Jean-Michel Espitallier : Le Treize (8/10)

Impacts de balles, Café Bonne Bière, 14 novembre 2015 @ Nicolas Richoffer/WikiCommons

Le Treize est le récit détaillé des attentats du 13 novembre 2015 (préparatifs, déroulement), dans l’esprit du « récit documentaire » ou du « document poétique » inspirés notamment des objectivistes américains.

Il s’agit d’un collage de rapports d’expertises, actes d’accusations du procès de 2022 auxquels Jean-Michel Espitallier a eu accès, enregistrements des appels du Samu et de la police, témoignages de victimes, médecins, forces de l’ordre, journalistes, paroles des terroristes (les titres de chapitres).

La toile de fond de ce récit est constituée du discours médiatique qui amplifie, par son incapacité à saisir entièrement l’événement, la sidération qui le frappe.

***

 

« Le premier qui bouge ou qui fait pas ce que je dis, je lui mets une balle dans la tête. Est-ce que c’est clair ? Vous voulez un exemple ? »

 

/ Je vois un jeune gars en survêt noir qui monte les escaliers et qui a une mitraillette. / Il s’est retourné, il nous a mis en joue, ça a duré au moins une ou deux bonnes secondes, qui sont très très longues, et puis il s’est arrêté, il a baissé son arme et il a dit : « Venez. » /

 

Il y aurait une prise d’otage à l’intérieur du Bataclan.

 

/ On est alignés et les terroristes abattent les gens juste à un ou deux mètres de nous. Ils mettent les pieds sur les strapontins et prennent appui sur leur coude pour viser. / Je me suis accroché à la fenêtre avec un autre mec, il y en a un qui se pointe à la fenêtre et il dit : « Faites pas les marioles, descendez de là, faites ce qu’on vous dit. » / Il me dit : « Fais pas le héros, descends de là, je viens de tuer 100 personnes, tu feras pas la différence », et je lui dis : « Pas de problème, je fais ce que tu me demandes », je retourne au balcon et je m’assois avec les autres. / Ils nous disent qu’on va changer d’endroit. / Ils nous ont montré du doigt le couloir et ils nous ont dit : « Vous allez là-bas. » / Ils nous demandent de nous assoir. / Donc on est une douzaine et ils nous disposent trois derrière chacune des fenêtres du couloir de manière à ce qu’ils soient protégés des possibles snipers de la police qui pourraient être sur le toit. / Il y en a un qui brise un carreau avec son arme et il tire dehors. / Les terroristes se mettent aux fenêtres et tirent. L’un abat une personne qui habite en face, il se vante de l’avoir tuée, en rigolant. / Il dit : « J’en ai tué un, il était au téléphone, il a cru quoi, lui ! » / Ils nous demandent de les prévenir si on voit la police. / Ils nous demandent de collaborer avec eux, quoi. / On est leurs caméras de surveillance. / On se rend assez vite compte qu’ils sont complètement largués, qu’en fait il n’y a pas de plan. Ils sont là mais ils naviguent à vue. / Ils nous parlent de la Syrie, de leurs frères qui sont morts sous les bombes. Comme s’ils étaient là pour vendre le terrorisme. Et je me rends compte qu’il y a quand même un truc bizarre. Il y en a un qui ne parle pas. Il y a comme une instabilité psychologique. Comme s’ils ne se connaissaient pas. / À un moment, il y en a un qui demande s’il y a de couples.  Au début, personne ne répond. Alors il gueule : « Est-ce qu’il y a des couples ? », et là deux personnes répondent, il y a deux couples. Il dit aux deux femmes de se mettre contre la porte, et un mec, et il dit : « Comme ça, il y en a aucun de vous qui va faire le héros. S’il y en a un qui fait le héros, je bute la femme. » / Je pense que c’est une réaction au stress mais à un moment je rigole. Enfin, j’ai un petit rire. Et alors il me regarde de haut et il me dit : « Tu rigoles, toi ? Sors du rang, tu te mets là en haut des escaliers. » Et là je me mets de dos et il tire une balle qui me frôle la tête. Et il me dit : « La prochaine fois que tu rigoles, je te jette par la fenêtre. » / Je vois que celui qui est le plus proche de moi, il a un petit cylindre métallique dans la main et un petit bouton poussoir, un truc tout con, qu’on pourrait fabriquer en cours de techno, et je vois distinctement les fils qui partent de ce cylindre et qui remontent dans la manche de son sweat. Et là je me dis que, ok, c’est pas du bluff. /

 

Imminence de l’assaut, je répète, imminence de l’assaut.

 

/ Il y a un coup qui est donné sur la porte et un coup de feu qui traverse la porte. Et là il y a un mouvement de panique. Et on se met à gueuler « : Rentrez pas, rentrez pas, ils vont se faire exploser. » / Et là je me dis : « Qu’est-ce qu’ils font, ils ne sont quand même pas en train d’essayer de rentrer. Si ils font ça, c’est foutu. » / Et l’un des deux terroristes leur crie : « Avancez pas. Si vous avancez, on les bute. » / La porte se fait défoncer, elle vole en éclats et on voit rentrer des flics armés jusqu’aux dents. Ils sont derrière un énorme bouclier. / À ce moment-là je me fais à l’idée de me prendre une balle de la police et je me dis que si c’est une balle de la police, c’est pas grave. / Il y a à peu près six grenades aveuglantes et assourdissantes qui sont lancées dans le couloir, ça explose dans tous les sens. / Un des terroristes vide sa kalach sur les flics pendant que nous, on est entre deux feux. / Il tire 27 ou 28 coups sur le bouclier. / Et là, le bouclier me tombe dessus. / Le mec, il cherche un truc, il se touche les poches et en fait il met la main sur un truc et là, j’ai plus l’image d’après. / Une grosse explosion. On comprend que c’est un des deux mecs qui s’est fait sauter. / On a eu la chance que la ceinture d’explosif ait été projetée vers le plafond. / Il y a une énorme déflagration. Mes cheveux ont brûlé, j’ai été projeté très violemment contre un mur. / On voit le terroriste qui a été déchiqueté, on voit juste les jambes, il est coupé en deux au niveau du tronc. / Et là je sens une espèce de force, un flic en fait, qui me tire par les cheveux et m’attrape par la ceinture et qui me projette vers la porte. / Le premier policier me dit : « Allez on s’arrête pas, on sort, on sort, on sort ! » / Je sens quelqu’un qui me pousse à l’extérieur du couloir. / L’autre terroriste est blasté par l’explosion mais il cherche à faire exploser sa ceinture. Heureusement elle a été déplacée sur son corps à cause du souffle de l’explosion de l’autre gars. / Ils l’ont abattu avant qu’il actionne sa ceinture. / Je suis complètement sonné. / Et un policier me dit : « Ça va aller, sors, sors, sors ! » Et je sors et je me dis à voix haute : « Putain, on est sortis. »  / Et je sors du couloir et là je me dis : « Voilà, je suis en vie. » /

 

Surtout, ne regardez pas !

 

/ Il faut descendre et là, on va devoir passer par le merdier. / Et là je me rends compte que je mets la main dans de la chair humaine. / Quelque chose qui n’a rien à voir avec la fosse d’une salle de concert. Un champ de bataille. / Moi j’appelle ça la colline, parce que ça fait comme un amoncellement de corps. / Je regarde la fosse, c’est une image qui va me hanter jusqu’à la fin de mes jours, c’est un charnier, quoi. / Il y a des tas de cadavres. / On ne devrait jamais voir ça dans sa vie. / Je me suis effondré, j’ai pété un plomb et je suis tombé par terre. Quelqu’un m’a chopé par les épaules et m’a dit : « Ça va aller, on sort. » /

 

Assaut terminé et il semblerait que trois terroristes aient été tués.

 

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Europe 1, 23h58

France 2, 23h58

BFMTV, 23h59

Franceinfo, 23h59

Europe 1, 23h59

 

sans l’ombre d’un doute .

 

Édition spéciale

 

je pense . je ne pense pas . j’ai pensé .

 

                      Flash spécial

 

j’ai cru que c’était . je croyais que c’était . on aurait dit . une situation très particulière .

                                                                          Flash spécial

 

manifestement . probablement . peu de doute . nombreuses zones d’ombres . apprend-on .

 

devrait avoir .

 

                                     Direct

 

cinq ou six . une trentaine .

 

                Édition spéciale

 

ça ressemblait un peu à .

 

                                                 Flash spécial

 

peu probable qu’on en sache beaucoup plus .

 

Flash spécial

 

vers . aux alentours de . aux environ de . peut-être vingt, vingt-cinq minutes .

 

                                Flash spécial

 

on ne sait pas combien . peut-être plus . plus encore .

 

                Édition spéciale

 

sans savoir . sans trop savoir .

 

 Direct

 

on pourrait imaginer que . il se pourrait que . il est possible que .

 

apprend-on .

 

                                                    Édition spéciale

 

j’aurais du mal à le dire .

 

pourrait être en cours . serait en cours .

 

               Flash spécial

 

il faut rester très prudent .

 

la situation reste confuse . la situation est extrêmement confuse .

 

           Flash spécial

 

il règne la plus grande confusion .

 

le chaos .

 

nul ne pourrait le dire .

 

                    Direct

 

un certain nombre de zones d’ombres .

 

                Flash spécial

 

beaucoup de zones d’ombres .

 

                                                                       Flash spécial

 

on ne peut rien affirmer .

 

je n’en ai pas la moindre idée .

 

     Édition spéciale

 

la grande question .

 

                                           Édition spéciale

 

provisoire . loin d’être définitif .

 

rien ne filtre .

 

on ne nous dit rien .

 

      Flash spécial

 

on ne voit rien .

 

on ne saurait trop .

 

                                           Flash spécial

 

on ne peut rien affirmer .

 

                    Direct

 

sans aucune certitude .

 

on ne peut rien dire de plus .

 

   Édition spéciale

 

on n’est pas certains . on ne peut rien dire .

 

Il est 22h25 sur Franceinfo. Un seul titre ce soir, plusieurs fusillades à Paris, des explosions à Saint-Denis, près du stade de France. À Paris, il y aurait des victimes. Ça se passe près de la place de la République. On ne sait pas combien de victimes, des témoins, en tout cas, ont entendu des tirs de kalachnikov peu avant 21h30. Une fusillade au même moment mais près du Bataclan, boulevard Voltaire, c’est dans le XIe Arrondissement, pas très loin en fait. La police a dû évacuer et sécuriser plusieurs bars et cafés. Pour l’instant les tireurs n’ont toujours pas été arrêtés.

Franceinfo, 22h30. Ce soir la mairie de Paris appelle les habitants à rester chez eux, à ne pas sortir sauf en cas d’urgence.

Franceinfo, 22h40. À l’instant, la Préfecture de police annonce que cette série d’attaques multiples à Paris a fait au moins 18 morts. Je vous rappelle qu’il y a eu au moins deux fusillades, l’une devant le restaurant Le Petit Cambodge dans le Xe arrondissement et un peu plus tard, une autre fusillade survenue près de la salle de spectacle du Bataclan, alors que des explosions ont par ailleurs été entendues à proximité du Stade de France.

Franceinfo, 22h57. Les spectateurs du match France-Allemagne, au stade de France s’amassent sur la pelouse en attendant de pouvoir sortir de l’enceinte.

Franceinfo, 23h02. La place de la République est évacuée par la police, un groupe de policiers a arrêté une voiture assez violemment avant de la laisser repartir. Ambiance hors du commun avec des gens qui regardent autour d’eux, qui ne savent pas trop où aller, et là je vois des policiers qui courent, qui ont l’air de chercher quelqu’un.

Franceinfo, 23h09. L’AFP parle déjà d’une trentaine de morts.

Franceinfo 23h20. On nous parle à l’instant d’attaques simultanées sur cinq ou six sites à Paris.

Franceinfo 23h35. Plus de 40 victimes et 60 blessés en urgence absolue.

Franceinfo 23h50. Il y aurait plus de 60 morts.