Faire front

Le 6 mars 2015, Christine Angot écrivait dans Libération : « ça sert à rien d’écrire des chroniques ». Neuf ans – presque deux quinquennats – plus tard, ce texte est toujours d’actualité. Ça sert à rien d’écrire des chroniques parce qu’apparemment tout le monde s’en fout. On a beau vouloir éveiller les consciences, interpeller, faire réfléchir, questionner, faire un pas de côté en usant de l’ironie ou en y allant frontalement pour mieux tenter de toucher les esprits et faire bouger les lignes, il semblerait qu’en cette fin juin 2024, ça n’a effectivement servi à rien.

La chronique (« inutile » selon son autrice) commençait par ces mots, « Marine Le Pen va être présidente de la République, très bien ». On ne peut en rien suspecter l’écrivaine de se réjouir de l’arrivée au pouvoir de l’héritière du parti fondé par son père. On ne peut suspecter non plus Christine Angot de cautionner les actes et les mots qu’elle fustige dans sa rubrique à grands coups de « OK », « parfait ! », « très bien » tant son (anti)texte transpire le désespoir de constater que rien dans ce qui s’écrit, se lit, se répète, ne semble avoir le moindre effet. Comme elle le pointe dans cette somme d’antiphrases, déjà en mars 2015, tandis que le terrorisme a frappé à plusieurs reprises (Charlie Hebdo, l’Hyper Casher, la fusillade de Montrouge, Nice), il semblerait que la solution soit d’arrêter d’écrire parce qu’apparemment, c’est sans effet et sans espoir, « Marine Le Pen va être présidente de la République » et on ne lui demande même plus de « se désolidariser du discours de son père » (c’est superflu), comme « elle n’est pas non plus responsable de ses électeurs » (électeurs qu’« elle chauffe un peu en meeting en leur faisant siffler tout ce qui est intello ⌈… comme⌉ les journalistes, B.H. Lévy, Ch. Taubira et les électeurs répondent en chorus : ‘la crasse’ ».

Mais si effectivement ça ne sert à rien d’écrire des chroniques, que dire des tribunes, des articles, des reportages dans lesquels on viendrait démontrer que le discours du RN d’aujourd’hui n’a pas changé ou qu’il s’est adapté peu à peu et seulement en surface pour mieux bonimenter dans les limites de l’acceptable… Parce qu’il faut dire et redire les faits avant que les éléments de langage ne fassent leur job de « dédiabolisation » jusqu’à rendre convenable le fait de voter pour un parti originellement et foncièrement d’extrême-droite. Ce qu’il est toujours n’en déplaise à Marine Le Pen et ses tentatives d’interdire le qualificatif.

Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire,
c’est d’obliger à dire. (Roland Barthes)

Les faits : avant de se nommer le Rassemblement National, le parti créé par Jean-Marie Le Pen s’appelait le Front National. Le père de Marine Le Pen et grand-père de Marion Maréchal née Le Pen fut directeur de campagne de Jean-Louis Tixier-Vignancour après avoir émargé chez les poujadistes et fait une belle carrière dans l’armée française où il pratiqué le parachutisme et la torture. Lors du dépôt des statuts du FN en 1972, Jean-Marie Le Pen n’est pas seul. Il est accompagné de Pierre Bousquet, Léon Gaultier (anciens Waffen-SS de la division Charlemagne), Roger Holeindre (membre de l’OAS), François Brigneau (engagé dans la milice en 1944), Alain Robert (premier président du GUD) et Alain Jamet (connu pour avoir adapté le slogan reaganien dans l’hexagone : « La France, aimez-la ou quittez-la »).

Dès lors, comment en est-on arrivé à devoir se préparer à ce qui serait inéluctable : l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en France ? Cela fait des années que l’on dénonce la complaisance jusqu’à la connivence avec laquelle on a laissé s’installer dans le discours public la rhétorique fasciste, conduisant à l’effacement de la mémoire au profit des réécritures mensongères, au remplacement de la raison la plus élémentaire par les passions populistes.

© Wikipedia

On a laissé s’installer les propagandistes télévisuels qui n’avaient d’autre horizon que de finir leur carrière à commenter des matchs de foot sur la TNT. On a laissé les commentateurs prendre la place des journalistes dotés d’une déontologie et déverser la somme de leurs vraies fausses analyses, on a érigé des pseudo-penseurs d’importation en théoriciens de concepts fumeux aux allures de vérité absolue. On a permis que les instincts primaires se fassent flatter à longueur de plateaux et que les explications simplistes se transforment en stigmatisations de toutes sortes. On a assisté passivement à la nomination de coupables désignés d’avance : l’immigration, le wokisme, l’islamo-gauchisme, les homosexuels, les « lobbys LGBT » (liste non exhaustive)… Jusqu’à faire tenir pour vrais des amalgames douteux et des constructions sémantiques créées de toutes pièces. Jusqu’à faire entrer dans le champ lexical des notions ineptes telles que « l’extrême gauche » pour disqualifier le progressisme, le changement social, l’égalité, la solidarité, la justice, la tolérance… Jusqu’à vouloir obliger à dire qu’un parti d’extrême droite n’est pas d’extrême droite. Jusqu’à oser dire que manifester contre ce même parti est « anti-démocratique » ; jusqu’à faire du « Front Républicain » un gros mot ou une erreur historique ; jusqu’à dire que l’antiracisme est un « fléau », voire un « ennemi »… On savait déjà que nombre de digues intellectuelles avaient été submergées, on savait moins en revanche que le phénomène pouvait s’amplifier jusqu’à menacer de s’imposer.

Un peu de patience et il sera permis d’accepter que l’humanisme c’est mal, qu’aimer son prochain ce n’est pas bien ; que les Lumières dont nous sommes si fiers n’étaient en fait qu’une invention de gauchiasse ou de journalope. Loin de moi l’idée de pointer gratuitement une partie de la population qui n’est pas (totalement) responsable de la situation actuelle car ce qui est à l’oeuvre est le fruit d’un lent et méthodique travail de sape de la part des chefs de file de l’extrême droite, de ses communicants, de ses élus courant les plateaux de télé et déversant leur phraséologie primaire sans contradiction ou presque.

Vous souvenez-vous de la disparition des Guignols de l’info sur Canal+ au motif que la dérision et l’irrévérence auraient eu trop d’influence sur l’opinion publique ? À l’époque, tandis que le programme court vivait ses derniers instants en crypté, le tollé des partisans de l’humour et de l’esprit Canal n’avait pas pu empêcher le propriétaire de la chaîne de signer l’arrêt de mort des poupées satiriques. En lieu et place, on a vu petit à petit s’installer d’autres marionnettes à l’antenne.

Depuis 2015, sur les chaînes du groupe Canal+, les numéros de ventriloquie ont fait florès avec la reprise en main de l’antenne par l’actionnaire majoritaire. À partir de 2016 sur CNews, L’Heure des pros d’abord diffusée quotidiennement est désormais présente deux fois par jour du lundi au vendredi. Puis le week-end en matinée et codiffusée sur Europe 1 le matin depuis janvier 2024. En 2016 toujours, sur C8, reprise de TPMP après sept saisons sur le service public et sur D8 vendue (et rachetée) par Vincent Bolloré.

Dans un édito en novembre 2021, je m’interrogeais sur ce que nous vivions alors quand on allumait la télévision sur une certaine chaîne : « par quel truchement en sommes-nous arrivés à ce qu’un quarteron de cuistres abondamment médiatisées dicte l’agenda politique, impose sa présence inopportune à longueur de plateaux, commande au discours des uns et des autres et s’immisce jusque dans les conversations les plus anodines ? » Tentant de renverser le mantra des histrions aux ordres, je formulais le voeu de ne pas se résoudre à ne rien dire devant « la mise en coupe réglée du langage au nom d’une liberté d’expression à sens unique ». Je prenais position pour ne plus « se taire face à un combo mortifère pour la démocratie : l’apathie journalistique et le dédain citoyen combinés avec un certain opportunisme éditorial »… au risque de devoir vivre « l’échec collectif de vivre dans ce beau pays de France où les fascistes courent toujours (les plateaux de télévision). » 

Moins de trois ans plus tard, l’histoire m’a donné tort, moi qui croyais naïvement que l’on pouvait renvoyer la bête immonde à ses oriflammes et ses projets xénophobes, racistes et génocidaires. J’ai eu tort, j’ai clairement manqué de finesse et péché par optimisme quand je pensais sincèrement que les audiences ne représentant à l’époque que l’équivalent de la population de la Lozère, la gangrène ne pouvait pas s’étendre au-delà du village médiatique ou de la tablée d’oncles racistes alcoolisés qui vitupèrent sur les étrangers entre le fromage et la poire.

Mais si ça ne sert à rien d’écrire des chroniques, pourquoi continuer et insister à ce point ? Parce que (naïvement, une fois de plus) rien n’est écrit à l’avance, rien n’est inéluctable. Ce n’est pas parce que le pouvoir en place de peur de perdre sa majorité amalgame la gauche socialiste, les écologistes, les radicaux de gauche, La France Insoumise, les sociaux démocrates sous la terminologie disqualifiante d’extrême gauche qu’il faut se résoudre à ne rien dire. Il faut d’autant plus faire front que ce même pouvoir ose donner pour consigne de vote de barrer la route à ceux-là mêmes qui ont été les artisans de sa victoire face à l’extrême droite. Souvenez-vous de ses paroles qui se sont vite envolées : « ce vote m’oblige ». Il faut aujourd’hui le lui rappeler. Et écrire l’Histoire plutôt que des chroniques, sinon ça ne sert vraiment à rien.

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Jusqu’au second tour des élections législatives, du lundi au samedi, Diacritik publiera des articles dans une rubrique intitulée « Faire front ». Faire front populaire contre le front national, quel que soit le nom qu’il se donne aujourd’hui et qui ne change rien à ses racines, profondes, pas plus qu’au chaos qu’il promet. Ces articles ont en commun de traiter, d’avertir, de dénoncer le fascisme, les racismes, la xénophobie, l’homophobie, la transphobie à l’oeuvre, en marche et à venir. Chacun de ces papiers, entretiens, reportages ou tribunes a été publié une première fois entre 2015 et 2024. Et chacun de ces textes est tristement actuel.

LP @ Christine Marcandier