Hélène Cixous : L’écriture du soi-l’autre (Et la mère pond vite un dernier œuf)

La mère est la mère et une poule, autre chose qu’elle-même. Toute chose est autre chose, est et n’est pas. Chez Hélène Cixous, « Être ou ne pas être » serait moins une alternative, une disjonction exclusive, qu’une affirmation, l’expression d’une synthèse disjonctive, celle-ci impliquant un mouvement incessant de connexions, de relations instables, d’agencements impossibles.

L’écriture d’Hélène Cixous : joindre et disjoindre, relier et délier, assembler et distinguer – non pas pour établir des différences et identités fixes, universelles, à la manière de Platon ou Descartes, mais pour construire une pensée-chaos, un monde-chaos, un monde et une pensée dont le principe est la pluralité et le rapport entre différents, la transversalité, le devenir.

« Enfin, il est rêvenu le rêve qui me fait la tête depuis des semaines ». Ainsi commence le premier texte de Et la mère pond vite un dernier œuf, par l’évocation d’un rêve qui est à la fois le phénomène psychique que l’on connait mais aussi, surtout, par-delà ces limites, le principe de l’écriture et du monde. Le rêve sort du rêve, il devient une logique générale de la pensée et du monde impliquant le pluriel, le rapport inédit, transversal, le changement, le mouvement infini. Le mot « rêve » lui-même est soumis à cette logique, il contamine, devient séminal : si le rêve est « rêvenu », il contient aussi le prénom de la mère, Ève : rÈve, incessante revenante, rêvenante, des textes d’Hélène Cixous hantés par le rêve comme par la mère qui revient en rêve, dans la mémoire, dans l’écriture.

Chez Hélène Cixous, les signifiants se mélangent, se regroupent, s’articulent et se désarticulent, se divisent en de nouvelles combinaisons pour former des significations inédites, des possibilités nouvelles de signification – possibilités impossibles –, des résonances, des synthèses parfois disjonctives, des séries qui sont des réseaux, des rhizomes. Ceci est la logique du rêve comme celle de l’écriture. Et ceci est la logique ou le mouvement du monde, du rapport au monde et des choses entre elles, des êtres entre eux. Les choses, les êtres, les moments sont moins distincts que liés selon des échos, des retours ou revenances. Les frontières, les limites, les identités se troublent, se défont et refont autrement. L’ensemble formerait un plan à la surface duquel tout peut être déplacé et entrer dans des combinaisons par lesquelles c’est le langage, la pensée, l’être qui sont redéfinis et posent à nouveau la question de leur puissance. Le moi, l’autre, le réel, l’imaginaire, le rêve, la vie, la mort, le temps sont repensés, redéployés selon la loi du paradoxe (« Je n’ai jamais vu de c.c. [camps de concentration]. Je n’y suis jamais allée sauf en rêve »).

Par cette logique paradoxale de l’écriture, les choses et les mots entrent dans des mouvements inédits et Hélène Cixous développe une manière de resignifier la langue, de déployer des façons de dire qui acquièrent une nouvelle puissance : dire le rêve, les puissances du rêve ; dire l’amitié, la porosité de soi et de l’autre que celle-ci implique ; dire le souvenir, ce qu’il charrie de bonheur et d’effroi mélangés ; dire l’animal par-delà le regard anthropocentré ; dire le temps et sa pluralité, son étrangeté lorsqu’il n’est plus pensé à partir de la distinction habituelle du passé, du présent, du futur ; etc.

C’est un monde nouveau qui apparaît, un monde autrement possible. C’est le monde qui est dit – un monde morcelé, écroulé –, qui est rappelé, appelé comme on invoque un fantôme et qu’il apparaît à nouveau et qu’à nouveau il peut dire et être dit. N’oublions pas le monde et l’histoire du monde semble prononcer Hélène Cixous, ce monde et cette histoire qu’elle appelle, rappelle, invoque dans ses livres et qui ici reviennent : la mort, la vie, la persécution, la déportation, les massacres, le colonialisme, Auschwitz qui est aussi et pour toujours un des noms du monde. Comme est un nom du monde ce qui résiste à ça, aux camps de la mort, à la mise à mort de populations entières comme politique, la thanatopolitique qui depuis Auschwitz ne cesse de revenir et revient aujourd’hui sous de nouvelles formes.

Ce nom peut être celui de l’écriture ou le nom des ami.e.s, le nom des morts également, ceux et celles dont la vie sauvée de l’oubli, sauvée d’être rappelée, persiste par ce rappel, par les rêves dans lesquels ils reviennent, par la mémoire, par l’écriture. Et ce qui résiste peut être tout autant le nom de personnages d’une bande-dessinée. Ou celui du Cambodge, celui de l’Algérie. (« Tous ces mots survivants et ensuite bannis, périmés, remplacés. Mais du temps des camps on disait : Hans und Günther Jonas, Docteur Morgenstern, Frau Hellman, Sigmund und Luisa Klein und 4 Kinder, Leah et Alfred Unger und 6 Kinder, Onkel Moritz, Shamschi und Olga Schlesinger un 5 Töchter, etc., on les appelait et on pensait à eux […]. On appelait par tous leurs noms les parents et amis de l’autre côté »).

Dans Et la mère pond vite un dernier œuf, Hélène Cixous rappelle et agence tous ces noms, ceux de la mort et ceux de la vie, ceux des politiques mortifères et ceux des amitiés vitales, des relations qui résistent à la mort. Il y a le nom de la mère, bien sûr, il y a le nom de Jacques Derrida, le nom de Gilles Deleuze, le nom de Pahrine et celui de Fanta. Mais il y a aussi les noms contre lesquels on lutte puisque ce sont des noms faits pour assassiner. À la fois, donc, un effort pour dire le nom, les noms, et pour échapper à la dénomination qui enferme, qui empêche les lignes de fuite et les agencements nouveaux, la dénomination qui est aussi une arme pour les persécutions, pour les politiques de mort. Être nommé et ne pas être nommé, nommer et défaire le nom, signifier et défaire le sens, ce serait le principe d’une politique vitale comme la tâche de celui et celle qui ont survécu et qui écrivent.

Dans le livre d’Hélène Cixous, l’histoire est comme le rêve, faite de revenants, de survivant.e.s fantomatiques, de relations paradoxales, étranges. Le passé ne passe pas mais hante le présent comme le futur qui ne sont plus tout à fait le présent ni le futur puisque d’autres relations se mettent à exister entre ces trois dimensions. L’histoire, c’est aussi la mémoire de ceux et celles qui continuent à vivre et qui survivent d’une façon ou d’une autre. Hélène Cixous dit les noms de l’histoire et dit les relations inédites qu’elle articule par l’histoire, elle dit comment l’histoire est aussi des séries qui divergent, se heurtent, se croisent, s’agencent, résonnent entre elles ou se repoussent. Elle le dit d’une façon à la fois objective et subjective, indissociablement objective et subjective, à partir de soi comme à partir de l’ordre général du monde, à partir des faits du monde comme des faits de la mémoire, du rêve, du langage, de l’écriture. Ne pas subir l’histoire, ne pas ignorer l’histoire, ne pas être enseveli.e mais persister dans l’histoire et avec soi tout un peuple d’ombres, c’est un des enjeux de ce livre – l’histoire étant aussi une puissance de dispersion et d’agencement, de relations et de reconfiguration de ces relations. Comme le rêve.

Un autre enjeu concerne l’amitié. Et la mère pond vite un dernier œuf est un livre au sujet de soi où le soi n’est pas séparable d’autre chose que soi, d’autres que soi – d’abord parce que soi devient autre mais aussi parce que soi est avec les autres, avec autre chose que soi, centralement : un autre qui peut être l’histoire, tel événement de l’histoire, de la vie, telle configuration historique, tel nom de l’histoire, et qui peut être d’autres, des animaux, des écrivains, des connaissances, des ami.e.s.

Dans l’amitié avec Jacques Derrida, Hélène Cixous trouve la possibilité d’un « Nous », l’évidence ou le fait d’un « Nous » (« Tous les jours, nous pensions. Tous les jours nous pensions à penser et dès la première heure nous nous y mettions. Au téléphone, cela – penser – se joue à deux […] »). Ce « Nous » est moins le résultat d’une addition que l’étrange synthèse entre deux qui sont une même existence, un même mode de la vie et de la pensée qui implique la pluralité et la redéfinition du rapport entre soi et l’autre. Par le « Nous » de l’amitié, soi et l’autre sont indissociables, sont poreux l’un à l’autre d’une façon telle que l’un hante l’autre et inversement (on serait ici dans les parages de Montaigne, évoqué dans le livre, le rapport entre soi et l’autre qui est ici central n’étant pas sans rapport avec la pensée de Montaigne). Par l’amitié, l’autre ne cesse d’être appelé, de revenir en soi, selon une forme inédite de l’hybridité : un même être mais pluriel, une même pensée mais plurielle, un même corps mais qui existe par deux corps qui échangent et s’échangent, qui se hantent.

Il en irait sans doute de même du rapport à la mère ou du rapport à l’histoire : le soi et l’autre se hantent l’un l’autre, reviennent l’un dans l’autre et ne cessent de revenir ainsi. Peut-être est-ce la condition de l’écriture d’Hélène Cixous, ce soi-l’autre. Comme cela est peut-être la logique de la vie.

Hélène Cixous, Et la mère pond vite un dernier œuf, éditions Gallimard, novembre 2024, 144 pages, 17,50 euros.