvée, ressassant certaines obsessions, notamment « l’amitié, l’alcool et la jeunesse enfouie ». « Deux étrangers, donc, qui ont transporté sur leur dos un lopin de leur terre natale, ou du moins leur tempérament et certaines de leurs us et coutumes héritées de leur jeunesse. » Dans les chapitres pairs, plus courts, on trouve des passages plus introspectifs, comme cet incipit de la deuxième partie : « J’ai changé. Je n’ai pas senti venir ce changement. […] Est-ce bien moi qui ai changé ou le monde ? » Ou, dans la quatrième et dernière partie, cette belle méditation sur l’addiction à l’alcool, et sur les faux-amis : ce et ceux avec lesquels il est préférable de prendre distance [En aparté. Frédéric Pajak écrit que « parfois, l’amitié résulte d’un coup de foudre », ce qui me fait me ressouvenir de ces mots de Maurice Blanchot : « Il n’y a pas de coup de foudre de l’amitié, plutôt un peu à peu, un lent travail du temps. On était amis et on ne le savait pas. »]

« Je ne bois pas pour oublier : je bois pour me souvenir. Et je m’enfonce dans le taillis des années passées, si loin, si loin. Avec le vin, tout devient mieux, tout devient pire. Le vin est un animal sauvage ; il nous déteste autant que nous le détestons, dans nos heures de discernement. […] L’alcool, lui, réclame une subordination absolue, et il nous faut alors accepter que notre esprit soit livré à l’incontrôlable, et, pourquoi pas, à la démence. » Sinon, « rien n’est plus désolant que la fermeture d’un bar ou d’un bistrot, quand le patron range les chaises, et que ces chaises soudain ressemblent à des animaux morts, pattes en l’air. J’étais, je suis, je serai toujours du côté des derniers clients, bavards infatigables ou ivrognes en mal d’une énième confidence. Leurs protestations ne vont droit au cœur et, si je suis honnête, le patrons ou les serveurs, si prévenant soient-ils, deviennent à cette heurs mes ennemis. […] Que c’est triste un bar vide, qui expire son dernier courant d’air avant que les lumières s’éteignent et que la nuit nous noie tous dans son encre indélébile. » Il fallait faire passer noir sur blanc cette reprise du Manifeste incertain plutôt touchante si on se met à l’écoute, du texte comme du dessin, (manifestant une présence, certes fantomatique, mais concrètement ressentie).

Maintenant, retour aux livres reçus, à commencer par Les vies silencieuses de Samuel Beckett de Nathalie Léger, déjà lu et apprécié à sa sortie en 2006. Il vient d’être réédité par Allia – le texte ayant été revu et corrigé (du coup, je me suis amusé à comparer les deux versions, manière d’exercer simultanément mémoire et acuité visuelle). Leurs couvertures étant différentes (ainsi que leur mise en page, marquant de très légers décalages d’une édition, l’autre), je compte les garder toutes deux par simple goût de l’objet livre. Cette réédition inattendue m’a conduit à reprendre la lecture de cette « non-biographie à l’américaine », doublée d’une « non-étude universitaire » qui pourtant traite de données biographiques, et réfléchit avec finesse sur l’œuvre de celui qui « médite sur la tâche infinie qui lui revient d’épuiser les mots et de continuer pourtant à les dire » (ce qui m’a incité à me replonger aussi dans ce livre de témoin : Comment c’était de Anne Atik, et à relire Premier amour, trouvé le mois dernier, avec six autres « du même auteur » dans la ressourcerie de ma petite ville de banlieue).

Pour en donner une idée, relevons deux passages des Vies silencieuses de Samuel Beckett : 1. « Comme Tristram Shandy projeta d’écrire un chapitre sur les lignes courbes pour confirmer l’excellence des lignes droites, on projeta d’écrire ici, en hommage à Samuel Beckett, un chapitre sur les tas pour confirmer l’excellence des trous. Dans une revue des années 70, un critique bien informé associa d’ailleurs l’effort poétique de Beckett (il avait affirmé dans les années trente vouloir “forer des trous dans la langue”) à ses tentatives malheureuses d’éradication des taupes qui ravageaient en conscience son carré de jardin à l’abri des murs de parpaing gris. » 2. « Le Times du 25 février 1984 rapporte qu’un lecteur enthousiaste s’est présenté à l’écrivain en déclarant : “Excusez-moi, Monsieur Beckett, j’ai été votre admirateur toute ma vie, je vous lis depuis quarante ans.” À quoi l’auteur a répondu : “Vous devez être très fatigué.” » Mais je me souviens que c’est un personnage du volumineux roman de Robert Pinget, L’Inquisitoire, qui coupe court au terrible entretien auquel il est soumis en lâchant : « Je suis fatigué » ; tandis que nous, lisant Beckett (et aussi bien Pinget – ou Nathalie Léger), ne le sommes jamais. « […] ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer » (derniers mots de L’Innommable qui fut étrangement ma première rencontre avec Beckett quand, lycéen fatigué du secondaire, je faisais aussi souvent que possible l’école buissonnière).

Parmi les nouveautés de cette fin d’hiver (mais le temps de les lire, le printemps a démarré), L’Atelier des poussières de Marianne Alphant, une autrice qu’on a pu qualifier ici-même de « trop rare ». Ses livres, qu’ils touchent à la fiction ou à l’essai ou (mieux encore) à un mix des deux, évitent toute redite et sont clairement signés. Cet Atelier, comme César et toi, paru il y a quatre ans chez le même éditeur (P.O.L), sont les derniers jalons d’un travail obstiné où l’érudition se conjugue, non sans humour, à l’art du montage. Par exemple : « La nuit tombait, j’allumais la lampe pour chercher ce livre sur la dialectique, la peur, la servitude, la pure négation de la chose qu’est la jouissance du maître. ENS et Sorbonne, licence de philosophie. Je me souvenais arpenter philosophiquement le couloir de l’École, allant et venant avec Anne qui m’expliquait Hegel. / / Montrer qu’on n’est pas attaché à la vie, tendre à la mort de l’autre : une opération, un jeu des forces, un affrontement pour la reconnaissance, celui qui tremble devient l’esclave, l’autre est le maître, à lui la vie de l’esprit, à l’esclave, au valet, le travail, la terre et la poussière, les mains sales, il a perdu et tout se répète jour après jour, balayer, friser la perruque, aller chercher du charbon, allumer le feu, aucun répit, un désir réfréné, une disparition retardée. Mais une opération formatrice selon Hegel. / / Formatrice ? / / Par la crasse et l’ordure, le pus, les miasmes, la soumission, la pelle et la balayette, baissez la tête et ne discutez pas, il y a une odeur d’égout, du vomi, des rats, mettez-vous à quatre pattes, regardez sous le lit, c’est immonde, ramassez-moi ça. »

« C’est une chose qui vient de très loin. » Face à la caméra de Jean-Paul Hirsch, Marianne Alphant raconte : « Il y a longtemps, je m’étais dit que j’allais faire un livre sur le ménage, comme activité quotidienne, routinière, que je trouvais passionnante parce qu’il y avait de l’obsession, il y avait de la ritualité, et puis une sorte de flot de pensées qui accompagnait les gestes du ménage. » J’aurais aimé m’en tenir à une alternance de textes et de paroles de l’autrice (entre autres) de Ces choses-là (P.O.L, 2013) et de Claude Monet, une vie dans le paysage (Hazan, 1993), sans ajouter le moindre commentaire ; mais il faut quand même souligner à quel point nous sommes conduits presque malgré nous à nous intéresser à ce qui, au départ, ne nous parlait guère (par exemple, les relations entre les philosophes et leurs valets). Jouant avec un répertoire précis de faits et gestes, de réflexions, frottant le plus léger au plus sérieux, et quelques inconnu(e)s à certaines figures de légende, L’Atelier des poussières nous balade sur les tréteaux de l’écriture, ou du rêve, là où on rencontre aussi bien un éleveur de poussière que de redoutables phobiques ne supportant pas la plus infime saleté, qu’il convient de faire disparaître au plus vite. Dans ces pages, il est question d’un temps, en apparence révolu, mais où continuent d’être entretenus des rapports de force parfois comiques et souvent terrifiants. Avec un art éprouvé de la variation – la mémoire travaillant sans relâche –, ce livre singulier s’intéresse à « ce qui est à la fois la chose la plus familière, la plus quotidienne, et la plus étrange au fond. » Tournant les pages, notant au passage quelques paroles de Céleste révélant avoir été « modelée par petites touches » aux « manières, goûts et besoins » de Proust, je tombe sur ce paragraphe aussi bref que saisissant : « Ce n’était donc pas le vide que je regardais mais un vol d’atomes râpés. Une poudre cosmique, cartésienne. Une raclure en chute libre ou planée, un tourbillon, une avalanche. / / Poussière, on n’en sort pas. » [En aparté. Me reviennent quelques souvenirs. Tout d’abord, un enregistrement chez un écrivain « de gauche » qui parlait à voix basse pendant que sa femme de ménage s’activait dans la pièce à côté. Puis un échange avec un romancier non moins « engagé » qui cherchait à me convaincre que « ne plus avoir à faire la moindre corvée permet de se consacrer pleinement à la réflexion et à l’écriture ». Et enfin, ces mots fameux : poursuite du vent, balayant la poussière et les cendres – quelque chose de très commun.]

L’Atelier des poussières participe à la constitution progressive d’un autoportrait par petites touches. « Il faut aller dans les coins comme avec le chiffon, recueillir l’infime, les raclures, un trésor » (recopiant « infime », je me suis surpris à écrire tout d’abord « intime »). Ou un peu plus loin : « Qui peut admettre qu’il faille au penseur une chambre étanche, stérilisée, sans miasmes ni microbes, au fin fond d’un château endormi sous les ronces ? […] Qu’est-ce donc qui nous manque, nous disions-nous ? Divaguer, nous savons. Songer, rêvasser aussi. Mais philosopher ? Penser, réfléchir, raisonner ? Se concentrer. Spéculer. Concevoir. Pas de manuel pour ce genre d’activité. Celui d’Émilienne lui fait répéter : Plumeau, pistolet, parcelles de peau. Elle sait qu’en luttant contre la poussière le ménage se bat contre la mort. Mais nous ? » De mon côté, ai-je bien fait le ménage dans mes notes de lecture ? « Me reprendre. Me dire que le rangement est un exercice mental comme le dénombrement que prônait Descartes » (j’ai bien entendu éprouvé le besoin de compter ces chapitres, ou séquences, non numérotés, mais je garde le résultat pour moi). « Remettre les cendres dans l’herbe […], impulsions, exercices, idées abandonnées, la mélancolie fait partie du système. » Ajoutons pour finir qu’une liste des domestiques – huit pages pour les valets, trois pour les servantes – nous est offerte en appendice à ce nouvel opus de Marianne Alphant que l’on aura plaisir à traverser afin de mieux toucher ce qu’on y élève, et qui nous élève.

En fin de parcours de cette petite constellation au carrefour des saisons, une bonne nouvelle : la publication des écrits de Roland Topor reprend chez Wombat avec un quinzième titre, Journal In Time, paru une première fois en 1989 aux éditions Ramsay/De Cortanze. Ayant glissé un signet page 63, je retrouve ce début de récit (ou page de journal) qui me ravit : « “Il pleuvait.” / / J’adore lire les histoires qui commencent ainsi. J’ai l’impression qu’elles parlent de moi. / / Avant de passer à la phrase suivante, je marque une pause. D’abord je vais ouvrir la fenêtre, pour vérifier s’il ne pleut pas. Quel bonheur si c’est le cas ! Je regarde les toits moites, la cour déserte et désolée. Je repère une gouttière qui fuit, un chat de mauvaise humeur planqué à l’abri d’un sac poubelle, un pot de fleurs suintant dont les feuilles tremblent sous le poids des gouttes. / / Mais il ne faut pas rêver. / / Trop souvent il ne pleut pas. » Pensant l’autre jour à Paul Louis Rossi, je lui avais associé une phrase de ce texte de Topor que l’on trouve en fin de volume, une litanie égrenant les qualités propres à « l’Homme élégant » (et aussi à « la Femme élégante ») : « L’Homme élégant préfère une tache de sauce sur sa veste qu’une décoration. » Le relisant aujourd’hui, j’en profite pour relever quelques autres perles bien senties : « L’Homme élégant n’a jamais dressé un chien ni un bilan. » « L’Homme élégant n’a rien contre les jeunes enfants, mais il déplore leur comportement d’ivrogne. » « Si l’Homme élégant est au gouvernement, il démissionne. » « Élégant ne veut pas dire distingué. Je ne maigris pas du bout des doigts, comme disait Queneau, je sais marcher dans la merde sans en faire une histoire. » Topor a le sens des formes brèves, comme il a celui du dessin. Il sait faire cheminer l’idée. Son art semble inépuisable, quel que soit le temps, ou l’état. Un jour il rédige le « Manifeste Froufrou » où il affirme que « l’intime, toujours étouffé, répand quand même une lumière plus vive que tous les phares de l’avant-garde socioculturelle » ; un autre jour, il invente ce dialogue imaginaire entre Marguerite Duras et Jean-Luc Godard : « GODARD : En Suisse, il y a trois semaines, j’ai trouvé une plume perdue par une poule. Je l’ai ramassée. Eh bien, c’est fou la douceur d’une plume. À un bout, je veux dire. Tandis qu’à l’autre… DURAS : Oui… Elle est dure, forcément. GODARD : Pourquoi vous vous servez du bout dur pour écrire ? DURAS : Le président m’a posé la même question. GODARD : J’aimerais bien lire un livre écrit par le bout mou. DURAS : Il y a aussi le bout du milieu. Le bout tendre est la nuit. » Cut ! C’est l’heure de prendre congé, non avec le conteur, mais avec le dessinateur, lettreur et graphiste, en proposant cette formidable image imprimée en 4e de couverture de Journal in Time dans la nouvelle édition Wombat :

Journal In Time, 4e de couverture, détail © Roland Topor /Wombat.

(à suivre)

Albert Serra, Tardes de soledad, Dulac distribution, 2h05, sortie en salles le 26 mars.
Frédéric Pajak, Manifeste incertain 10, Les Éditions Noir sur Blanc, janvier 2025, 272 pages, 26€
Nathalie Léger, Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, Allia, mars 2025, 128 pages, 7,50€
Marianne Alphant, L’Atelier des poussières, P.O.L, mars 2025, 272 pages, 18€
Roland Topor, Journal in Time, Wombat, mars 2025, 224 pages, 20€