Koenig déserte la Légion étrangère. Débarqué à Toulon, il traverse la France jusqu’au bocage normand. Sensible aux variations de couleurs, il a le regard d’un peintre : « Le règne vert éclatait, avec une fraîcheur, une franchise d’attaque qu’il ne soupçonnait pas à ces coloris de verdure » ; « Les yeux, s’ils l’avaient pu, se seraient écrié : du vert, du vert ! encore du vert ! Et du plus éclatant ! Herbe, gazon, pelouse, le mot juste fuyait de cette couleur vive, de soleil et de pluie ».
Une jeune femme le surprend endormi dans la cour d’une ferme. Magda lui propose de l’héberger dans la maison que lui a laissé son amie Tilda, une ancienne collectionneuse d’art surnommée Misty ou Lady Brown. Koenig est pris de fascination pour le tableau d’un peintre polonais, Dikoblatch. Non loin, une stèle fait état d’un « bataillon perdu » dans cet îlot de verdure lors de la dernière guerre. Chargé par Tilda de retrouver les peintres dont elle fut la mécène et qu’elle avait installés en Normandie, il retrouve leur trace dans un village abandonné, embarque dans un étrange batelet, et dans l’aventure. C’est sur une île cachée qu’il arrive : il se joint tout naturellement à la communauté des peintres. Il écoute leur histoire et apprend les mystères de l’île, « une Thulé normande ». Et le légionnaire se lance lui aussi dans la peinture, pris par la nécessité de restituer sa vision singulière.
L’écriture, essentiellement descriptive, souvent imagée, parfois synesthésique, coïncide avec la narration optique d’une histoire visuelle, celle de peintres paysagistes ou visionnaires aux penchants expressionnistes. Aquarelle, encre, huile, acrylique : tout est bon pour tenter de restituer la sauvagerie du bocage et les mouvements de l’eau. Les cinq peintres et les deux sculpteurs présents sont redevenus sauvages, étymologiquement, à vivre dans l’espèce de jungle qui recouvre l’île, mais aussi littéralement, en quasi-autarcie, à l’écart de la civilisation, dans l’isolement insulaire, et métaphoriquement, dans leur frénésie d’artistes hallucinés, à la liberté inapprivoisée.
Les ruines d’un vidéoclub fournissent à leur inspiration les films d’exploitation horrifiques des années 1980, ancrant dans une culture contemporaine un roman qui penchait vers une certaine atemporalité d’après-guerre. Une reconstitution de la Maison jaune de Vincent van Gogh, un champ de blé sous le vent, achèvent de confirmer l’omniprésence du peintre postimpressionniste, l’influence constante de ses toiles et de ses lettres sur le roman. La bande dépenaillée se prend d’une « fraternité inhumaine » pour un géant qui les invite à une « Peinturade » sur son « royaume tellurique ». Hanté par le souvenir de Magda, drogué à son insu par ses camarades qui placent en lui leurs espoirs, Koenig perd pied peu à peu. Des toiles bitumeuses fantastiques naissent de ses doigts : « Hachée de cristaux, l’image grondait, vague de terre ou de ciel, crépuscule, cataclysme ». Et il se perd dans la quête balzacienne du « chef-d’œuvre inconnu », fatalement vouée à l’échec.
Nicolas Rozier est d’abord un peintre. L’Île batailleuse porte en couverture une de ses acryliques, Atelier 1, qui rappelle par ses aplats de couleur verte les tableaux abstraits de Gerhard Richter. Mais l’essentiel de son œuvre peint rappelle surtout Roberto Matta, avec son espace esquissé et ses formes aiguës, frémissantes et hermétiques, l’art de Rozier étant plus abstrait que celui du maître surréaliste chilien, et ses coloris plus nuancés.
Avec L’Île batailleuse, l’auteur conte l’odyssée d’un groupe d’artistes comme relâchés dans la nature, livrés à leur seule pulsion créatrice, dans un décor de forêt, de boue et de ferraille. Comme l’équipage d’Ulysse, ils tombent de Charybde en Scylla, fuyant une mécène pour tomber dans les bras d’un esthète qui les protège de l’ennui pour mieux les exploiter. Mais c’est sans compter sur la solidarité des artistes, qui offre pour bouquet final une majestueuse exposition dans un cinéma en déshérence. Hommage d’un peintre à ses confrères et consœurs, ce roman crée un monde où, en définitive et absolument, tout revient à l’art.
Nicolas Rozier, L’Île batailleuse, éditions Incursion, octobre 2021, 244 p., 18 €