Récemment paru aux éditions du Bunker, Hiver Chute Vie, de Wonwoo Kim associe l’espace et l’écriture pour créer un recueil qui est aussi un livre-objet, un ensemble de textes autant lisibles que visibles. Entretien avec l’auteur.
Vient de paraître Hiver Chute Vie, ton nouveau recueil. Chaque texte a une forme propre, visuelle et graphique. Tu as aussi une activité plastique. Est-ce que ces deux espaces de ta création communiquent ou est-ce que tu les penses de manière distincte ?
Pour moi, les arts visuels font partie intégrante de la création poétique. S’il existe un monde artistique que j’ai construit, ou que je souhaite encore construire, et s’il faut y trouver une gravité pour le maintenir, ce serait la poésie.
La poésie est l’ensemble des événements qui franchissent les limites du langage. Parmi ces événements, certains se produisent sans mots, d’autres ne sont faits que d’images, et d’autres encore existent simplement comme une vie en soi. Quoi qu’il en soit, la poésie est « faire ». Mais si je devais appeler « poésie » seulement ce qui accorde une place importante au texte, je dirais alors que la poésie et les autres médiums que j’emploie s’influencent mutuellement de manière intime. C’est particulièrement vrai pour le cinéma.
J’utilise une approche poétique dans la réalisation de mes films. Les images, les sons, les textes, le silence ou l’obscurité qui composent le film, je les traite comme des mots et des phrases dans un poème. La manière dont un sens se répète et se transforme, la profondeur émotionnelle née de la formation et de la rupture du rythme, l’usage des blancs entre les mots ou entre les vers — tout cela se reflète directement dans le montage de mes films.

Cependant, contrairement au poème, qui existe dans le livre, le film appartient à un temps déterminé, c’est un art du temps. Il lui est difficile d’échapper au temps linéaire. La poésie est différente : elle est fragmentaire. Dans un seul poème, le passé, le présent et le futur se mêlent, et l’événement à venir peut devenir la réalité que j’affronte aujourd’hui. La poésie renverse aussi la notion d’espace : la douleur de ceux qui vivent sur une terre que je n’ai jamais foulée peut faire s’écrouler la maison où je vis maintenant.
Le livre, en tant qu’objet que l’on peut ouvrir n’importe où, correspond bien à cette nature de la poésie. En intégrant ces caractéristiques poétiques dans mes films, je crée donc des œuvres différentes du cinéma au sens habituel. Elles deviennent le résultat de l’assemblage de fragments à l’intérieur d’un temps linéaire. Ce résultat m’intéresse profondément — et je crois que c’est grâce à la poésie, qui dépasse sans cesse ses propres frontières.
D’où vient ce geste d’une forme toujours différente du poème ? Est-ce que tu cherches par là à t’inscrire dans une certaine tradition – d’aucuns parleraient par exemple d’une référence à Apollinaire, alors même que chez lui, par le principe du calligramme, le thème appelle la forme, contrairement à ton travail.
Mon travail ressemble à celui d’Apollinaire en ce qu’il rend visible la relation entre l’image et la poésie. Cependant, alors que les images qu’il crée reflètent le thème du poème, ce n’est que rarement le cas dans mon recueil. Dans mes poèmes, l’image ne traduit pas le contenu du texte, mais sa manière d’existence. Les images d’Apollinaire sont fondées sur une relation de cause à effet : on peut retrouver dans le texte même la raison pour laquelle un poème adopte telle ou telle forme. Ma vision du monde est différente. Je me situe plutôt dans une approche évolutionniste, où la forme d’un être vivant n’est pas issue d’une cause a priori – par exemple, la parole divine ou l’intention de l’auteur – mais du résultat d’une adaptation. Ainsi, je n’ai pas écrit mes poèmes pour créer une forme visuelle précise ; c’est en écrivant que ces formes se sont imposées d’elles-mêmes. La combinaison entre ces formes et les textes m’a procuré une joie telle que j’ai continué à travailler de cette manière.
La diversité des formes est née de la même logique : chaque poème appelait la forme qui lui convenait. Un autre poète aurait sans doute agencé les choses autrement. Dans ce sens, du point de vue du poème, moi, l’auteur, ne suis qu’une partie de l’environnement auquel il doit s’adapter.
Je suis toujours émerveillé en me souvenant que l’être humain et la mouche partagent environ 60 % de similitude génétique. Si une information génétique composée de seulement quatre bases — A, T, G, C — peut engendrer une telle diversité de formes de vie, que pourrait donc produire la poésie ?
Cette diversité des formes est aussi une diversité de la lecture. Ton livre peut se lire de plusieurs manières et toujours en mouvement. Est-ce qu’il y a une hiérarchie de la phrase dans le poème ou peut-on considérer que le poème se lit dans une liberté radicale ? Cette seconde option d’ailleurs irait plus encore dans la direction d’un effacement – relatif – du poète, qui s’efface dans le démantèlement d’un ordre de lecture.
Mes poèmes, à quelques exceptions près, sont libres de tout ordre de lecture. C’est sans doute parce que leur forme est rayonnante. Les notions de haut, bas, gauche et droite sont relatives — et, dans l’espace cosmique, elles deviennent floues. En y repensant, mes poèmes semblent flotter comme des corps en apesanteur dans l’univers. En ce sens, on peut dire que l’ordre de la lecture s’y trouve déconstruit. Mais cette déconstruction n’a rien d’un geste volontaire du poète. C’est plutôt la configuration même des textes qui a déconstruit le regard du poète.

L’ondulation est aussi, en filigrane, une sorte de passage de relai dans le poème. D’une autre façon, on peut analyser ainsi le recueil On verra On y est, que tu as écrit avec Park Chad Dalle, et qui est paru aux éditions de L’Usage. Dans ce texte, l’écriture cherche la coïncidence impossible de vos deux voix, elles dansent ensemble, se cherchent et s’attisent mais ne se mélangent pas, elles ondulent l’une contre l’autre.
Quand j’écrivais On verra On y est, j’étais submergé par des émotions que je ne savais pas comment contenir autrement qu’en écrivant. Ma compagne, Dalle, m’a accueilli tel que j’étais, tout en chantant sa propre chanson. L’impossibilité de coïncider entre nos deux voix était déjà annoncée dans le titre. Nous étions dans des temporalités différentes : moi, j’avais soif d’un avenir possible (On verra), tandis que Dalle portait une attention entière au présent (On y est).
En vivant ensemble, nos attitudes se sont parfois renversées, mais il fut rare que nous soyons dans un même état, au même moment. Au cœur de ce décalage, un être abandonné est apparu — c’est elle qui, accueillie chez nous, a réuni ces deux voix divergentes dans un même espace. À partir de ce moment, dans le livre, les deux voix se tournent vers une même direction. Voici un extrait du recueil : « La poésie n’est pas un dialogue / Nous parlons en même temps // Deux monologues / Nous nous regardons / Quand nous prononçons / Le même mot ».
Rodolphe Perez : Dans Hiver Chute Vie, les textes sont construits autour des contraintes, aucune forme n’est arbitraire. Comment fonctionne ce système de contraintes ?
Chaque poème de Hiver Chute Vie est composé de plusieurs petits poèmes. Ces petits poèmes comportent souvent le même nombre de vers. Ils commencent et se terminent par le même mot. Ainsi, en les disposant de manière radiale, on crée un mouvement visuel circulaire qui se déploie du centre vers l’extérieur. C’est la première contrainte. La deuxième contrainte est apparue un peu plus tard. En observant ces poèmes construits selon le principe précédent, ils m’ont évoqué les ondes à la surface de l’eau — une succession d’ondulations. J’ai donc ajouté une nouvelle contrainte : le poème suivant doit commencer par le dernier mot du poème précédent.
Écris-tu sans contrainte ?
Tous les textes que j’écris naissent avec des contraintes. Mais la « contrainte » dont je parle ici ne désigne pas seulement celles, arbitraires, que j’ai utilisées comme dispositifs de création dans Hiver Chute Vie. J’invente parfois des contraintes arbitraires lorsque l’écriture ne vient pas d’elle-même. Quand j’écris sans contraintes arbitraires, c’est que je vis déjà, dans ma vie quotidienne, des contraintes d’ordre psychique ou matériel.
J’ai écrit mes premiers poèmes pendant mon service militaire. À cette époque, en Corée, la durée moyenne du service était de vingt et un mois. Pendant tout ce temps, les seuls moyens d’expression qui m’étaient permis étaient un stylo et un cahier. Et à toute contrainte matérielle s’ajoute toujours une contrainte mentale.
Pourquoi ai-je écrit des poèmes, et non d’autres formes de textes, dans ce cahier ? Parce qu’alors, j’étais traversé par une angoisse liée à ce nouvel environnement et par une lassitude née de la répétition de travaux dépourvus de sens. Ces choses-là formaient mes contraintes psychiques. Lorsque j’étais épuisé de chercher un sens à la vie sans pouvoir cesser de le faire, lorsque l’anxiété m’empêchait de construire un récit logique, j’écrivais des poèmes.
Si je crée aujourd’hui encore des contraintes arbitraires, c’est pour ne pas cesser d’écrire. L’écriture est devenue, peu à peu, comme un médicament que je dois prendre régulièrement. Je désire une vie où je pourrais vivre sans ce médicament. Mais ce désir, comme beaucoup d’autres, est impossible à réaliser — et il doit le rester, pour que la vie continue. C’est un paradoxe banal, mais qu’on oublie facilement. Écrire est une bonne manière de se le rappeler.
Est-ce que le poème vient mettre du sens ou à l’inverse il radicalise le non-sens ontologique pour l’embrasser pleinement ?
Le mot « 시 » signifie « poème » en coréen. Pour quelqu’un qui ne sait pas lire le coréen, « 시 » n’est qu’une forme dépourvue de sens. Il se prononce [si] — un son qui évoque plusieurs homonymes sans jamais se fixer sur une signification précise. Et, lorsqu’il est prononcé plus longuement, il ressemble au souffle d’un vent d’hiver. Pour moi, tout cela est déjà de la poésie.

Tenter de percevoir la langue en dehors de toute fonction de signification est essentiel pour moi. C’est une tentative de vivre sans le secours du sens, un désir de s’en libérer. Lorsque le sens se désagrège, nous éprouvons à la fois une forme de liberté et d’inquiétude — comme ce battement de cœur qui nous saisit à bord d’un avion, quand nous regardons une mer sans fin. Ce battement naît du double mouvement : le désir d’être absorbé dans un monde où le langage humain n’a plus cours, et la peur d’y être abandonné, seul, au milieu de l’immensité.
C’est aussi une réflexion sur l’incompréhensible. Face au monde comme absolu Autre, l’humain doit choisir : tenter de le ramener dans le champ de l’interprétation, ou accepter son opacité. La tension entre ces deux attitudes traverse mon écriture, même si l’inclination à accueillir l’incompréhensible y domine. Je rêve d’un monde fragmenté, illisible — ou, s’il se lit, seulement par éclats. Voici un extrait de Hiver Chute Vie : « La prononciation du mot “시 [si] (poème)” restaure le monde en verre cassé. » J’ai griffonné un croquis dans mon carnet avec le caractère « 시 ». On y voit le sens se briser, se transformer, générer de nouvelles significations ou disparaître entièrement — comme le phénomène qui se produit quand j’écris de la poésie.
Wonwoo Kim, Hiver Chute Vie, éditions du Bunker, septembre 2025, 144 pages, 18€.