Son aventure et son omniprésence médiatique remplissent le bruit de fond d’une société qui attend sagement de rejoindre les terrasses ensoleillées. Ses tweets semblent constituer le scintillement suprême de la modernité et de la réussite. Pourtant, dès qu’on met en mouvement une pensée, la fascination spectaculaire pour Thomas Pesquet tombe.
Avec son deuxième séjour de six mois dans l’espace, il change les idées de la pauvre population française pseudo-confinée. Le saut vers les étoiles ? L’ultime frontière et le rêve standard à l’horizon des regards des enfants et de leurs parents depuis que les Star Trek et Wars se sont imposés sur les écrans. Tous les éléments d’une belle histoire accolée au bon sentiment général sont réunis chez Pesquet qui a été choisi parmi des milliers de candidats pour le voyage extraordinaire et s’il y retourne, c’est bien qu’il a quelque talent, non ? Bien sûr. Mais il incarne surtout le modèle parfait de l’organisation de notre société, il est le héros qui met en sécurité l’homme dans son existence concrète bordée par la rationalité scientiste et technique toute-puissante. Le gendre idéal total. Avant, il était même pilote de ligne ! Vous pouvez imaginer la qualité de sa présentation au repas du dimanche dans la belle-famille…
L’envoyer dans l’espace tous ensemble en l’encourageant et en le félicitant, c’est projeter notre modèle présent dans ce que nous croyons être notre avenir. Pourtant qui peut prétendre, même avec les éléments les plus factuels de la prédiction scientifique, que la conquête du ciel au-delà de la couche d’ozone apportera le moindre évènement à l’humanité ? Ne porte-t-elle pas plutôt un projet totalement dépassé par la criante urgence climatique du bas-monde ? Et si d’ailleurs nous n’étions jamais allés que dans une représentation construite de l’espace, dans un cadre totalement vide qui ne renverrait strictement aucune perspective sur notre destin humain ? Ne faudrait-il pas continuer à nous questionner sur le sens de notre position dans l’univers au lieu de vouloir l’investir pour illusoirement tenter de s’en rendre maître ? C’est là qu’il faut sortir Heidegger de sa poche, au risque que beaucoup s’enfuient. Pourtant le voilà dans Méditation, paru il y a un an et demi chez Gallimard.
« Partout où l’on prétend que tout est possible et réalisable, partout où l’on dispose par conséquent d’une explication toute prête pour quoi que ce soit, le pourquoi a définitivement donné congé à son essence, c’est-à-dire à ce qui consacre, dans sa dignité de question, la chose la plus digne de question qui soit. Au « pourquoi » et au questionnement essentiel se substitue une « croyance » aveugle, celle de posséder par avance et « intégralement » toutes les réponses, une croyance à la rationalité pure et simple, et à la possibilité, pour l’homme, d’en être absolument maître. Mais se réclamer rationnellement de l’étant, lui-même pensé et poursuivi rationnellement, c’est devenir foncièrement étranger à l’Être — c’est la fin de l’homme complètement hominisé. » Pesquet signifierait la fin de l’homme ? Vous êtes cinglé, c’est tout l’inverse ! Et notre Projet pour l’humanité ? On préférera certainement Edgar Poe, plus convenable. Dans Colloque entre Monos et Una, c’est en effet le même constat d’un étonnant oubli de l’être au moment de s’acoquiner scientifiquement avec les étoiles. « Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir. »

Terre à terre ou terre à ciel, revenons à Pesquet. Si on ne sait pas vraiment s’il possède un accès à l’être heideggerien (ce qui n’est en rien obligatoire, hein), que fait-il donc de son temps ? Sur LCI, qui vient de voir partir un journaliste phare vers la constellation du Rassemblement National sans que cela n’ait le moindre rapport, on apprend le contenu de l’agenda du bonhomme. Trente pour cent sont consacrés à ouvrir des cases pour suivre des expériences scientifiques. L’espace étant ainsi considéré comme un vulgaire laboratoire. Avant d’en voir l’utilité dans une multinationale ou un objet que le commun des mortels ne pourra s’offrir mais qu’il devra désirer, ces protocoles restent dans le vague de l’apesanteur. Trente autres pour cent sont employés à faire tourner les machines qui soutiennent les recherches en question autant que les corps des autres astronautes de la station. Il faut la réparer, la rafistoler, bosser pour prévoir le danger des débris qui peuvent frapper à tout instant. D’ailleurs, il y a peu, notre astronaute rassurait ses followers : s’il a dû enfiler à toute blinde combinaison, casque et visière de crainte qu’un boulon détaché d’un des nombreux satellites-poubelle qui tournent littéralement en boucle autour de la terre ou qu’une boulette extraterrestre lancée par un alien moqueur n’ait endommagé la mince paroi qui le sépare du vide sidéral, ce n’était qu’une fausse alerte. Tout le monde respire derrière son téléphone. Parce qu’il faut absolument que l’histoire continue ! Allez, encore trente pour cent donnés à des conférences en direct vers des classes ou à des entretiens, histoire de voir que la description même de son schedule spatial suit une ligne de chiffres où tout est calibré, quadrillé, pesé comme il se doit dans une société rangée et il est temps de poser ma très simple question : Pesquet utilise-t-il les dix derniers pour cent de son temps pour penser ? On ne le saura jamais. Pour moi, je crois qu’à l’image de la planète il s’ennuie profondément. Et qu’il ne l’a jamais quittée.
