Profondément marquée par la ségrégation raciale et par la lutte pour les droits civiques, l’oeuvre de James Baldwin aborde avec une rare acuité les questions brûlantes de race, de sexualité et d’identité, nourries par son exil géographique et intime. Revenant sur son parcours, Antoine Chollet montre comment Baldwin restitue la complexité de l’expérience noire, en Amérique et en Europe, tout en mettant en lumière les tensions sociales de son époque et en interrogeant les frontières entre les individus. Un entretien qui explore l’engagement politique, la vision littéraire et l’héritage de la pensée de Baldwin qui aurait eu 100 ans en 2024.
Toi qui enseignes les idées politiques, comment as-tu intégré la littérature américaine à ton cursus et qu’a-t-elle apporté à ta compréhension des phénomènes politiques ? Par rapport à cela, peux-tu me parler de ta découverte de Baldwin et de ce qui a retenu ton attention ?
Il y a deux questions. On peut commencer par la découverte de James Baldwin, assez étonnante et hasardeuse. Je n’avais jamais entendu parler de lui jusqu’en 2011. J’étais au Whitney Museum of American Art, à New York, dans le très beau bâtiment brutaliste de Marcel Breuer, avant le déménagement au sud de Manhattan. C’est au cours d’une exposition que j’ai fait la connaissance de son œuvre au travers des peintures que Glenn Ligon a réalisées autour de Stranger in the Village, le texte que Baldwin écrit sur son expérience à Loèche-les-Bains en Suisse et qu’il publie en 1953. Il parlait d’un village dans les Alpes, sans en donner le nom. Je me suis demandé ce que c’était que ce texte très impressionnant où il décrit cette expérience d’être le premier homme noir dans un lieu où l’on n’en avait encore jamais vu. Cela ne pouvait évidemment pas arriver aux États-Unis, ni à Harlem ni dans le Sud, et c’est à la suite de cela que je suis allé lire le texte et que j’ai commencé à m’intéresser à Baldwin. Ensuite, comme pour beaucoup de personnes, c’est le film de Raoul Peck, I Am Not Your Negro (2016), qui m’a attiré vers son œuvre. J’ai aussi commencé à en discuter avec des amis qui avaient lu l’œuvre romanesque de Baldwin et l’avaient adorée.
En 2018, j’ai fait un séminaire entier sur l’œuvre de Baldwin à l’université de Lausanne. J’ai pris le parti d’entrer dans son œuvre par les romans plutôt que par les essais. Les séances étaient consacrées à ses romans bien sûr, mais aussi à ses nouvelles, à ses pièces de théâtre et à son recueil de poésie (Jimmy’s Blues). J’ai lu tout ce que je n’avais pas lu jusque-là, dont sa pièce de théâtre, Blues for Mister Charlie, un des derniers textes traduits en français (Blues pour l’homme blanc, La Découverte, 2020). Les étudiants s’étaient pris au jeu. C’était la première fois que je faisais un séminaire entier sur la littérature. J’avais demandé aux étudiants, aux profils assez variés, de faire un lien entre les romans sur lesquels ils travaillaient et les essais de Baldwin, par exemple sur Another Country (1962) qui paraît à peu près au même moment que The Fire Next Time (1963). Le premier roman, Go Tell It on the Mountain, devait être mis en parallèle avec les textes parlant de la religion. La lecture était toutefois plutôt une lecture de pensée politique. Les étudiants s’étaient intéressés aux thèmes de l’homosexualité et des rapports entre Blancs et Noirs bien sûr, mais aussi à la question du rapport à la réalité ou à l’histoire. J’ai laissé les étudiants très libres d’aller là où ça les intéressait.
L’œuvre et le parcours de Baldwin sont en effet d’une grande richesse, il rappelle Sartre ou Pasolini qui ne se sont pas contentés d’une seule dimension de l’expérience humaine, avec toujours une qualité d’écriture et d’engagement, quels que soient la forme ou le sujet. Cela avec une exigence morale comparable à celle d’Orwell, d’autant qu’il ne s’agit pas que de théorie mais de penser à partir de son expérience propre et donc de s’exposer dans son être, parfois physiquement. Te semble-t-il toutefois qu’une thématique se dégage des autres ou soit trop souvent minorée ?
Oui il y a tout ça, il y a aussi une dimension religieuse qu’on ne peut pas du tout ignorer. J’avais d’ailleurs discuté avec Serge Molla, un pasteur qui a écrit une thèse sur Martin Luther King et qui connaît très bien l’œuvre de Baldwin, qu’il considère comme l’un des grands auteurs du 20e siècle. La lecture religieuse des textes de Baldwin n’est pas du tout une lecture illégitime, même si ce n’est pas celle que je privilégie. S’il est devenu athée, ou est en tout cas sorti de toute pratique religieuse, les thèmes religieux sont partout dans son œuvre. Les titres des romans et des essais sont là pour le rappeler.
En plus de cela, Serge Molla m’avait clairement fait comprendre que lorsque Baldwin parle et écrit, mais surtout quand il parle, il retrouve son rôle de prédicateur, comme on l’est dans les églises noires aux États-Unis. On le voit très bien dans son fameux débat de 1965 à Cambridge contre William F. Buckley Jr., un conservateur, sur la place des Noirs aux États-Unis. C’est évidemment Baldwin qui gagne le débat. On le voit faire un discours brillant, qu’on dirait improvisé à partir de quelques notes alors qu’il ne l’est pas du tout. C’est ce qu’on retrouve chez Cornel West, par exemple, qui a lui aussi appris cela à l’église. Il donne l’impression d’improviser ses discours, alors qu’en fait c’est très travaillé, il ménage ses effets rhétoriques pour obtenir un impact aussi fort que possible sur son auditoire. C’est très impressionnant à entendre, d’autant que nous ne sommes pas habitués à ce genre de discours en Europe.
Pour ces personnes issues des milieux afro-américains défavorisés, la communauté religieuse semble prendre la place du reste, comme si elle était le seul lien social possible et la seule forme de solidarité dans un monde résolument hostile. Sans doute en reste-t-il quelque chose chez Baldwin. Tu as parlé de Martin Luther King qui était pasteur, on peut aussi citer Malcom X et l’islam… En quoi la religion a-t-elle nourri leur engagement ?
Il faut se rappeler que la religion pour les Afro-américains, ce n’est ni l’opium du peuple ni l’aliénation mais c’est le seul endroit où l’on est en sécurité. Comme le dit Baldwin à de nombreuses reprises, le culte du dimanche — quand on se retrouve ensemble dans l’église — est un des seuls moments de la semaine où les risques que la police débarque, arrête et tabasse les personnes présentes sont assez faibles. C’est aussi, paradoxalement, le moment de la semaine où la société américaine est la plus ségréguée.
Est-ce que cette expérience religieuse détermine sa vision de l’histoire américaine ? On a beaucoup cité Baldwin comme une antithèse de Malcolm X dans leur rapport à la violence et sur la possibilité de son dépassement, Baldwin cherchant plutôt à transformer les rapports sociaux et ne prônant ni la séparation des races ni l’idéalisme d’un King. Qu’est-ce qui a mené Baldwin à rejeter le Black nationalism ?
Oui, il y a cette question. Je ne sais pas si c’est le rapport à la religion qui le conduit dans cette direction. On peut bien sûr faire cette lecture, avec cette idée tirée de l’Évangile que tous les hommes sont frères, etc. Mais Baldwin, du fait de son homosexualité — il n’était pas marié et n’avait pas d’enfants —, était un peu à l’écart de la communauté afro-américaine. Il s’en est d’ailleurs pris plein la figure à plusieurs reprises : dans les années 1960, il y a eu des textes extrêmement violents contre lui de la part d’autres auteurs afro-américains qui lui reprochaient ses positions intellectuelles et politiques, mais aussi son mode de vie, ce qui s’accompagnait parfois de dénonciations explicitement homophobes à son encontre.
Cette position à la marge lui a fait sans doute refuser de considérer que la population noire américaine pouvait constituer une communauté fermée sur elle-même face à la majorité blanche. C’est ce qui l’a conduit à chercher des passerelles entre les communautés, tout en étant extrêmement critique de l’Amérique blanche et de son racisme. Il y a des analyses à la fois très fines et fortes — et qui restent très fortes aujourd’hui — sur l’incapacité des Blancs à voir la réalité en face, car le prix à payer pour accepter cette réalité serait trop élevé. C’est l’articulation de ces idées qui lui ont valu des inimitiés de tous les camps. Cornel West rappelait que si Baldwin était apprécié des libéraux américains blancs et beaucoup moins des militants afro-américains les plus radicaux, c’était précisément en raison de son ouverture vers la cohabitation entre les Blancs et les Noirs.
Cette marginalité est intéressante, notamment pour un écrivain ou pour un sociologue. C’est en quelque sorte la position impossible d’un point de vue minoritaire parmi les minorités, avec le risque de passer pour un traître. Je pense à Orwell ou à Socialisme ou Barbarie dans leur lutte pour une gauche antitotalitaire face à l’hégémonie stalinienne. D’une certaine manière, ils font avancer leur œuvre ou leur pensée car ils sont pris dans des contradictions, à la fois dans une fidélité à une tradition et dans la nécessité de s’en détacher par leur expérience personnelle. Baldwin incarne-t-il cette contradiction ? Est-ce que ça a beaucoup marqué son écriture ?
C’est ce qu’on voit chez les afroféministes, par exemple. Mais tu as raison, c’est évident. L’élément qui me semble être le plus important de ce point de vue, c’est son homosexualité. Déjà parce que ce n’est pas facile d’être homosexuel dans les années 1950-1960, mais en étant afro-américain, ça l’est encore moins. A quoi il faut ajouter la relation très violente avec son père adoptif, dont il dit à plusieurs reprises que le racisme l’a rendu fou. Baldwin cumulait donc une série de difficultés. C’est d’ailleurs ce qui n’apparaît pas dans le film de Raoul Peck. Quand j’ai revu I Am Not Your Negro, j’ai été très surpris car Peck ne parle absolument pas de son homosexualité, ce qui est quand même curieux. Il aurait pu au moins mentionner la question, par exemple autour de Giovanni’s Room. Là ça relève presque de l’invisibilisation, c’est assez étonnant.
En France c’est par ce film qu’on a découvert ou redécouvert Baldwin. Néanmoins, et comme pour Susan Sontag, cette notoriété — on a même adapté Baldwin au cinéma, il a été réédité — reste faible auprès du grand public. J’ai pourtant été étonné de voir à quel point l’œuvre de Baldwin est puissante. Malgré tout, alors qu’on fête ses cent ans, il n’y a quasiment pas eu de commémorations, si ce n’est une soirée récente à la Maison de la poésie (Paris) autour de Dany Lafferière et Simon Njami. Comment expliquer cette absence ou cette indifférence ?
C’est une surprise. En France il n’y a presque rien eu, et notamment très peu de publications. C’est comme si la publicité que le film de Peck avait assurée était retombée quelques années après. Je ne me l’explique pas vraiment, d’autant qu’il y a eu des rééditions ces dernières années et des préfaces signées par des auteurs et des spécialistes — Léonora Miano ou Alain Mabanckou, par exemple — qui auraient pu organiser des lectures ou des rencontres. Il aurait pu y avoir des événements. Mais il ne faut pas non plus avoir le fétichisme des dates. Il y aura peut-être des choses plus tard.
Cela pose aussi la question de sa réception et des problèmes dans lesquels Baldwin s’inscrit, ce qui nous renvoie à notre propre contexte et au retour du trumpisme. Est-ce que ce serait pour cela que son œuvre serait invisibilisée — l’opinion publique serait très à droite — et qu’elle serait d’autant plus importante aujourd’hui — en écho aux luttes pour les droits des femmes et des minorités ? Pour le dire autrement : étant donnée la défaite de Kamala Harris qu’on peut expliquer par des raisons économiques et par un masculinisme qui répondrait à une crise existentielle des hommes blancs, est-ce que Baldwin n’a pas encore quelque chose à nous apprendre ?
Baldwin est bien sûr très actuel, ses derniers textes sur cette représentation de la virilité résonnent avec l’actualité. Ce qu’il écrit dans les années 1980, c’est très exactement le type de virilité mis en avant par les trumpistes, avec toutes les caricatures qu’on connaît (« Freaks and the American Ideal of Manhood », Playboy, janvier 1985 – repris dans James Baldwin, Collected Essays, New York, Library of America, 1998). Il décrit et dénonce un monde qui est encore en bonne partie là, que ce soit sur la question du virilisme, mais aussi par rapport au racisme. Il y a tout de même eu des manifestations néo-nazies ces dernières semaines aux États-Unis, je pense aussi au retour probable du Ku Klux Klan, ou à d’autres choses qui semblaient presque impensables il y a encore quelques années, avant la première élection de Trump. Cela rend la relative invisibilité de Baldwin d’autant plus étrange.
Quelle serait son explication face à ce phénomène ? Quant au racisme, est-il lié à la fondation des États-Unis ? Est-ce une violence dont on ne peut pas se défaire ? Ce qui revient beaucoup sous la plume de Baldwin, c’est le déni de notre faiblesse et l’attrait pour la force, ou ce que Sartre appelait la mauvaise foi…
Il est difficile de savoir ce que Baldwin penserait aujourd’hui, mais on pourrait reprendre ses publications à partir des années 1970 pour essayer de l’imaginer. Ses textes deviennent très amers, si ce n’est désespérés. Dans les années 1950-1960, le mouvement des droits civiques suscite l’espoir d’une amélioration de la situation des Noirs aux États-Unis. Puis il y a une suite d’assassinats, comme on sait, avec ceux de Medgar Evers, de Malcom X, puis celui de Martin Luther King en 1968, qui sont les grandes figures de ce mouvement d’émancipation. Ce qui nous amène à la fin des années 1960 où s’ouvre pour Baldwin une période politiquement beaucoup plus sombre. Je pense qu’il dirait simplement aujourd’hui que le racisme n’est pas quelque chose qui disparaît grâce à l’évolution des sociétés ou au progrès, mais que c’est un phénomène qui persiste et qui n’en finit pas de revenir.
Il ferait peut-être la même analyse que celle, souvent citée, de Simone de Beauvoir : qu’à la première crise économique, toutes les avancées sociales du féminisme seraient remises en cause. Je pense que Baldwin était profondément convaincu de la même chose par rapport à la situation des Noirs aux États-Unis. Il suffit que la situation des Blancs se dégrade pour que les anciens préjugés à l’égard des Afro-américains réapparaissent. Comme on le voit aujourd’hui, ce retour a des conséquences catastrophiques, d’autant plus que le suprémacisme blanc aura de nouveau un avocat déterminé à la Maison Blanche dès le 20 janvier 2025.
Cette persistance du racisme permet de souligner un aspect qui m’a beaucoup intéressé chez Baldwin, qui est son rapport au temps et à l’histoire. Pour lui, l’histoire n’est ni progressiste ni linéaire, tout en n’étant pas simplement la répétition du même. Il me semble qu’il y a un rapport spécifiquement démocratique au temps chez Baldwin, qui est ce que l’on en fait ou, plus précisément, ce que nos actions produisent dans la réalité.
Baldwin cite Joyce sur l’histoire comme cauchemar dont il cherche à s’éveiller… Dans Notes of a Native Son, il va même plus loin : “Joyce is right about history being a nightmare—but it may be the nightmare from which no one can awaken. People are trapped in history and history is trapped in them.” Est-ce qu’on ne pourrait pas justement nuancer son pessimisme avec l’idée que si l’histoire se répète en nous, nous en sommes aussi solidaires (nous agissons et connaissons dans l’histoire) et personne ne peut se l’accaparer ? Contre les mythes qui nieraient l’histoire (les fétiches de la race ou de la nation), il y aurait toujours la possibilité d’agir en elle, de l’écrire au sens de la réinventer. Quelle idée Baldwin se fait-il de l’écrivain et de sa responsabilité ?
Que l’histoire soit un cauchemar, c’est clairement sa position. L’idée qu’il suffirait d’attendre pour que les choses aillent mieux est très éloignée de la pensée de Baldwin. Il faut donc le prendre au sérieux lorsqu’il dit que nous sommes « trapped in history » (piégés dans l’histoire), car cela signifie que c’est le seul milieu dans lequel nous pouvons agir, quelles qu’en soient les difficultés. Pour filer sa métaphore, nous devons agir dans le cauchemar, car nous n’avons pas le luxe de nous désoler de la situation. L’activité de l’écrivain en fait pleinement partie, même si Baldwin n’a jamais considéré qu’en écrivant, il en était quitte avec les mouvements politiques qui se battaient — parfois très littéralement — sur le terrain. C’est d’ailleurs la raison qu’il donne pour expliquer son retour aux États-Unis en 1957.
Dans No Name In The Street, Baldwin raconte sa vie à Paris — il y côtoie Miles Davis, Signoret et Yourcenar — et l’arrestation des Algériens par la police française, lesquels disparaissent du jour au lendemain sans laisser de traces… Le quotidien de l’écrivain prend d’un coup une nouvelle tournure horrifique, comme si la violence de la ségrégation se déplaçait avec lui. Baldwin prend toutefois conscience d’un certain privilège à avoir la nationalité américaine. En parallèle, il est très sensible à la précarité de l’existence et à la domination, il permet de saisir cette vulnérabilité au cœur de l’expérience humaine à partir de son propre vécu. Est-ce là qu’il serait aux antipodes de l’identitarisme ? Est-ce que l’Europe a changé son regard sur ces problèmes ?
Oui il y a tous ces aspects, mais en se tenant aussi un peu à l’écart des militants afro-américains qui ont consacré leur vie à cela. Je pense à King, Malcolm X ou Angela Davis, qui étaient en quelque sorte des militants à plein temps. Pour Baldwin, il y a toujours eu une gêne dans le fait de militer, d’aller manifester et de se rassembler. Derrière ça, je pense qu’il y a une conscience individuelle très en décalage avec tout ce qu’exige de lui la communauté afro-américaine. On voit cette tension dans son premier roman. Comment peut-on penser la place d’un individu dans une communauté qui considère que c’est la communauté et elle seule, qui non seulement protège les individus mais donne un sens à leur vie ? Mais comment est-ce qu’on pense la relation entre l’individu et le collectif, a fortiori quand on est un Noir, un homosexuel et un personnage décalé, quelqu’un d’un peu fantasque au sein de la communauté afro-américaine ? C’est clair que Baldwin a toujours été tiraillé sur ces questions-là, tout en refusant de jouer au dandy qui observe à distance. On peut noter aussi qu’il a été très proche de certaines des grandes figures de ces mouvements. Dans No Name in the Street, il y a d’ailleurs un passage très impressionnant où il raconte l’enterrement de Martin Luther King avec l’immense cortège qui l’accompagne. Là on voit bien qu’il n’essaie pas de se mettre à l’écart de la foule, et c’est bien sûr le collectif qui prime.
Baldwin tente d’assumer ses contradictions et de les intégrer à son œuvre et à sa pensée, en quoi il rappelle Kafka et son échec à faire communauté, ou bien Amos Oz et sa lutte pour écrire au sein du kibboutz, comme si cette liberté supposait un écart, de ne pouvoir jamais tout à fait appartenir à un groupe ou à une identité. Ce qui m’amène à l’essai de Colm Tóibín dont tu m’as parlé, On James Baldwin (Brandeis University Press, 2024). Tóibín a notamment écrit sur Thomas Mann, tous deux travaillés par leur homosexualité, ce qui lui permet de réfléchir sur son métier d’écrivain et sur la question de l’invention de soi, mais aussi à la question du mal, c’est-à-dire de cette « part d’ombre » passionnelle qui habite également Klaus et Erika Mann et nourrit leur œuvre. Qu’as-tu pensé de ce livre ? Dégage-t-il un portrait plus intime de Baldwin ?
C’est un livre assez étrange, en réalité. Tóibín reconnaît qu’il n’a longtemps lu aucun ouvrage sur la situation des Afro-Américains. Il ne commence à lire Baldwin qu’à 40 ans. Ce n’est pas quelqu’un qui était versé dans cette littérature et cette histoire. Mais je pense que comme Irlandais, comme « subalterne » face à l’Angleterre, il y a quelque chose qui doit résonner en lui dans l’œuvre de Baldwin. Ensuite le livre est étonnant car Tóibín coupe Baldwin en deux — un peu comme Althusser avec Marx ! Pour lui, il n’y a rien après 1963. Il ne parle ni des derniers romans ni des derniers essais, justement quand la position de Baldwin devient plus pessimiste. C’est un livre qui est pour l’essentiel consacré aux trois premiers romans (Go Tell It on the Mountain, Giovanni’s Room et Another Country) et aux quelques essais publiés dans ces mêmes années. Dans certains passages, on a même parfois l’impression que Tóibín n’apprécie pas tellement Baldwin. Il y a des remarques étranges sur son style par exemple, même si Tóibín pense que l’œuvre de Baldwin reste intéressante aujourd’hui. Il y a aussi énormément de digressions sur d’autres écrivains, y compris des écrivains qu’il n’aime pas du tout.
Ce n’est donc pas tant un livre sur Baldwin que sur Colm Tóibín… As-tu lu récemment d’autres ouvrages plus intéressants ? Quels livres conseillerais-tu pour découvrir Baldwin et son œuvre plus en profondeur ?
Ses lectures sont certes fines et le texte est rempli d’anecdotes, mais je ne dirais pas que c’est un hommage à Baldwin. Il y a une biographie en anglais de Bill Mullen sortie en 2019, que je n’ai pas lue, et une autre de Yannick M. Blec, en français, parue cette année. Il y a ensuite la biographie classique de David Leeming, qui était un ami proche de Baldwin. C’est une biographie intéressante avec plein d’informations tirées d’entretiens et de choses vécues avec lui — Leeming faisait partie des quelques personnes présentes à Saint-Paul-de-Vence lorsque Baldwin est mort. Parmi les publications plus récentes, on peut mentionner le catalogue d’une exposition du musée de Brooklyn qui a eu lieu en 2019, dans lequel on retrouve notamment un texte de Teju Cole, publié pour la première fois en 2014 dans le New Yorker, qui est retourné à Loèche-les-Bains sur les traces de Baldwin (Ce texte a été traduit en français en 2023 et publié par les éditions Zoé, aux côtés de « Un étranger au village » : Teju Cole, James Baldwin, Leukerbad 1951/2014, Chêne-Bourg, Zoé, 2023.). La Smithsonian de Washington a également monté une exposition pour le centenaire, dont on peut trouver le catalogue. Mais je dirais qu’il faut d’abord aller lire Baldwin, et je pense qu’on peut commencer par n’importe quel roman, nouvelle ou essai, et se laisser emporter par le texte.
Ce qui m’a frappé dans Another Country, c’est la fluidité de l’écriture de Baldwin, qui passe d’un point de vue à l’autre avec aisance sans imposer d’explications, tissant les existences entre elles. Il aborde des problématiques concrètes — racisme, traumatismes familiaux, amour interracial, et l’expérience des femmes ou des homosexuels — en les incarnant à travers des personnages en quête d’identité. Le roman, qui a fait scandale, explore aussi les relations humaines sous l’angle du pouvoir et de la violence, notamment avec Rufus, un batteur de jazz Noir et dépressif dont le suicide inaugure le récit. Les personnages, Blancs ou Noirs, hétéros ou non, sont ainsi confrontés aux tensions entre désir d’intimité ou d’authenticité et divisions raciales. Baldwin, loin d’une analyse sociologique, explore des conflits intimes avec subtilité et les fait vivre du dedans, à l’opposé de certains romans contemporains plus militants qui cherchent davantage à dire et énoncer une vérité définitive qu’à suggérer. Or, Baldwin propose une autre manière. Cette sensibilité est-elle son principal atout ?
En effet, les passages les plus réussis de ses romans nous laissent avec nos doutes. Sa capacité à écrire du point de vue d’autres personnes est vraiment sa force. À cet égard, son roman le plus remarquable, même si ce n’est peut-être pas celui qui est le plus réussi, ce serait If Beale Street Could Talk. La narratrice est une jeune femme de quinze ou seize ans. Baldwin adapte son style à l’image de ce qu’il pense être la façon de s’exprimer d’une femme noire de cet âge, avec son vocabulaire, sa syntaxe, son rythme propre. Pour ce faire, il doit véritablement changer son écriture, et ça fonctionne, c’est tout à fait impressionnant. On constate le même phénomène dans son premier roman, où il recrée la manière de parler des prédicateurs protestants dans les églises noires. Là aussi, le lecteur a l’impression d’assister à un office religieux, sans narrateur omniscient. On est mis au cœur des contradictions, comme dans Another Country. Il n’y a pas de personnage totalement méprisable. Tous ont des raisons auxquelles on peut s’identifier, quel que soit le degré de tragique de leur situation. Même chose dans Giovanni’s Room, qui fait le récit d’un trio amoureux entre deux hommes et une femme. Colm Tóibín parle très bien de ce roman, il en fait une belle analyse, il décrit bien le rapport du narrateur à Giovanni et l’apparition comme la disparition des autres personnages. C’est quelque chose que les romans de Baldwin montrent très bien.
C’était d’ailleurs le propos de mon séminaire : il n’y a pas de contradiction chez Baldwin entre les romans et les essais. D’une certaine manière, les romans sont une illustration des essais, ou les essais une explication des romans. En tout cas, Baldwin fait voir et sentir ce que c’est que de vivre comme Afro-américain aux États-Unis. Il y a tous ces passages où il décrit la société américaine du point de vue d’un Noir. Rendre compte de cette condition et de ce que ça crée comme conscience de soi et des autres a à mon sens un effet politique puissant.
Baldwin est un polémiste et un véritable critique littéraire, conscient de son rôle historique. Il aborde d’ailleurs le problème de la langue anglaise à travers Shakespeare ou Joyce, dont il admire l’inventivité mais auxquels il va associer le blues et le jazz pour témoigner de son expérience d’Afro-américain marquée par les inégalités. De plus, il critique Richard Wright, l’auteur de Black Boy, louant son talent mais jugeant que sa figure du marginal en colère n’est pas fidèle à la réalité des Noirs, à leurs luttes et à leur vie intérieure. Wright, comme Baldwin, est pourtant un écrivain dépossédé ou déchiré, incapable d’écrire pleinement pour les Noirs ou les Blancs, et dont l’œuvre attend son public. Comment penser la singularité de Baldwin parmi les autres écrivains noirs ? Quelles réticences a-t-il, non plus en politique mais en littérature ?
Il y a une dimension de « meurtre du père » dans ce rapport à Richard Wright, c’est évident. Pour comprendre le rapport de Baldwin aux autres écrivains noirs, il faut lire un autre texte très intéressant, où il fait pour un journal londonien le compte rendu du « Congrès des écrivains et artistes noirs », qui a lieu à Paris en 1956 (« Princes and Powers », Encounter, 1957 – in James Baldwin, Nobody Knows my Name, 1961). Il ne peut s’empêcher de marquer une certaine distance par rapport aux intervenants, qui sont pour la plupart des personnes bien plus célèbres que lui à ce moment-là. Il y a Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Richard Wright, ainsi que Frantz Fanon dont, étrangement, il ne parle pas du tout. Si Baldwin observe leurs échanges avec cette distance presque ironique par moments, c’est qu’il ne souhaite pas vraiment être assigné au statut d’écrivain noir. Il devra ainsi changer d’éditeur pour publier son second roman, Giovanni’s Room, qui ne correspond pas à ce qu’on attendait de lui après ses premiers textes. S’il décide de s’exiler en France à la fin des années 1940, c’est à la fois pour échapper à cette identité et pour pouvoir continuer à vivre. Il le dit à plusieurs reprises : s’il était resté aux États-Unis, il aurait fini comme le personnage de Rufus dans Another Country et se serait suicidé. Il le dit dans les années 1950 et le redit quand il part à Istanbul un peu plus tard.
Dirais-tu que cette vie en France était plus simple ? En tant qu’Américain, son statut était peut-être plus intéressant que celui de colonisé…
Dans ses textes de la fin des années 1940, il décrit déjà ce que c’est que d’être un Américain à Paris. Il dit par exemple que c’est en vivant à Paris qu’il a compris qu’il était américain et pas seulement noir. Ou même d’abord américain puis noir, ce qui est une formule très frappante. Avant de lire Baldwin, je ne me représentais pas cela. Il le dit très clairement, être Noir avait des conséquences complètement différentes selon que l’on venait des Caraïbes, des colonies françaises d’Afrique ou des États-Unis. Ce serait intéressant de voir très concrètement à quoi ça tenait. Est-ce que ça se voyait par sa façon de parler, quand on comprenait qu’il n’était pas francophone, est-ce que ça se montrait par autre chose ? Comme je le disais à mes étudiants, un Américain — noir ou blanc — qui voyage en Europe à cette époque, après la Seconde Guerre mondiale, c’est l’équivalent d’un touriste occidental qui voyage dans un pays pauvre aujourd’hui. Ces gens étaient beaucoup plus riches que la plupart des Français, même un Noir de Harlem, certes écrivain mais pas très aisé selon les standards américains, était infiniment plus riche qu’une bonne partie de la population française. Ce pouvoir économique lui permettait de fréquenter les cafés, les restaurants ou les salles de spectacles, et d’entrer dans des lieux qui étaient interdits aux personnes issues des colonies. Il y a donc ce moment des années 1940.
Dans les années 1970 et 1980, je ne crois pas qu’il ait écrit sur cette question. Mais à ce moment-là le problème se pose différemment pour lui, car il est connu dans le monde entier. Il a pas mal d’argent, même s’il dépense énormément. Ses livres se vendent bien, il a acquis une notoriété.
Quant au texte sur Loèche-les-Bains, il traduit encore une autre expérience. Être Afro-américain en Europe, c’est complètement différent selon qu’on se trouve à Loèche-les-Bains, un lieu où, comme il le dit dans les premières lignes de son texte, il était le premier Noir à mettre les pieds, ou à Paris, une ville plus cosmopolite qui a non seulement accueilli de nombreuses personnalités afro-américaines, mais où habitent aussi de nombreuses personnes issues des colonies françaises.
Sais-tu s’il existe des auteurs contemporains ou des militants qui se réclament de Baldwin ? Quel pourrait être l’héritage qu’il nous laisse ? Pour préciser, cette politisation de l’intime est aujourd’hui très présente. Baldwin, en plus de cela, a cherché à adopter un style chaleureux et puissant, empruntant au jazz son rythme et sa phrase, et, comme il le dit en citant Henry James, à saisir « l’intensité de la passion ». Peut-on considérer Baldwin comme un écrivain du désir ? Est-ce là, finalement, la dimension révolutionnaire de son écriture ?
Toni Morrison a dit que pour elle Baldwin est un des écrivains les plus importants du 20e siècle. Elle a d’ailleurs édité un volume de ses essais à la Library of America en 1998. Leur style est cependant très différent, Baldwin et Morrison n’ont pas les mêmes objectifs dans l’écriture. Ce n’est donc pas un héritage direct ou la poursuite d’un même projet, il faudrait plutôt parler d’admiration, d’ailleurs réciproque puisque Morrison et Baldwin étaient proches.
Concernant le rapport à l’intimité, il faudrait demander aux écrivains qui l’ont lu ce qu’ils et elles ont retenu de Baldwin. Le fait que dès Another Country, et même dans Giovanni’s Room, les scènes de sexe soient très explicites — et notamment des scènes de sexe interracial qui ont choqué —, c’est par exemple quelque chose d’encore assez rare à ce moment-là et qui a dû interpeller les lecteurs. Sur ces questions, mais aussi dans le mélange entre sexualité, relations amoureuses et tout ce qui concerne l’intimité ou l’identité personnelle, Baldwin a sans doute ouvert une voie que d’autres ont ensuite poursuivie. Mais je m’aperçois que je me suis assez peu penché sur la réception de Baldwin.
Les nouveaux mouvements politiques afro-américains se sont emparés de la figure et des textes de Baldwin ces dernières années, alors qu’il avait un peu disparu des milieux militants. On peut le remarquer dans Black Lives Matter (BLM) par exemple, peut-être parce que Baldwin étant resté à distance des embrigadements politiques habituels des années 1960 et 1970, on trouve chez lui une sincérité qui paraît totale, y compris dans les tensions qui l’habitent et qu’il a su exprimer.
Que peut-il nous dire aujourd’hui ? Baldwin touche tellement de choses différentes. Comme tous les grands auteurs, on pourra toujours le lire. On trouvera toujours quelque chose dans ses textes qui nous touchera, qui nous mettra en mouvement. Ce n’est pas un auteur figé dans un contexte politique ou social précis, il ne peut se résumer à ça, bien qu’il soit toujours resté intimement lié au Harlem de sa jeunesse. Il parle de choses universelles avec lesquelles tout le monde entretient un lien, qu’il s’agisse des rapports amoureux, du sexe, du rapport au temps ou à l’histoire. Tout cela dépasse de très loin la politique américaine des décennies d’après-guerre.