« J’ai épinglé la carte — une carte en papier »
Quatorze lignes de mire (le titre original du livre, Sightlines), 14 récits au plus près de soi comme de la nature, tel est le Tour d’horizon que propose Kathleen Jamie, répondant au double programme des nouveaux récits écopoétiques : une manière renouvelée, ouverte, curieuse, patiente, d’observer le monde (ce qu’Anna Tsing nomme art of noticing), depuis l’apparent détail qui contient un univers ; un nouvel art du dialogue et de la conversation.
Regardant une colonie de fous de Bassan, les choucas de la ville « venus en bande », un papillon, les icebergs, des squelettes de baleines, la lune et ces « siècles de flâneurs et d’amants séparés, contemplant la pleine lune, avant l’aviation, les satellites, les SMS », Kathleen Jamie varie ses approches de la biosphère, passant de l’humain au non humain sans jamais franchir de frontières — « nous ne sommes pas faits de glace ou de pierre, nous sommes des animaux ». Que ce monde qui l’englobe plus qu’il ne l’entoure soit naturel ou muséifié (les squelettes de baleines sont exposés au Museum d’histoire naturelle de Bergen), toujours il s’agit de noter depuis une palette de sensations, d’inventorier le monde sans le figer, d’en proposer une cartographie en quatorze stations elles-mêmes déployées (« Trois manières d’aborder Saint-Kilda »), de ré-enchanter le lieu par une prose vibrante sous une apparente banalité, jouant de substantifs en eux-mêmes chargés de sens (toundra, cleits, henge…) ou élémentaires (lumière, vent, mer, ciel, oiseau).
Le monde est tissus et matières, comme dans « Aurore boréale » qui ouvre le livre sur un « rivage de glace et d’os ». « Le haut de la plage est jonché de débris jaunes de colonnes vertébrales et de crânes de narvals et de phoques. Au bout de la plage, là où la végétation commence, il y a un moteur de hors-bord abandonné, dévoré par la rouille ». Là, quelques débris qui sont des archives de nos manières de l’habiter, des notations poétiques en apparence anodines qui disent nos impérialismes terrestres, l’abandon de nos machines, la pollution des lieux sauvages par cette carcasse de hors-bord, « dévoré par la rouille ». « Hors-bord », voilà ce que nous sommes, sans doute. La prose délicate et dense de Kathleen Jamie l’énonce en creux, sans jamais insister ou souligner. Elle observe, arpente et note, dans ce Tour d’horizon dont un lapsus calami m’avait d’abord fait faire un Tout d’horizon, lapsus appelé par le texte, soulignant sa manière : dire une totalité depuis ce qui semble en marge, se rapprocher de choses vues qui, comme la ligne d’horizon, demeurent têtues, profil lointain qui toujours s’éloigne quand on pensait le rejoindre. Pourtant c’est bien « loin derrière l’horizon » que l’auteure veut aller et « loin derrière l’horizon » qu’elle nous entraîne.
Le « je » de Kathleen Jamie est profondément situé dans ce texte, énoncé d’une identité mouvante dans des paysages qui ne sont jamais des vues. « Vue, le mot est trop faible, il ne rend pas justice à l’immensité du paysage, sa clarté lumineuse. J’aimerais arriver à comprendre l’endroit où je me trouve : un univers totalement inconnu, un monde de glace ». Il s’agit plutôt de comprendre et rendre justice dans et par cette prose poétique tissée d’inconnus et de perceptions rendues dans leur labilité et leur rythme propre, dans une langue qui épouse la biodiversité observée, les assomptions comme les destructions, les maillages comme les fils qui se perdent, ce qui naît comme ce qui meurt. La langue parvient à transmettre le « silence irradiant » et « minéral » des fjords, à dire la « glace » qui saisit Kathleen Jamie à la mort de sa mère, à saisir la ligne entre « les vivants et les morts », à dire la manière dont des terres mythiques, comme Saint-Kilda, se sont « fracassées contre le monde moderne », elle sait abolir horizons et frontières, « les membranes entre organique et minéral, entre grotte et animal sont dissoutes » (« La Cueva »).
Tour d’horizon confronte un feuilleté d’expériences du monde à une parole héritée (« certains disent que », en anaphore) faussant nos sensations hésitantes, puissantes parce qu’hésitantes, Kathleen Jamie sait oublier la science — « je flotte à la surface du savoir aussi. La climatologie par exemple. (…) Il y a des gens qui arpentent les glaciers, évaluant les rythmes de progression, et le vêlage des icebergs. Tous rapportent de loin des nouvelles préoccupantes. Je navigue à la surface des choses, captant ici une lueur, là un silence ».
Aux savoirs théoriques et acquis, monocordes, elle préfère les dialogues, celui de l’arpenteuse du monde qu’elle est avec les paysages traversés, celui de la questionneuse du monde qu’elle est avec celles et ceux qui habitent ces territoires, les oiseaux, les scientifiques, les ami.e.s qui l’accompagnent dans ses périples. Tous les lieux sont des strates de temps et de discours qu’elle « enregistre contre l’oubli ». Il faut les déplier, comme à Saint-Kilda, « endroit improbable », île sur laquelle Kathleen Jamie se rend pour ses quarante ans parce que c’est « l’endroit loin du monde le plus proche de là où j’habitais », un « lieu important, commenté » :
« Il fut un temps — un temps pas très éloigné à l’échelle de l’univers — où il n’y avait pas d’animaux sauvages, parce que tous les animaux étaient sauvages ; et les humains n’étaient pas nombreux. Animaux et présence animale au-dessus et au-dessous de nous. Partout, notre horizon était peuplé d’animaux » : Nous ne sommes qu’une part des habitants de ce monde, écoutons-le vibrer en suivant Kathleen Jamie dans ce livre somptueux, « crème de menthe » comme l’aurore boréale qui l’ouvre, hymne à la puissance de la nature et des mots pour la dire, seule « occupation des sols » qui ne soit pas liée à un rapport de domination mais de dialogue et transmission. « C’est ce que disent les naturalistes à la vue perçante. Continuez à regarder. Continuez à regarder, même quand il n’y a rien à voir ».
Kathleen Jamie, Tour d’horizon (Sightlines, 2012), trad. de l’anglais (Écosse) par Ghislain Bareau, éd. La Baconnière, janvier 2019, 260 p., 18 €