Terrain vague (58) – Anges, dragons, fantômes & fétiches

Photo © Christian Rosset

15 novembre 2025. Tenir un journal de lecture, ce n’est pas seulement consigner au jour le jour des notations sur ce qui arrive, c’est aussi se souvenir – se remémorer ce qui a tendance à fuir, à s’évaporer, à se laisser recouvrir. Alors que m’apprête à passer la journée en compagnie de deux de ses livres (déjà en partie traversés les semaines passées), je tente de me souvenir de la première fois que j’ai lu avec attention un livre de Georges Didi-Huberman, non en exégète plus ou moins spécialisé, mais en flâneur du Terrain vague : quelqu’un qui cultive ses lacunes, comme on le fait d’un jardin.

Je me souviens – c’était en 1998, au moment de la parution chez Minuit de deux de ses ouvrages : L’Étoilement et Phasmes (« Essais sur l’apparition »). L’année précédente, j’avais été voir l’exposition L’Empreinte au centre Pompidou, sans m’être pour autant précipité sur le catalogue. Mais j’ai commencé à approcher les livres de Didi-Huberman, un peu intimidé par le (déjà) grand nombre de ceux que j’avais manqués. Simon Hantaï aura été le passeur des libraires au Terrain vague, ce lieu d’échanges où hasard et flânerie règnent sans partage. Et très vite, le goût pour les apparitions a consolidé une adhésion naissante, jamais démentie, pour une pensée, un regard, une écoute – une écriture.

Des liens s’étant « naturellement » tissés via la peinture, et ayant enregistré en 1999, grâce à Dominique Fourcade, la voix de Simon Hantaï, j’ai proposé à Georges Didi-Huberman de participer à une création radiophonique – forme alors en grand danger (même si, plus résistante que prévu, elle survit, malgré une diminution drastique des moyens de production et de réalisation). Je retrouve dans mes agendas à la date du 2 mai 2003 : enregistrement chez G.D.-H., non d’un entretien, mais d’un texte – De ressemblance à ressemblance (écrit pour un colloque sur Maurice Blanchot en mars 2003, et repris en 2013 dans Phalènes, « Essais sur l’apparition 2 ») – raconté par son auteur : matière à un long montage, non du texte, respecté à la respiration près, mais d’un fond sonore musical composé de son à son, piste après piste, devant courir tout au long des 70 minutes de cet essai radiophonique, non pour être entendu au premier plan, mais pour agir souterrainement : pour traverser le corps de qui écoute. On ne développera pas – le résultat n’étant pas accessible actuellement (sauf en s’abonnant auprès de l’Ina). Mais, ayant passé autant de temps à glisser telle résonance de piano, tel pizzicato de violoncelle, ou tel bruit de la nuit entre deux phonèmes, je ne lis plus depuis vingt-deux ans de la même manière les écrits de Didi-Huberman, ne pouvant m’empêcher de faire revenir sa voix, et surtout sa façon de dire, d’appuyer certains sons, de façonner des silences – j’allais écrire : de charmer son auditoire. Il me semble que si je n’entends pas intérieurement cette voix (et même si sa recréation n’est pas absolument juste), je comprends moins bien ce que je lis (en conscience de ce que beaucoup de choses, de toutes manières, m’échapperont). Mais il faut dire aussi, sans faire preuve d’esprit de contradiction, que cette voix, ce charme, doivent être neutralisés (détimbrés) si l’on désire faire des arrêts, non sur image, mais sur ce qui vient de se graver dans notre tête, afin de lui offrir une chance de résonner longuement : de perdurer, sans pour autant se figer.

1. Commençons par le premier des deux livres de Georges Didi-Huberman sortis cet automne : Les Anges de l’histoire, aux Éditions de Minuit.

« Si quelque chose existe comme un “ange de l’histoire”, force est de constater qu’il apporte de bonnes nouvelles. L’ayant nommé comme tel devant la petite aquarelle de Paul Klee, Walter Benjamin se retrouvait devant une figure diaphane, plutôt enfantine, silencieuse, quoique bouche ouverte et qui, de manière frappante, regardait de côté alors même qu’elle se présentait de face. Et, devant cette innocente image, il se posait la question cruciale entre toutes à ce moment de l’histoire : comment résister au fascisme ? » Tel n’est pas l’incipit de ce volume (loin de là, nous sommes p. 278), mais je suis tombé sur cette ouverture de « chapitre » (l’avant-dernier de la troisième et dernière partie), marquée d’un signet, alors que je cherchais à me remémorer un autre passage. Si l’on désire entendre Didi-Huberman dire telle ou telle partie des Anges de l’histoire devant un auditoire (invisible à l’écran, mais bien présent), il convient d’aller faire un tour sur YouTube, où des heures d’enregistrements sont en accès libre. [Pour ma part, cherchant à détimbrer ma lecture intérieure de ce livre, je n’y vais que pour vérifier ce qui vient d’être énoncé.] Et comme ce livre « prolonge un questionnement ouvert dans Survivance des lucioles », il me faut retourner, même brièvement, aux sources : rouvrir cet ouvrage publié en 2009 tout en faisant un tour du côté des livres et films de Pier Paolo Pasolini qui « a pensé ce rapport entre les puissantes lumières du pouvoir et les lueurs survivantes des contre-pouvoirs. Mais il a fini par désespérer de cette résistance dans un texte fameux de 1975 sur la disparition des lucioles » ; et aussi du côté de Denis Roche, auteur de La disparition des lucioles (Éditions de l’étoile – les Cahiers du cinéma – 1982) où il est question d’apparitions et de disparitions : « Les lucioles disparaissent peu à peu, cantonnées dans quelques réduits occasionnels de la nature. Mais tandis que ces charmants animaux à la lumière se font rares, nous autres photophores prenons le relais. La fabrication des photos ne laisse rien dans l’ombre, et surtout pas l’instant de folie pure qu’abrite le déclenchement de la photo. » Pasolini est mort il y a cinquante ans, un 2 novembre ; Denis Roche, il y a dix ans, un 3 septembre.

16 novembre. Le montage continue… Intéressant de raccorder un fragment du texte de présentation de Survivance des lucioles : « Dante a, autrefois, imaginé qu’au creux de l’Enfer, dans la fosse des conseillers perfides, s’agitent les petites lumières (lucciole) des âmes mauvaises, bien loin de la grande et unique lumière (luce) promise au Paradis. Il semble bien que l’histoire moderne ait inversé ce rapport : les conseillers perfides s’agitent triomphalement sous les faisceaux de la grande lumière (télévisuelle, par exemple), tandis que les peuples sans pouvoir errent dans l’obscurité, telles des lucioles » à celui des Anges de l’histoire : « Nos temps sont inquiets ou inquiétants, c’est vrai. Comment pen­ser cela ? Comment donner forme – une forme qui ne soit pas stérile, pas seulement désespérée – à cela ? La tradition religieuse en Occident a produit une philosophie de l’histoire “théologico-politique” : un dogme de la fin des temps (eschatologie) associé à une notion “glorieuse” du pouvoir (politique). Tout cela mis en scène dans des visions effrayantes où les anges de l’apocalypse exécutaient militairement les ordres divins concernant le devenir de nos sociétés humaines. […] Les anges de l’apocalypse sont devenus les êtres-anges de l’histoire : étranges, en effet, car ils manifestent, par crises immanentes, la façon dont les temps historiques nous atteignent, nous étreignent directement. »

Paul Klee, Angelus Novus, 1920. Décalque à l’huile et aquarelle sur papier et carton. Jérusalem, The Israel Muséum (via Wikipédia).

Ce qui me conduit à retrouver ce passage des Anges de l’histoire : « Et si la dissonance était en philosophie, comme en musique, une forme expressive ou constructive à part entière ? L’Angelus Novus de Paul Klee n’est-il pas lui-même une figure essentiellement dissonante ? Face à nous, mais regardant ailleurs, quelque part vers sa gauche ; souriant, mais, peut-être aussi, grimaçant ; ailes déployées mais, apparemment, maintenu immobile dans l’air ; mains tendues mais pour ne rien avoir à saisir…Ne faut-il pas, dès lors, prendre le texte de Benjamin au sérieux des “dissonances”, “contradictions” ou “antithèses” qui caractérisent, semble-il, toute sa pensée : tous son être-ange philosophique ? » [En aparté. J’aimerais composer quelque chose qui s’intitulerait De dissonance à dissonance… Mais pour quel effectif ? Un ange passe…]. Dissonance et discontinuité – dans un champ de tensions. De tous les thèmes qui reviennent, s’entrecroisent, donnant lieu à de belles variations, je préfère fermer provisoirement cette petite esquisse de lecture (comme un teaser si on veut) avec celui de l’enfance : « Qu’il s’agisse de souvenirs enfantins, de collections de cartes postales, de jouets ou de livres illustrés, dans tous les cas, il s’agissait de libérer une enfance afin que, philosophiquement, une “théorie de l’expérience” puisse libérer une imagination et qu’elle soit, ainsi, capable de s’émanciper en arrachant les portes cadenassées des dogmes religieux. » [À noter : deux publications de Didi-Huberman chez Yvon Lambert, L’Enfance exposée (petit livre souple de 20 pages à 8€) et Les Enfantômes – Jeux de ficelle (tirage d’art, avec des images d’Annette Messager, 3500€).] Quant aux anges – de l’Apocalypse, de Klee, etc. –, pourquoi ne pas laisser ce montage en suspens, en reprenant in fine cette citation de Charles Baudelaire mise en exergue (après deux autres de Benjamin, dont une lettre à Gershom Scholem – autre personnage crucial des Anges de l’histoire) : « Je frissonne de peur quand tu me dis : “Mon ange !” Et cependant je sens ma bouche aller vers toi. »

Celui par qui s’ouvre la terre. Saint-Georges, versions d’un légende est le titre du second ouvrage de Georges Didi-Huberman qui paraît, dans la foulée du premier, chez Gallimard, dans la collection « Art et artistes ». Il s’agit d’une réédition d’un texte introuvable depuis longtemps, publié en 1994 chez Adam Biro : un beau livre, doté d’une riche iconographie. Cette nouvelle mise à disposition propose 42 illustrations, souvent pleine page, et en couleurs, ce qui est déjà bien, d’autant plus que, si certaines d’entre elles sont fort connues, d’autres devraient procurer de belles découvertes aux novices éclairés – passionnés par le « sujet », la « légende » –, à commencer par la superbe encre sur vélin de Jacopo Bellini en couverture qui me conduit à rechercher ce qui est écrit à son sujet dans ce livre : « Mais à l’eau menaçante s’associe le trou dans la terre où cette eau, soit dort maléfiquement, soit gronde dangereusement. À l’eau menaçante s’associe donc le motif de la terre ouverte. C’est la Malagrotta pestifère des légendes italiennes […]. C’est la montagne creuse, la caverne si bien évoquée par Uccello, mais aussi par Jacopo Bellini, entre autres, qui donna dans un dessin du Louvre une magnifique version de l’anfractuosité et de la terre ouverte. Celle-ci, donc, loin d’offrir un décor ou un “fond”, peut être considérée comme faisant partie intégrante – fut-ce par métonymie – du corps du dragon, au point que l’on put parler d’une équivalence allégorique, voire d’un engendrement du dragon par le lieu lui-même, le lieu “secrétant en quelque sorte le monstrueux”. » On voit à quel point cet essai, prenant source dans l’iconographie de saint Georges « fascinante, pour sa diffusion dans le monde chrétien – oriental puis occidental – comme pour sa plasticité extrême, son inventivité figurative toujours renouvelée », est d’une étonnante fertilité. En quatre parties : Le martyre, ou l’ouverture subie ; Le combat, ou l’ouverture agie ; Le lieu, ou l’ouverture figurée ; Le jeu, ou l’ouverture pervertie (on le voit une fois encore, la musicalité, non exempte de dissonances, et l’esprit de variation, sont à l’œuvre – et c’est bien ainsi que le simple amateur d’images, de légendes, s’y retrouve accueilli ; rien de moins cuistre qu’un écrit de Georges Didi-Huberman), suivies d’un Florilège de citations se rapportant à saint Georges. Formidable travail visant à « ouvrir méthodiquement l’analyse iconographique à une dimension tout à la fois plus anthropologique et plus formelle. Les acquis de l’analyse structurale des rites, des mythes ou des récits légendaires sont ici convoqués pour leur mise en évidence des transformations. »

Paolo Uccello, Saint Georges terrassant le dragon, Paris, musée Jacquemart-André, in Celui par qui s’ouvre la terre, Gallimard, page 75.

« Et après que Lewis Carroll eut réalisé une photographie représentant la légende de saint Georges comme un jeu d’enfants, Nabokov aura pu raconter – tout aussi ironiquement [dans Le Dragon en 1924] – le destin pitoyable d’un dragon devenu peureux après mille ans d’attente. » Mais c’est avec un de nos plus subtils poètes, Paul Louis Rossi (qui nous a quitté le 6 février dernier – j’ignore si Didi-Huberman l’a lu), que j’aimerais tourner cette page concernant saint George et (surtout) le dragon. Rossi, auteur de deux livres magnifiques, Le Voyage de Sainte Ursule (Gallimard, 1973) et Les Draps de l’Angelico (Maeght, 1992) a publié, dans la revue Change (n° 26/27, la Peinture, 1976) ce poème en hommage à la langue du dragon terrassé par saint George – qui aurait donné naissance au culte de :

« (Saint Langui) /     / Le monstre tire / la langue / Tire sa grande langue rouge / au chevalier empanaché / À Saint Georges et / Michel tire / Une énorme langue / tous /     / Saint Langui pour ce / est nommé / Qui prend revanche / de langue / Tirée à tous les Saints / de la chevalerie / Du ciel / et de la terre /     / Pour ce est l’objet / d’un culte / Lui le monstre écrasé / par les reîtres / Il tire la langue / prenant ainsi revanche sur / Ce qui l’écrase / et opprime /     / Tire une grande langue / rouge / Contre la lance qui le / transperce et tue / Tire la langue à / l’histoire du / Chevalier de la / chevalerie. »

2. La Course du temps d’Anna Akhmatova aux Éditions La Barque, traduction et postface de Christian Mouze, s’ouvre par un Chapelet de quatrains, dont celui-ci, datant de 1961, donne le ton (et le titre de l’ouvrage) :

« La guerre, la peste ? – leur fin est proche,
Et leur sentence est presque prononcée.
Mais qui nous gardera de la terreur
Appelée autrefois la course du temps ? »

Initialement composé en 1962 par Anna Akhmatova (1889-1966), La Course du temps ne parut qu’en 1965, peu de temps avant la mort de son autrice et frappé par la censure. La version proposée en édition bilingue par La Barque se veut au plus près du projet initial : plus de cent poèmes, écrits entre 1924 et 1964, répartis en dix ensembles – « poèmes témoins d’une vie de femme et de poète, éprouvée par l’Histoire et ses crimes. » Du Cycle « Couronne pour les morts » qui compose le troisième ensemble, ce cinquième poème, intitulé Réponse tardive, dédié à Marina Tsvetaeva : « Être invisible, mon double, ma frondeuse… / Pourquoi te caches-tu dans de noirs buissons ? / Tantôt tu disparais dans une cage trouée, / Tantôt tu étincelles sur des croix abattues… / Tantôt tu cries depuis la tour Marina : / “Aujourd’hui je suis revenue chez moi. / Vois un peu, terre aimée et labourée, / Ce qui s’est passé pour moi ! / Le gouffre a englouti ceux que j’aime, / La maison paternelle est détruite…” / Aujourd’hui, avec toi, Marina, / Nous allons par la capitale de minuit, / Et derrière nous ce sont des millions, / Il n’y a pas de cortège plus silencieux… / Tout autour, ce sont des tintements funèbres / Et la plainte sauvage d’une tempête / Moscovite venue effacer nos traces. »

Ce poème est daté du 16 mars 1940 (pour mémoire, Marina Tsvetaïeva s’est suicidée le 31 août 1941). Olivier Gallon, l’éditeur de cette version « rétablie », écrit dans sa note introductive : « Œuvre de mémoire unique, y sont évoqués des événements douloureux, l’un dans l’autre tout aussi personnels qu’historiques : l’emprisonnement de son fils ; l’exécution en août 1921 du père de son enfant et premier mari ; l’arrestation en 1935 de son troisième mari ; la révolution d’Octobre 1917 et la guerre civile qui s’ensuit » [etc., je résume]. Beaucoup de disparitions – effets du temps ; et course pour épreuve – au pluriel. Des six Chansons de 1964, reprenons la 4e, De trop :

« L’horreur s’amuse et la tempête est brûlante.
Les ténèbres longent la mort,
De nouveau soustraits l’un à l’autre…
Est-ce possible vraiment ?
Le veux-tu ? Je conjurerais le sort,
Laisse-moi être bonne :
Choisis comme tu l’entends,
Mais pas cette douleur. »

Christian Mouze : « Toute l’œuvre d’Anna Akhmatova n’est ainsi que croissance de vie, sans excroissance superflue, fut-ce d’une idée. Akhmatova ne pense qu’aux mots et à leur chair qui est celle des hommes. Elle vit de leur vie. / Elle n’a nulle envie de se retirer et juger : elle se laisse conduire par sa seule lucidité. Elle sait que les gloseurs, dans un temps heurté, ne tiennent pas sur terre. Chacun de ses poèmes est comme marqué d’un télescopage dont elle reste toujours fidèle à soi. / Elle expose seulement devant nous sa plainte, une colère en brûlant filigrane, quant à la détresse elle n’y cède jamais. » Un dernier poème de ce recueil organisé de manière non-chronologique ? Celui-ci de 1956 (sans titre) :

« Par cette route où Donskoï
Conduisait jadis l’ost,
Où le vent se souvient de l’ennemi,
Où la lune est jaune et cornue, –
J’allais comme dans une profondeur marine…
L’églantier embaumait tant,
Qu’il est devenu mot,
Et j’étais prête à rencontrer
La haute vague de mon destin. »

Une Maison hantée et autres histoires est le titre d’un recueil de dix-neuf nouvelles de Virginia Woolf. Publié par les Éditions La Part Commune, traduit et présenté par Cécile A. Holdban, il intègre une nouvelle écartée de l’édition anglaise de 1944 (préparée par Leonard Woolf, mais conçue du vivant de l’autrice). Du coup la tentation est grande d’aller directement à cette nouvelle, dont le titre est Vert et bleu : « VERT. Les doigts de verre effilés pointent vers le bas. La lumière glisse le long du verre et retombe en une flaque de vert. Tout au long de la journée, les dix doigts du lustre laissent tomber du vert sur le marbre. […] BLEU. Le monstre au nez retroussé monte à la surface et recrache par ses narines arrondies deux colonnes d’eau qui, d’un blanc orangé en leur centre, projettent une frange de perles bleues. Des touches de bleu tapissent la bâche noire de sa peau. […] » La traduction sonne bien (je me demande ce qu’il en est de l’original anglais des deux premières phrases). D’ailleurs, de A à Z, tout nous fait de l’effet : nous touche, nous donne à voir et à entendre, et surtout à sentir. Virginia Woolf (une fois encore, je me souviens) est pour moi une lecture de jeunesse – donc ancienne (la seconde moitié des années 1970) ; j’avais alors enchaîné The Voyage Out que Ludmila Savitzky avait rebaptisé La traversée des apparences (Flammarion, 1977 ; elle avait fait de même pour A Portrait of the Artist as a Young Man de James Joyce, devenu en v.f. Dedalus) aux trois tomes de L’Œuvre romanesque chez Stock. Mais, si ces livres sont toujours en bonne place dans ma bibliothèque, et si de nombreuses traces se sont gravées dans ma mémoire, je ne les ai jamais relus. Et de plus, je n’ai jamais cherché à prendre connaissance des nouvelles traductions. Du coup, la découverte de ces dix-neuf nouvelles me procure, non seulement un grand plaisir de lecture, mais aussi le désir de tout reprendre à zéro – mais à partir de quelles versions ?

Cécile A. Holdban a raison d’affirmer que ce recueil, « loin d’être un appendice de son œuvre, en constitue peut-être la meilleure porte d’entrée. » Prenons un texte très bref, Lundi ou mardi, qui avait donné (en 1921) le titre du seul ensemble – de huit nouvelles – publié du vivant de Virginia Woolf : « Indolent et indifférent, ses ailes agitant l’espace sans peine, sûr de sa route, le héron passe au-dessus de l’église sous le ciel. Blanc et lointain, absorbé en lui-même, le ciel couvre et découvre à l’infini, déplace et demeure. Un lac ? Que ses rives s’effacent ! Une montagne ? Oh ! parfait, l’or du soleil sur ses versants. Comme du duvet qui tombe. Puis des fougères, à moins que ce soit de blanches plumes pour toujours… / Le désir de vérité, son attente, distiller laborieusement quelques mots, et toujours ce désir… »

Et toujours à l’œuvre, une dialectique entre extrême précision et imprécision non moins calculée – entre le net et le flou, l’image et le non figurable, ce qui peut être instantanément saisi et l’insaisissable, tout aussi efficace pour faire passer une observation, une sensation, non dans le but de faire avancer le récit, mais de laisser les choses en permanence ouvertes… On sort de sa lecture, de deux pages ou de bien davantage, légèrement sonné, et toujours ébloui : désirant en reprendre une dose (comme en manque). Dans sa préface à la publication de 1944, Leonard Woolf insiste sur le fait que « toute sa vie, Virginia Woolf a écrit des nouvelles par intermittence. Chaque fois qu’une idée lui venait, elle avait pour habitude d’en esquisser une ébauche très sommaire avant de la remiser dans un tiroir. Plus tard, si un éditeur lui demandait une nouvelle et qu’elle se sentait d’humeur à en écrire une (ce qui n’arrivait pas très souvent), elle reprenait l’un de ces brouillons et le réécrivait, parfois un très grand nombre de fois. » Et comme le remarque judicieusement la traductrice, « pour elle, une nouvelle repose d’une part sur l’art de la proportion et de la perfection, et d’autre part sur ce qu’elle appelle l’honnêteté”. Par “honnêteté”, elle entend une histoire qui ne se “conclut” pas. Selon elle, ce n’est pas nécessaire d’apporter des réponses. » Un fragment de La dame dans le miroir (un reflet) nous permettra de garder, comme il se doit, les choses en suspens : « La maison était vide et, en étant seul dans le salon, on avait le sentiment d’être l’un de ces naturalistes qui, couverts d’herbe et de feuillages, observe à plat ventre, les animaux les plus farouches – blaireaux, loutres ou martins-pêcheurs – évoluer librement, eux-mêmes invisibles. La pièce, cette après-midi-là, était pleine de ces farouches créatures, ombres et lumières, rideaux soulevés, pétales tombant –, autant de choses qui n’arrivent jamais, semble-t-il, si quelqu’une regarde. »

3. Le Chewing-gum de Nina Simone de Warren Ellis, violoniste fameux (multi-instrumentiste et compositeur) des groupes Dirty Three et The Bad Seeds, est une réédition « au format souple » d’un ouvrage paru en octobre 2022 aux Éditions La Table ronde (traduit de l’anglais par Nathalie Peronny, avec une Introduction de Nick Cave).

Reprenons tout d’abord ce qui est imprimé sur un des rabats de l’ouvrage : « Le 1er juillet 1999, Dr Nina Simone a donné un concert exceptionnel au Meltdown Festival, dirigé cette année-là par Nick Cave. Après le spectacle, Warren Ellis, subjugué, s’est hissé sur scène, a décollé le chewing-gum resté sur le piano de Nina Simone et l’a embarqué dans la serviette de l’artiste qu’il a rangée dans un sac Tower Records. / Vingt ans plus tard, lorsque Nick Cave lui demande de participer à son exposition Stranger than Kindness à Copenhague, Warren Ellis a l’idée de sublimer, reproduire et détourner ce totem qui ne l’a pas quitté. / Ensemble, ils décident que le chewing-gum sera exposé dans une vitrine, telle une relique. Mais, craignant qu’il ne s’abîme ou se perde, Ellis en fait réaliser des moulages en argent et en or, déclenchant une série d’événements qui le ramènent au temps de son enfance et à son rapport aux objets trouvés. »

Vous avez bien lu « Dr Nina Simone »… Nick Cave raconte : « Nina trônait au milieu de la pièce dans une grande robe froufroutante. Elle arborait un étrange maquillage à la Cléopâtre, avec du fard doré sur les paupières. Une rangée d’hommes séduisants et inquiets se tenaient assis tout contre le mur. Elle avait pris place dans un fauteuil roulant et buvait du champagne, impérieuse et irascible. Son regard chargé de mépris s’est posé sur moi. / “C’est vous qui allez me présenter ! a-t-elle mugi. – Oui ai-je répondu. – Je suis le Docteur Nina Simone ! – Très bien” ai-je répondu. / J’étais conscient d’avoir devant moi la grandeur à l’état pur et j’étais heureux d’être entré dans son orbite, ne serait-ce que l’espace d’une seconde. »

Quant à Warren Ellis, ce qu’il a accompli mérite clairement d’être raconté, décrypté (par lui-même), ramifié, amplifié, jusqu’à accéder au statut de récit mythique : simultanément drôle, sensible, émouvant, dérisoire ; d’une logique implacable, tout en faisant montre de mysticisme mâtiné de franche naïveté. Entre manifeste pour une forme de dévotion non feinte, introspection autobiographique et regard porté sur l’entourage, Le Chewing-gum de Nina Simone nous permet de passer un bon moment de lecture, tout en comprenant mieux qui est Warren Ellis : inventif, tourné vers l’expérience, et conservateur, voire restaurateur : adepte spontané des dissonances les plus jouissives, et praticien réfléchi d’une harmonie plus conforme aux attentes de son public ; un être agité, souvent angoissé – non pas le cul entre deux chaises, mais partagé entre recherche (d’un à venir) et préservation (d’un passé en voie de disparition), toujours prêt à bondir : saisissant chaque occasion, comme quand il a repéré ce chewing-gum que Dr Simone avait collé, non sur le piano (comme il l’avait cru au départ), mais sur sa serviette éponge, en ouverture d’un concert, de l’avis de tous et de toutes exceptionnel, comme un chant du cygne sublime – ce que l’on a nulle peine à croire.

Beaucoup d’images ponctuent le récit, afin de montrer ces étonnantes métamorphoses, de morceau de gomme craché à bijou en argent (en pendentif comme sur la couverture) dont la valeur doit être calculée en fonction de la puissance du sentiment qui agit – et même s’amplifie au cours de ce processus, du sentimental au fondamental, voire au vital… Mais surtout ne rien raconter : laisser la surprise agir [pour ma part, bien qu’averti de cette histoire, j’avoue avoir été atteint par un entremêlement d’amusement et de sidération, à la mesure de cette relique réclamant son reliquaire].

Alors… loufoque cette histoire ? Pas tant que ça… mais c’est manière de passer sans transition au titre d’une anthologie d’histoires brèves d’Alphonse Allais aux Nouvelles Éditions Wombat – un « cocktail concocté, préfacé & annoté par Pierre Jourde ».

Une fois encore, je me souviens… C’était l’année de mes quatorze ans ; je commençais à prendre vaguement goût au tabac (l’époque le permettait), tandis que venaient d’être pressés le premier vinyle des Stooges et Uncle Meat des Mothers of Invention. Je savais que mes parents, qui ne fumaient ni l’un ni l’autre, avaient planqué des cigarettes dans un carton au fond d’un placard, afin de pouvoir en offrir à leurs invités. En fouillant bien, j’avais fini par les trouver ; avec en supplément un livre qui ne devait pas avoir vu la lumière du jour depuis longtemps : Anthologie de l’humour noir d’André Breton (l’édition originale au Sagittaire). Il avait été offert à ma mère à la Libération (elle avait à peine dix-huit ans et l’auteur de ce don devait être un éphémère amoureux). Je m’en suis aussitôt emparé, et ce livre ne m’a pas quitté ; je l’ai lu mille fois, et même annoté, il n’est plus très beau à voir aujourd’hui ; mais c’est là où, entre autres merveilles, j’ai découvert Alphonse Allais, qui suivait Arthur Rimbaud (né le même jour que lui) dans cette Anthologie : Un drame bien parisien (en bonne place dans ce nouveau recueil) et Plaisir d’été.

Que dire maintenant de Loufoque !, une suite de cinquante-et-un contes (repris – est-ce pur hasard ? – dans le cinquante-et-unième volume de la collection « Les Insensés » dirigée par Frédéric Brument), sinon que, plutôt que d’en faire un commentaire qui ne sera jamais à la hauteur de leur force de frappe, le faut les lire, et les relire, en appréciant leur résistance, côté humour, d’un siècle à l’autre – car tous sont savamment drôles (À se tordre), parfois immoraux, ou inquiétants, et étourdissants d’invention… Un mot au passage sur le dessin de couverture qui est de Stéphane Trapier : juste parfait, trait et couleur (on en trouvera un autre en valeurs de gris face à la page de titre ; et un troisième en 4e de couverture).

Et en guise d’adieu ce court fragment de The Corpse-Car : « J’ai sous les yeux un projet fort bien conçu ma foi, d’un véhicule qui remplacera, du même coup, et les voitures funéraires et le four crématoire. / Le nécromobilisme quoi ! / L’inventeur, cédant en cela au goût du jour, a baptisé son appareil d’un nom anglais, il l’appelle : le Corpse-Car. / Comme vous avez pu le deviner déjà, c’est le corps du cher disparu qui sert de combustible. / Le moteur, assez compliqué du reste, est à la fois à vapeur et à gaz. / La vapeur est produite par l’eau du regretté défunt (le corps humain contient – qui le croirait ? – soixante-quinze pour cent d’eau). Le gaz, ou plutôt les gaz sont également les produits de distillation du pauvre cher homme (ou de la pauvre chère femme, selon le cas). / D’après les calculs de l’inventeur, le corps d’un homme adulte de moyen poids peut conduire une douzaine d’invités à un cimetière distant de la maison mortuaire d’environ huit kilomètres. / C’est, comme on le voit, un fort joli résultat pour une industrie à ses débuts. / Ajoutons spirituellement qu’avec ce nouveau procédé on n’aura plus à craindre de voir les chevaux prendre “le mors aux dents”, spectacle toujours pénible. » (à suivre)

Georges Didi-Huberman, Les Anges de l’histoire, Éditions de Minuit, octobre 2025, 336 pages, 22€
Georges Didi-Huberman, Celui par qui s’ouvre la terre, Gallimard, novembre 2025, 248 pages, 25€
Anna Akhmatova, La Course du temps, Éditions La Barque, août 2025, 224 pages, 29€
Virginia Woolf, Une Maison hantée, Éditions La Part Commune, octobre 2025, 192 pages, 19,90€
Warren Ellis, Le Chewing-gum de Nina Simone, La Table Ronde, novembre 2025, 216 pages, 22€
Alphonse Allais, Loufoque !, Éditions Wombat, octobre 2025, 288 pages, 20€