Les damnés de Blida-Joinville (Frantz Fanon, d’Abdenour Zahzah)

Frantz Fanon d’Abdenour Zahzah (DR)

L‘Homme brille souvent par son inhumanité. C’est ce qui vient immédiatement à l’esprit en sortant de la projection de Frantz Fanon, le film d’Abdenour Zahzah.

Si un tel film a pu passer inaperçu, c’est bien parce qu’il est sorti en plein cœur de l’été, quelques jours avant le centenaire de la naissance de Frantz Fanon. Focalisé sur l’expérience algérienne du jeune médecin, ce film, dont le sous-titre est Chroniques fidèles survenues au siècle dernier à l’hôpital psychiatrique Blida-Joinville, au temps où le Docteur Frantz Fanon était chef de la cinquième division entre 1953 et 1956, met en avant l’accueil pour le moins glacial qu’il reçoit à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, un hôpital conséquent qui comprend autant de lits que de soignants et qui se targue d’être non seulement le meilleur hôpital psychiatrique de France mais d’Afrique.

Cet accueil chahuté contraste avec la photographie parfaite et les nombreux plans fixes qui renvoient tantôt au travail de Raymond Depardon dans les asiles italiens, tantôt à celui de Sebastião Salgado. Mais ce qui apparaît surtout, et avec force, c’est que tout asile est une prison, toute fenêtre fermée insoutenable, tout interné n’étant qu’un homme parqué à l’écart du reste de l’humanité, à la seule fin de protéger cette dernière.

Certains s’étonneront qu’un biopic se concentre à ce point sur trois années de la vie de Fanon. C’est au contraire ce qu’il fallait faire pour éviter le biopic linéaire et convenu, et donner à voir la trajectoire du psychiatre, dans le sillage des premiers travaux d’Erving Goffman ou de Michel Foucault, parus à la même époque. L’engagement politique de Fanon, au lieu d’être saturé d’images grandiloquentes, culmine lors d’un meeting, mais Alexandre Desane, qui ressemble à s’y méprendre à Fanon lui-même, est on ne peut plus crédible et transpire la révolte intérieure d’un homme entier tout au long du film. Il n’y a qu’à voir sa réaction lorsque sa femme lui annonce qu’elle est enceinte.

La leçon dispensée par le docteur Fanon est à ce titre emblématique. Son cours s’intitule : « L’enfermement ». De ce cours, comme du reste, ses collègues se gaussent, notamment quand il entend fêter Noël et qu’ils lui confient le pavillon des musulmans en disant en aparté : « On verra ce qu’il pourra fêter avec eux ». C’est que le racisme ordinaire, colonial, va de pair avec un enfermement inhumain, archaïque, qui repose sur une méconnaissance totale des évolutions de la psychiatrie autant que sur des arguments fallacieux qui s’appuient sur « l’école d’Alger », fondée vingt ans plus tôt, et soi-disant la seule légitime.

Fanon, qui n’en a cure, injecte dans cet hôpital ce qu’il a appris auprès de François Tosquelles. Obstiné, il trace son sillon, entend d’abord et avant tout « soigner les soignants ». Après quoi, il s’agira « d’ouvrir les murs ». Car un homme, ça ne s’attache pas à un arbre ; pas plus que ça ne porte un vêtement ou un sobriquet humiliants. En cela, le film d’Abdenour Zahzah, aussi percutant que pertinent, sans jamais être misérabiliste ou manichéen, fait souvent penser à un documentaire, alternant réflexions micro et macroéconomiques.

La guerre mondiale, la guerre mondiale, répète un interné, ce à quoi Fanon répond qu’il l’a faite, lui, la guerre mondiale, et qu’il pourra lui en parler ; qu’il pourra même lui montrer sa cicatrice, s’il le souhaite, mais un autre jour, car il n’est d’autre façon de se reconnecter à l’homme qu’en l’écoutant et en lui parlant. C’est pourquoi, pour Fanon qui agit contre vents et marées, ouvrir un café est un acte thérapeutique, tout comme la volonté de réunir les personnes internées, pour parler de tout et de rien, chaque semaine et pourquoi pas deux fois par semaine, puisque la psychiatrie n’est pas une sinécure.

Qu’on ne s’y trompe pas : Frantz Fanon est éminemment et constamment politique. De la société divisée, sclérosée, en proie à la ségrégation jusque dans l’hôpital, avec les Européens d’un côté et les Arabes de l’autre, Fanon entend faire table rase. Il ne le dit pas, mais le spectateur le comprend : il est grand temps de sortir de la stigmatisation primaire. Qu’importe s’il est contesté par ses collègues en raison de ses pratiques novatrices, il fait confiance en la parole, entend faire imploser les barrières et surtout libérer tous ceux qui ont été asservis. Pour lui, jouer au football avec les internés ne fait pas de vous un mauvais médecin, bien au contraire.

Et le traçage des lignes blanches afin de pouvoir y jouer fait certes moins écho au très beau film de Nicolas Philibert, Sur l’Adamant, qu’à la fin de Carnets de voyage de Walter Salles, lorsque le jeune Ernesto Guevara joue au football avec les malades de la léproserie de San Pablo, au Pérou, avant de fêter son anniversaire avec eux, non sans avoir au préalable traversé à la nage l’Amazone qui les sépare du corps médical. Et ce n’est pas le seul lien que l’on pourrait tisser entre Salles et Zahzah, qui optent tous deux pour un cinéma dénué de pathos mais fait d’ellipses.

Frantz Fanon d’Abdenour Zahzah (DR)

Une des scènes les plus glaçantes se situe dans la dernière partie du film, lorsqu’un homme s’adresse à Fanon pour lui parler des accès de violence qu’il a commis à l’encontre de sa femme et de leur bébé, dernièrement, avant de revenir sur son métier de tortionnaire. Il lui arrive, dit-il, de torturer un homme plus de dix heures par jour, sans vouloir lâcher sa proie, car personne ne veut laisser un autre endosser des aveux. Et sa profession tombe comme une gifle : c’est bien d’un commissaire de police dont il s’agit et qui appelle à l’aide.

À la fin, l’intemporalité du propos passe par un noir et blanc époustouflant de maîtrise. Frantz Fanon, c’est aussi un film où l’on entend les oiseaux. Où chaque scène pourrait se suffire à elle-même et où chaque être est renvoyé à sa singularité. Ce ne sont pas les internés mais les médecins, dépourvus de la moindre psychologie, et la figure abominable du commissaire, qui paraissent malades, à tel point que la question qui se pose n’est pas : pourquoi devient-on fou ?, mais : comment ne pas l’être dans un tel monde ?

D’une ironie douce et néanmoins grinçante, le film rappelle par son économie de moyens et sa mise en scène rigoureuse, L’Ordre, un chef-d’œuvre méconnu de Jean-Daniel Pollet tourné à Spinalonga, dans la dernière léproserie d’Europe. Point de voix off ni de travellings nerveux, ici. Mais, comme à Spinalonga, tout va vers la mort et le doute du spectateur s’amplifie. Abdenour Zahzah est incontestablement un grand metteur en scène, un grand cinéaste en devenir.

Frantz Fanon, film d’Abdenour Zahzah, en salle le 23 juillet 2025. Avec : Alexandre Desane, Gérard Dubouche, Nicolas Dromard, Omar Boulakirba, Amal Kateb, Catherine Boskowitz, Chahrazad Kracheni, Kader Affak.

Frantz Fanon d’Abdenour Zahzah (DR)