Le philosophe Alain Boutot, spécialiste de l’œuvre de Martin Heidegger, vient de traduire le volume 88 de l’édition complète (Gesamtausgabe) du penseur. Les positions métaphysiques fondamentales de la pensée occidentale et Pour s’exercer à la pensée philosophique réunissent notes et protocoles de deux « séminaires » tenus durant les semestres d’hiver 1937-1938 et 1941-1942 à l’université de Fribourg-en-Brisgau. Pour sa neuvième traduction d’un ouvrage de Heidegger aux éditions Gallimard depuis 2001, nous évoquons avec lui dans un grand entretien la particularité de la pratique de la traduction philosophique heideggerienne, celle de ces pages inédites en français et leur place dans le chemin de pensée du célèbre philosophe allemand.
Quand a été initié le travail de cette traduction et à quel public étudiant s’adressent les textes qui paraissent aujourd’hui ?
Ce travail a été entrepris avec François Fédier fin 2019, à la suite de Méditation. Les textes qui paraissent dans ce volume sont les notes des « séminaires » dirigés par Heidegger à l’université de Fribourg, l’un s’est tenu le semestre d’hiver 1937/38 (Les positions métaphysiques fondamentales de la philosophie occidentale) et l’autre le semestre d’hiver 1941/42 (Pour s’exercer à la pensée philosophique). Le premier s’adressait à des étudiants de seconde année (de séminaire) (étudiants dits « avancés »), le second à des étudiants de première année (de séminaire) (« débutants »), engagés ou désireux de s’engager dans un travail de recherche. Si on voulait leur trouver un équivalent dans nos universités, ils correspondraient à peu près à ce que nous appelons aujourd’hui les masters 1 et 2 dits de recherche. Ces séminaires sont en même temps des « exercices » (Übungen), ce qui les distingue des cours magistraux dispensés par ailleurs. Cela veut dire que les étudiants participent en réalisant un certain nombre de travaux écrits ou oraux. Les séminaires ici publiés sont accompagnés, en annexe, des protocoles rédigés par des participants (comme Walter Bröcker, élève et assistant de Heidegger, pour le séminaire de 1937/38). J’ajoute que le séminaire de 1937/38 est présenté dans l’affiche des cours comme privatissime, ce qui signifie que l’autorisation du professeur était requise pour pouvoir y assister. Ce n’est pas le cas du second qui était donc ouvert, Heidegger précisant bien que les auditeurs étaient libres de venir ou pas, mais que, s’ils avaient décidé de le suivre, ils devaient alors être assidus (« pas question […] que chacun fasse comme bon lui semble et vienne au séminaire ou pas selon sa fantaisie » (p. 180)) même en l’absence de contrôle.
D’une manière générale, Heidegger invite ses auditeurs à penser à partir des choses mêmes, et donc à « désapprendre » ce qu’ils savent déjà. Cela signifie concrètement, en « histoire de la philosophie », donner la parole aux textes et y faire constamment retour. Mais un texte ne parle pas de lui-même, il faut avoir des yeux pour voir ce dont il y est question. Les yeux, dit Heidegger quelque part, c’est Husserl qui me les a implantés. Ces yeux, c’est en l’occurrence, une méthode, et cette méthode, c’est la phénoménologie. Mais la méthode ne suffit pas, il faut aussi une idée, une pensée. Cette idée c’est la pensée de l’être, la pensée de l’histoire de l’être. Avec Heidegger, grâce à cette méthode et à cette idée, nous avons affaire à une lecture renouvelée de l’histoire de la philosophie, et de la pensée occidentale en général.

Heidegger dans ses séminaires encourage les étudiants à intervenir, et à ne pas craindre de poser des questions apparemment « triviales », mais qui vont parfois plus loin, que d’autres apparemment plus profondes et plus « savantes ». Il les invite au dialogue qui, comme il le dit lui-même, « rassérène et dispose à la méditation en commun. Celle-ci n’accuse pas les oppositions, pas plus qu’elle ne tolère les approbations accommodantes. La pensée dans ce dialogue demeure exposée au vent de la chose. » C’est bien cela en effet dont il s’agit avant tout : rester exposer au « vent de la chose », manière de dire que ce qu’il y a à penser (das zu Denkende) doit toujours avoir le premier et le dernier mot.
Quelle est la particularité de la traduction de Heidegger, que vous pratiquez depuis 23 ans ?
Traduire Heidegger est un exercice ardu et périlleux. Il y a bien sûr les problèmes que pose toute traduction, mais aussi ceux spécifiques que soulève la traduction de Heidegger lui-même. Heidegger fait en effet un usage particulier du langage, il a recours à des tournures ou des expressions que l’on ne peut bien souvent que difficilement rendre en français. Pour comprendre son rapport singulier au langage, il faut se souvenir que pour lui la langue est la « maison de l’être », l’être s’est déposé dans les mots, mais ceux-ci ne nous parlent plus, il faut donc commencer par donner ou redonner la parole à la langue c’est-à-dire faire parler les mots. C’est ce à quoi Heidegger s’emploie dans ses textes, et notamment dans ses traités dits « historiaux ». C’est aussi le sens de cette question qui ouvre son « poème » Sprache (Langue) (1972) : « Quand les mots se feront-ils de nouveau parole ? (Wann werden Wörter wieder Wort ?) »
Pour ce qui me concerne, j’ai toujours cherché à rendre le texte heideggerien le plus lisible possible, en évitant les constructions abscondes, les termes obscurs ou jargonnants qui empêchent d’avoir accès à la pensée heideggerienne elle-même, lumineuse quant au fond. Traduire Heidegger, c’est à ce point de vue arriver à faire parler sa langue dans une autre langue que la sienne, c’est donc chercher la formulation qui soit la plus parlante, la plus intelligible et la plus claire possible. Mais la langue que parle Heidegger est elle-même une traduction, traduction de la parole de l’être, parole qui ne parle aucune langue en particulier, et qui parle en même temps à tous, et que Heidegger cherche à nous faire entendre dans sa propre langue. Cela veut dire concrètement qu’il n’y a pas d’intraduisible, mais qu’il n’y a pas non plus de traduction « juste », définitive, que la traduction est une entreprise forcément inachevée, une tâche infinie. Mais s’il n’y a donc pas de traduction idéale, il peut néanmoins y avoir un idéal de la traduction, celui-là même, par exemple, dont parle F. Fédier dans sa préface à sa traduction des Réflexions II-VI, en écho au texte fameux de Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » : Traduire, c’est « trouver les moyens, présents dans notre langue mais non encore véritablement reconnus, qui puissent l’amener à accueillir une pensée qui dans sa propre langue s’aventure à la découverte de ce qui jusqu’ici n’a jamais été que pressenti » (Réflexions II-VI, Gallimard, 2014, p. 14).
Si je cherche donc à rendre le texte heideggerien le plus lisible et le plus intelligible possible pour le lecteur français, je me suis attaché en même temps à lui être le plus fidèle possible, c’est-à-dire à le suivre d’aussi « près » que possible, ce qui veut dire conserver les mêmes mots pour rendre les mêmes termes essentiels d’un bout à l’autre d’un même ouvrage, voire de différents ouvrages. Je ne cherche pas pour autant à fixer un vocabulaire, et ce n’est d’ailleurs pas forcément souhaitable, même si, à ce que je sais, Heidegger aurait émis le vœu que les termes principaux de sa pensée soient traduits de la même manière par tous les traducteurs. Force est de constater que, comme pour tous les grands textes, autant de traducteurs, autant de traductions, ce qui est au fond heureux, chacun ayant une totale liberté dans le plus grand respect du texte. C’est d’ailleurs le principe qui guide l’entreprise de traduction de la Gesamtausgabe telle que l’avait conçue, me semble-t-il, F. Fédier.
Au niveau des dates de son écriture, ce volume encadre donc la rédaction du traité Méditation que vous avez aussi brillamment traduit (Bibliothèque de Philosophie, Gallimard, 2019). Où en est, à la fin des années 30 et au début des années 40, le cheminement de la pensée de Heidegger qui a effectué le fameux Tournant (Kehre) ?
Le premier séminaire Positions métaphysiques fondamentales de la pensée occidentale (et donc aussi le second) est postérieur au tournant, celui-ci y est d’ailleurs évoqué explicitement à la p.28 en ces termes : « Le tournant : ce qui est visé par-là, c’est le fait que ce qui se déploie dans l’ajointement en tant que tel n’est pas simplement une superposition de strates empilées les unes sur les autres, mais se détermine l’un l’autre dans un rapport mutuel, et qu’un
tournant (un retournement du rapport) déploie essentiellement son essence dans l’entièreté de cet ajointement ». Le tournant correspond à ce retournement par lequel « la pensée issue de Être et Temps insiste désormais plus sur l’ouverture même de l’être que sur l’ouverture du Dasein face à l’ouverture de l’être. » (« Séminaire du Thor 1969 », Questions III et IV, Gallimard, Tel, 1990, p. 433-434). Mais l’élément qui situe le mieux les séminaires publiés aujourd’hui dans le chemin de pensée de Heidegger est leur problématique même. Ainsi le premier séminaire explore les présupposés de l’histoire de la philosophie occidentale depuis son point de départ métaphysique. Heidegger passe en revue ce qu’il appelle à chaque fois la position métaphysique fondamentale (c’est-à-dire la « thèse sur l’être ») de Platon, Descartes, Leibniz, Kant et de l’idéalisme l’allemand (Fichte, Schelling). Chacun de ces penseurs détermine l’être d’une façon qui lui est propre, mais tous ont ceci de particulier qu’ils mettent à chaque fois l’être (ou plutôt l’étantité) en rapport avec la pensée. Toute l’histoire de la métaphysique peut être placée à ce point de vue sous le titre : « être et pensée », l’être reste compris comme un produit ou comme un « fabricat » de la pensée. Cette histoire se confond en définitive avec celle de l’idéalisme et du platonisme. Or en faisant ainsi dépendre l’être de la pensée et de la représentation, la métaphysique occulte la vérité de l’être, elle manque l’entrée en présence, la vérité de l’être dans sa différence d’avec l’étant. Son histoire s’identifie ainsi à celle de l’oubli, lui-même oublié, de l’être et de sa vérité, c’est une histoire dans laquelle l’être est compté en définitive pour « rien » (nihil), elle est le lieu de ce qu’il faut bien appeler le « nihilisme ». Schelling, sur lequel Heidegger s’attarde à la fin de ce texte, n’échappe pas lui non plus, en dépit de sa philosophie positive qui tente d’accéder à l’étant lui-même sans passer par le filtre de la pensée, à cette histoire dans laquelle l’être, ce qui est à penser, demeure à jamais manquant. Ce résumé à grands traits montre bien que la problématique est ici historique ou plutôt historiale et non pas « existentiale », elle relève de l’histoire de l’être et non plus de l’ontologie fondamentale. Il s’agit donc ici de se mettre à l’écoute de l’être et plus seulement d’exister « authentiquement » et « à proprement parler », même si les deux choses sont au fond liées. Pour dire les choses autrement, le tenant de la question, dans ses séminaires, est l’être ou plutôt l’Être et sa vérité, ce n’est pas seulement le Dasein, l’être-là et son essence, même s’il y est aussi question de ce dernier.
Le début de la deuxième partie de l’ouvrage Pour s’exercer à la pensée philosophique – dont vous rendez un protocole dactylographié des treize heures de cours à la fin du livre – s’avère très étonnant puisqu’on y découvre un Heidegger tout à fait clair dans son propos, inhabituel et fort éloigné des clichés d’un penseur obscur ou rivé à une complexité souvent considérée comme repoussante. Quel pédagogue était-il ?
On peut ici évoquer le témoignage d’Hannah Arendt, qui dans Vies politiques, dit bien la véritable fascination qu’exerçait Heidegger sur ses auditeurs, et cela dès ses premières années d’enseignement à l’université de Fribourg, au début des années 1920, et l’aura qui l’entourait à l’époque. « Il y eût quelque chose d’extraordinaire dans cette première gloire…. Il n’existait rien sur quoi la renommée put s’appuyer, aucun écrit, sinon des notes de cours qui circulaient de main en main ; et les cours traitaient de textes universellement connus, ils ne contenaient aucune doctrine qu’on aurait pu rendre et transmettre. Il n’y avait là guère plus qu’un nom, mais le nom voyageait par toute l’Allemagne comme la nouvelle du roi secret ». Une des raisons essentielles du succès professoral de Heidegger tenait à sa manière d’aborder les problèmes et les œuvres philosophiques qui tranchait avec l’enseignement académique et scolaire de l’université. Il mettait en pratique, comme je l’ai dit, le précepte husserlien du « retour aux choses mêmes » dans l’enseignement de sa discipline. La nouvelle qui attirait les étudiants chez le Privatdozent de Fribourg disait : « La pensée est redevenue vivante, il y a quelqu’un qui fait parler les trésors du passé qu’on croyait morts et voici qu’ils proposent des choses tout autres que ce qu’on croyait tout en s’en méfiant. Il y a un maître ; on peut peut-être réapprendre à penser ». Les doctrines philosophiques, réduites bien souvent à de simples philosophèmes, retrouvaient avec Heidegger leur actualité, elles ne relèvent plus simplement de l’histoire des idées, mais sont des réponses à une seule et même question : « qu’est-ce que l’être ? », « que veut dire être ? ». C’est aussi pourquoi tous les penseurs disent au fond le même.
Il est banal de dire que Heidegger, qui ne séparait pas l’enseignement de ses propres recherches, a été un immense pédagogue. Nous sommes tous, comme il le dit dans Pour s’exercer à la pensée philosophique, des débutants, des « commençants » « parce que nous sommes de ceux qui ont affaire au commencement » (p. 272). Dans ses cours comme dans ses textes, il prend les choses à la racine, ne présuppose rien, et s’adresse donc au fond à tout un chacun dès lors qu’on veut bien l’entendre. (Comment ne pas songer ici à Nietzsche et à son Zarathoustra : « Un livre pour tous et pour personne » ?). Dans le séminaire dont vous parlez, il y a une anecdote qui me semble à cet égard révélatrice : Heidegger raconte qu’il vient de recevoir la lettre d’un étudiant qui avait suivi ses cours il y a une dizaine d’années, et dit à propos de cet étudiant : « Je ne le connaissais pas du tout. Lui-même avait alors songé à abandonner, ainsi qu’il me l’écrit maintenant ; il ne comprenait rien et se demandait vainement à quoi bon réfléchir à toutes ces choses. C’est maintenant qu’il aurait soudain compris ce que je voulais faire à cette époque et les questions que je posais. » (p. 272) Cela nous montre que nous ne sommes pas à l’origine de nos pensées, et que ce sont elles qui « viennent à nous ». Mais elles ne peuvent venir à nous que si nous sommes prêts à les accueillir, que si nous y sommes préparés, préparation à laquelle s’emploient justement ces séminaires.
On suit grâce à vous un Heidegger au travail, dans la plus grande réalité concrète de la notation, de la préparation de cours. Sur la forme, il établit des plans, des axes mais on voit bien que sa pensée fuse et que l’on est parfois proche d’aphorismes purs, dans la lignée des Cahiers noirs. Heidegger aborde l’abyssal, le dernier dieu, l’avènement au propre (Ereignis), la vérité et bien sûr l’être. Il écrit : « La question en direction de l’être lui-même – si c’est bien à partir de lui qu’elle est posée, cette question est celle qui fonde tout, c’est la question fondamentale. » Peut-on considérer que nous sommes au cœur de sa pensée dans ces textes, et serait-ce pour cette raison que la présentation indique « séminaires » entre guillemets ?
Avec ces textes, nous sommes en effet à chaque fois au cœur de la pensée heideggérienne, c’est-à-dire que ces textes sont toujours orientés uniquement en direction de ce qu’il y a à penser, à savoir la vérité de l’être lui-même, ce que Heidegger nomme aussi l’Ereignis, l’avènement au propre. Il s’agit d’un chemin ou d’un cheminement que Heidegger nous invite à accomplir ou à réaccomplir à sa suite. Une remarque concernant la forme même ce ses séminaires, et de la pensée heideggerienne en général. Ce sont des notes, des textes plus ou moins brefs, mais, puisque vous parlez d’« aphorisme », je ne dirais pas pour ma part que la pensée qui s’y déploie serait aphoristique. J’en veux pour preuve cette notation de Heidegger à propos de la forme même de son traité Méditation : « Pas de système, pas de doctrine, pas d’aphorismes, mais une série de petits et de grands sauts du questionnement dans la préparation à l’avènement de l’Être à son propre. Les « répétitions » sont inévitables puisqu’à chaque fois, c’est le tout qu’il s’agit de dire. En vérité il ne s’agit, le plus souvent, que de courir après <ce qu’il s’agit de penser> avec beaucoup de réserves et d’hésitations, et ce n’est que rarement qu’une parole est procurée à ce qui cherche à se dire » (Méditation, Gallimard, 2019, p. 424). Je renvoie aussi à cette notation que l’on trouve en ouverture des « Réflexions X», (Réflexions VII-XI, Gallimard, 2018, p. 281): « Les réflexions qui suivent et toutes celles qui précèdent ne sont pas des « aphorismes » qui délivreraient autant de « préceptes pour la vie », mais des avant postes inapparents – et des bases arrière dans une tentative tout entière consacrée à une méditation à laquelle manquent encore les mots pour conquérir un chemin ouvrant sur ce questionnement à nouveau inaugural que, à la différence de la pensée métaphysique, se nomme la pensée de l’histoire de l’Être ; car ce qui importe ici de manière décisive, ce n’est pas ce qui s’y trouve représenté et rassemblé en quelque échafaudage de représentations, mais bien seulement la tournure du questionnement, et avant tout que ce questionnement s’enquière de l’être ».

La pensée heideggerienne est un « dire de l’être », mais ce dire est tout à fait particulier. Cette pensée se présente elle-même, dans les Apports à la philosophie, comme une « sigétique » (Apports à la philosophie, Gallimard, 2013, p. 103), c’est-à-dire comme une pensée qui paradoxalement cherche non pas à proprement parler à « dire », mais à « taire » l’être, à faire silence à son propos. Il ne faut pas non plus forcer le trait, car cette « sigétique » n’est que transitoire, le silence qu’elle s’impose lui est imposé par cela même qui est à dire, qui se refuse ou se reprend au moment où il est dit. Au fond, dire ici, c’est toujours déjà trop dire. C’est pour une raison semblable que Heidegger, dans certains textes, en vient à biffer l’Être, à l’écrire en le raturant (Cf. « Contribution à la question de l’être » (1956), Questions I et II, Gallimard, Tel, 1990, p. 232). Nous sommes en tout cas ici aux antipodes de Wittgenstein et de ce qu’on appelle la « philosophie analytique ». Pour Wittgenstein, ce dont on ne peut parler, il faut le taire, pour Heidegger, ce qu’il faut taire, c’est précisément ce dont il faut parler en le taisant.
De manière générale, ces notes de séminaire ne sont ni des aphorismes ni les éléments épars d’un système à venir, mais plutôt des « jalons » sur un chemin de pensée, des percées vers ce qui demande à être pensé, des tentatives, sans cesse renouvelées pour dire le même et qui parfois tournent court et obligent à rebrousser chemin. Pourquoi des guillemets : parce que ces « séminaires » ne sont pas réductibles à leur forme académique, à leur apparence universitaire. Il faut prendre ici le mot « séminaire » en son sens propre, celui que mentionne par exemple Heidegger en conclusion d’un séminaire de 1957 « La constitution onto-théo-logique de la métaphysique » : « Un séminaire, dit-il, est ce que le mot indique : un lieu et une occasion de jeter ici et là une semence, un germe de méditation qui peut un jour à sa manière s’ouvrir et fructifier. » (« La constitution onto-théo-logique de la métaphysique », Questions I et II, p. 308). Nous avons une trace de ce que peut être un « germe de méditation » dans le protocole d’un séminaire que Heidegger a tenu au Thor en Provence en 1968. Le rédacteur de ce protocole évoque le « silence » créé « par le vent de la spéculation » à la fin de la séance, consacrée en l’occurrence à la question de l’absolu chez Hegel et de sa saisie par la raison (cf. « Séminaire du Thor 1968 », Questions III et IV, p. 414).
L’avertissement au lecteur donne une grande part à l’explication de votre choix de traduction pour le mot insigne de l’œuvre de Heidegger : Dasein. Il n’y a singulièrement pas de consensus dans la longue histoire de la version française de ce mot. Pourquoi avoir opté pour « être-là » alors que Dasein non-traduit semble souvent une porte d’entrée acceptée par le lecteur français ?
Vous avez raison, Dasein est en effet une porte d’entrée aujourd’hui assez largement acceptée de l’œuvre de Heidegger, mais que veut dire au fond pour un lecteur français Dasein ? C’est comme l’Aufhebung hégélienne, qu’il faut bien se résoudre là aussi à (mal) traduire dans notre langue. J’ai souvent discuté de cette question avec F. Fédier, qui a choisi de traduire Dasein par être-le-là. Mais en français, être-le-là n’est pas très parlant. On a du mal à nominaliser l’adverbe, même si on peut dire le pourquoi ou le comment. Mais on dira difficilement le ici, le près, le loin, le vite, etc. J’aurais pu laisser le terme allemand, mais j’ai pris ici le parti de le traduire, de le faire passer en français d’autant que Dasein n’est pas une création heideggerienne mais un terme courant de la langue philosophique allemande. Lorsque Kant intitule un de ses essais « Der einzig mögliche Beweisgrund zu einer Demonstration des Daseins Gottes (L’Unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu) » (1763), il emploie le mot Dasein en un sens que le locuteur allemand comprend sans difficultés. Chacun entend ce que signifient les preuves de l’existence de Dieu. Certes Heidegger ne parle pas d’existence en ce sens-là, mais en français « être-là » peut aussi signifier autre chose qu’exister effectivement, réellement et pas seulement en « idée ». Reprendre cette traduction ancienne m’a paru d’autant plus pertinent qu’il est question dans le texte du premier séminaire de la « là-ité (Da-heit) » du Là : « Zeitlichkeit und ihre Temporalität als Anzeige der Da-heit des Da : l’être-temporel et sa temporalité en tant qu’index de la Là-ité du Là » (p. 64). Heidegger insiste donc sur le Là, et en effet être-là ne veut pas dire : être ici ou là, mais « être ouvert à », et précisément être ouvert à l’être, l’être que j’ai à être, ou à l’être de tout ce qui, à l’être lui-même.
La difficulté qu’il y a à bien entendre ce que veut dire Dasein se double ici d’une autre car, ainsi que je le souligne dans l’avertissement, Heidegger emploie aussi et parallèlement la forme « accentuée » : Da-sein que je traduis cette fois par être-Là. La majusculation du « Là » veut exprimer la « priorité » de l’Être sur l’homme lui-même. L’être-Là n’exprime pas seulement l’ouverture de l’homme à l’être, mais l’ouverture de l’homme à une ouverture plus fondamentale encore, qui est celle de l’être, ou plutôt de l’Être (Seyn) lui-même. L’être humain, pensé comme être-Là, est en quelque manière « second » par rapport à l’Être puisque c’est bien l’Être qui appelle ou interpelle l’être-humain à le soutenir, et à soutenir le Là qu’il est, mais en même temps il faut admettre que cet appel de l’Être resterait vain si l’être humain demeurait sourd à la voix de l’Être et à la parole qu’il lui adresse. Nous nous situons donc ici en définitive dans un entre-deux, celui qui relie l’homme et l’Être pris tous deux dans un « jeu de renvois » où l’Être a sans doute le premier et même le dernier mot, mais où l’homme prend également part de façon déterminante car même s’il est vrai que l’homme n’est pas sans l’Être, l’Être n’est pas non plus sans l’homme. C’est pourquoi Heidegger en vient à penser une finitude de l’Être, ainsi qu’il est rappelé en conclusion du protocole du troisième et dernier séminaire du Thor de 1969 : « Si l’être est ainsi en besoin de l’homme pour être, il faut en présumer, lisons-nous, une finitude de l’être ; que l’être ne soit donc pas absolutisé à part soi, c’est l’antithèse la plus aiguë par rapport à Hegel. Car si Hegel dit bien que l’absolu n’est pas « sans nous », il ne le dit qu’en écho au « Dieu a besoin des hommes » chrétien. Pour la pensée de Heidegger au contraire, l’être n’est pas sans sa relation au Dasein. Rien n’est plus loin de Hegel et de tout idéalisme. » (« Séminaire du Thor 1969 » Questions III et IV, p. 458).
Cela dit certains, dont Jean Beaufret, comme je le signale aussi dans l’avertissement, tiennent Dasein pour intraduisible, à l’image du logos grec ou du Tao chinois. Je n’ai pas de doctrine arrêtée là-dessus, je ne l’avais pas traduit jusqu’à présent, et il y a des cas où en effet il est sans doute plus simple de le laisser tel quel.
Heidegger, en décrivant ses positions fondamentales et son histoire, ne cesse d’appeler à un surmontement de la métaphysique elle-même, c’est à dire de l’ensemble de l’histoire de la philosophie européenne : « Le monde disparaît au profit d’un champ d’objets de la mise en ordre calculante. La démondification d’un monde à peine fondé; à peine fondé parce que la métaphysique a aussitôt effacé la première trace du monde. » La pensée de Heidegger est-elle in fine une eschatologie ou l’annonce que le phénomène du monde a été sauté, qu’il n’a tout simplement pas encore eu lieu, comme dans la formule de Rimbaud « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde » ?
C’est exactement cela. En un sens pour Heidegger nous n’habitons pas encore le monde ou ne l’habitons plus, si tant est que nous l’ayons jamais habité un jour. Encore faut-il savoir ce qu’il faut entendre ici par « monde ». Il ne s’agit manifestement pas, dans le passage que vous citez, du monde dont il est question dans Être et temps, il ne s’agit pas du monde de l’être-au-monde. Comment l’entendre alors ? Heidegger nous donne une indication dans une des notes rassemblées sous le titre « Dépassement de la métaphysique » : « Le « monde », vu sous l’angle de l’histoire de l’Être […] désigne la présence non objective de la vérité de l’Être pour l’homme, pour autant que l’homme est, dans son être même, transproprié à l’Être. A l’époque où la puissance est seule à être puissante, c’est-à-dire où l’étant, sans retenue ni réserve, fait pression pour être consommé dans l’usure, le monde est devenu non-monde (Unwelt : im-monde), dans la mesure même où l’être est bien présent, mais sans puissance propre. L’étant est réel en tant qu’effectif. L’action opérante est partout, nulle part le monde se constituant en monde (Welten der Welt), et pourtant l’être est encore là, bien qu’oublié » (« Dépassement de la métaphysique », note XXVI (1951), Essais et conférences, Gallimard, 1973, p. 106-107). Le monde est passé outre, la vraie vie est absente, si l’on veut, mais elle est absente parce que l’être est absent, et cette absence de l’être elle-même, ou cet oubli de l’être, n’est pas la conséquence, à son tour, d’une quelconque négligence humaine, elle a une origine « ontologique ». L’absence, ou le retrait de l’être est l’essentiel où s’abrite l’être. Pas de déploration, ni de nostalgie ici, mais un regard jeté sur ce qui est. En décrivant l’absence de l’être, le devenir non-monde du monde, ou l’« immondation » du monde, Heidegger prépare ce qu’il appelle l’autre commencement, c’est-à-dire non pas l’instauration d’un nouveau monde, ni bien sûr le renouveau d’un ancien monde, mais la mondification ou la mondation d’un monde que les hommes pourront habiter. « Ce sont les hommes comme mortels qui tout d’abord obtiennent le monde comme monde en y habitant. » (« La chose » (1950), Essais et conférences, p. 218).
Dans un au-delà des polémiques qui l’entourent, Heidegger reste foncièrement le premier à dévoiler, à penser et à formuler l’ampleur gigantesque de la Technique et de la dévastation qui l’accompagne. Est-il selon vous réellement considéré à sa juste place aujourd’hui dans l’histoire de la philosophie ?
Heidegger me paraît être un des seuls à avoir pris la véritable mesure de ce phénomène planétaire. Son approche est cependant bien souvent mal comprise, puisqu’on a tendance à y voir une condamnation sans appel du monde moderne équivalente à un rejet pur et simple de la technique. Cette façon de voir repose en réalité sur un malentendu tenace que Heidegger lui-même n’a cessé de dénoncer à défaut de pouvoir le dissiper. Son propos n’est pas dirigé contre la technique et ne prône pas davantage un quelconque retour à l’âge de pierre, ce qui serait ridicule, mais tente plus fondamentalement de saisir là encore ce qui est. Heidegger aborde la technique en « phénoménologue » en la mettant en perspective dans le cadre de l’histoire de l’être. L’essence de la technique, commence-t-il pas dire, n’est rien de technique, elle ne se résume pas à l’ensemble des dispositifs techniques, et ce n’est pas à partir de ces dispositifs que nous pourrons comprendre ce qui se joue ici. L’analyse heideggerienne n’est pas technologique, mais « métaphysique ». La technique correspond à un mode d’être et désigne le rapport particulier que l’homme moderne entretient avec le monde en général. L’homme moderne ne laisse pas la nature à elle-même, mais l’exploite ou l’arraisonne, la met en demeure. On connaît l’exemple de la centrale électrique sur le Rhin qui met en demeure le fleuve de livrer sa pression hydraulique laquelle met en demeure les turbines de tourner lesquelles mettent en demeure le courant de circuler. On peut interpréter de la même manière toutes les productions de la technique dans tous les secteurs d’activité, et la science elle-même, comme théorie du réel, relève de la technique. Cette mise en demeure voulue et organisée de toutes les régions de l’étant constitue le ressort et l’essence de l’activité technique. Heidegger caractérise l’essence de l’exploitation technique du monde à l’aide d’un mot qu’il emprunte à la langue courante, celui de Gestell, auquel il donne une signification inédite, celle d’Arraisonnement. La technique ainsi comprise a non seulement une dimension métaphysique, comme je l’ai dit, mais elle s’inscrit aussi et plus fondamentalement dans l’histoire de la métaphysique elle-même. Elle représente l’époque terminale de l’histoire de l’être, celle dans laquelle l’être est précisément tenu pour rien, ce qui correspond à ce que Heidegger appelle aussi « le nihilisme proprement dit » (Nietzsche II, Gallimard, 1971, p. 275). La question du « dépassement » de la technique, d’un au-delà ou d’un « après » la technique, laquelle en tant que Gestell est aussi die Gefahr, « le » danger ou le péril, cette question va de pair à ce point de vue avec celle du « dépassement de la métaphysique ». Heidegger cite souvent, dans ses analyses sur la technique, ce vers tiré de l’hymne « Patmos » de Hölderlin : « Mais là où est le danger, croît aussi ce qui sauve ». « Si l’essence de la technique, commente-t-il, l’Arraisonnement, est le péril suprême et si en même temps Hölderlin dit vrai, alors…il faut que ce soit justement l’essence de la technique qui abrite en elle la croissance de ce qui sauve » (« La question de la technique », Essais et conférences, p. 38).
C’est pourquoi Heidegger présente quelquefois le Gestell, l’Arraisonnement, comme une tête de Janus qui peut être considérée d’un côté « comme une continuation de la volonté de puissance et du même coup comme une figure tout-à-fait extérieure de l’être » et d’un autre côté « comme une préfiguration de l’avènement (Ereignis) lui-même » (cf. « Protocole d’un séminaire sur la conférence Temps et Être » (1962), Questions III et IV, p. 264). Le Gestell est le « négatif photographique » de l’Ereignis. Qu’y a-t-il après la technique ? Heidegger ne répond pas à cette question et ne la pose même pas. Il « prépare » tout au plus cet « après » à travers la préparation de l’autre commencement. Il semble néanmoins certain à ses yeux que le dépassement de la technique ne peut pas être d’ordre technique. Les dispositions prises pour tenter de se rendre maître de la technique, c’est-à-dire aussi pour contrer ses excès ne sont au bout du compte que des moyens pour permettre à l’activité technique de se perpétuer. Le dépassement technique de la technique n’est à ce point de vue qu’une confirmation de la technique elle-même. Dans cette période d’entre-deux ou de transition, Heidegger suggère néanmoins de modifier notre rapport au monde technique lui-même. Au lieu d’être fascinés et accaparés par les objets techniques, il est possible, tout en nous en continuant à les utiliser, nous dit-il, de les garder à distance de notre être. « Nous pouvons dire « oui » à l’emploi inévitable des objets techniques, mais en même temps « non », en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller et finalement vider notre être » (« Sérénité » (1959), Questions III et IV, p. 145). Cette attitude qui consiste à dire oui et non aux objets du monde technique est ce que Heidegger désigne sous le nom de Gelassenheit, sérénité, égalité d’âme en présence des choses.
Martin Heidegger, 1. Les positions métaphysiques fondamentales de la pensée occidentale. 2. Pour s’exercer à la pensée philosophique, trad. de l’allemand par Alain Boutot, Gallimard, « Bibliothèque de Philosophie », octobre 2024. 372 p., 35 € — Lire un extrait