On pourrait dire que c’est l’histoire d’une robe : la robe de princesse dont toute petite-fille se doit de rêver. Avatar de celles qui firent pleurer Peau d’Âne ou que les fées de la belle au bois dormant coloraient d’un coup de baguette magique, une robe de mariée trône pendant toute la représentation sur le plateau de Lacrima, au cœur de toutes les conversations, au centre de toutes les préoccupations : elle en est le fil, blanc, le motif central et obsédant.
Mais c’est plutôt l’histoire d’une femme ; de toutes les femmes – et d’un homme – qui œuvrent dans les coulisses de cette robe d’apparat, à jamais désincarnée puisque la princesse qui va l’habiter ne nous sera accessible que par une voix, artificielle et distinguée, tombée des cintres sur un plateau dont les vraies héroïnes sont bien plus matérielles. Ce spectacle nous ancre dans l’atelier où, sans aucune baguette magique, une armada d’ouvrières, de dentellières et de brodeuses s’agitent pour donner corps aux rêves des princesses et aux ambitions des couturiers. Si ce métier au masculin évoque le luxe et les défilés, il dit au féminin la fabrication à coups de points, d’heures supplémentaires et de larmes.
Il s’agit en tous cas d’une histoire, comme Caroline Nguyen aime en raconter : nourrie d’émotion et de coups de théâtre, de quelques rebondissements cousus de fil blanc. Selon un principe narratif en boucle, le récit revient à son point de départ, en un geste qui imite sans doute celui de la dentellière ramenant en son centre le fil qu’elle a tourné pour produire le motif. La polysémie qui associe sans cesse le vocabulaire de la couture à celui de la narration n’est pas fortuit : tisser et raconter, on le sait depuis l’aube de la littérature, sont deux gestes jumeaux dont ce spectacle explore de nombreux possibles en une fresque de trois heures fluide et passionnante.
C’est donc l’histoire de Marion qui constitue la trame de ce spectacle construit sur le rythme d’une série, haletante et plurielle. Marion est première dans l’atelier de la maison de haute couture choisie pour élaborer, dans la plus haute confidentialité, la robe de mariée d’une future princesse d’Angleterre. Tiraillée entre ses multiples fonctions, artisane hyper qualifiée, directrice d’équipe mais aussi mère et épouse, Marion accomplit cette prouesse féminine de tout gérer, de répondre à toutes les injonctions sur le mode répété du « tout va bien ». Elle incarne la figure emblématique de toutes les femmes présentes sur le plateau, penchées tour à tour sur le canevas infini d’une tache exigeante : autour de Marion s’agitent des couturières, repasseuses et autres mesureuses qui manipulent coupons de tissus, fers à repasser et autres rouleaux d’organdi avec dextérité. Les actrices – professionnelles et amatrices, familières pour beaucoup des plateaux de Caroline Nguyen – reproduisent sur scène la fourmilière de l’atelier, surplombé par les néons et empli d’accessoires réalistes. Dans un autre atelier – sur le même plateau de théâtre mais en multiplex radiophonique – la fabrique de dentelle d’Alençon, fierté nationale, revit pour les besoins de cette robe qui doit synthétiser l’expertise contemporaine et l’expérience ancestrale. Un voile historique, fabriqué pendant 10 ans par des dentellières anonymes, doit être restauré pour le futur mariage princier. Avec beaucoup d’émotion, Caroline NGuyen ressuscite ici les ouvrières de l’ombre qui ont usé leurs yeux, leurs articulations et leurs souffles, pour confectionner pendant 10 ans de labeur muet cette pièce immortelle…

A l’histoire centrale de Marion se cousent donc d’autres récits, de femmes dévouées et oubliées dont les sœurs et les filles restituent la mémoire, par des gestes perdus ou des trajectoires brisées. Il est besoin d’un récit principal pour créer la ligne structurante mais les histoires secondaires sont nécessaires pour lui donner du volume, une ampleur émouvante. Ainsi, un troisième lieu de création nous déplace en Inde : la petite main qui s’y active est singulièrement celle d’un homme, ouvrier minuscule et inlassable que la grande machine à produire des vêtements précieux broie inéluctablement. De tissage et métissage, il n’y a qu’un pas. Cette folle entreprise entrecroise les époques et les continents pour raconter l’université des esclavages : des orphelines sourdes exploitées par les sœurs à Alençon aux indiens musulmans soumis à des horaires démentiels. Cette dimension rhapsodique est constamment sous nos yeux : trois portraits de femmes surplombent le plateau pendant toute la durée du spectacle. Trois femmes nous y sourient, dans des cadres un peu kitsch, brodés et clinquants, : ce sont les grands-mères de trois des femmes qui ont cousu/conçu le spectacle (la metteuse en scène, la scénographe et l’actrice principale), venues de divers endroits du monde, elles ont toutes, peut-on apprendre, un rapport avec les travaux d’aiguille.
Dans ce chassé-croisé de destins mêlés se faufile à plusieurs reprises un garde-fou, celui du médecin du travail superbement incarné dans ses divers avatars par Natasha Cashman. Elle veille, conseille et prévient des dangers de ces taches répétées, microscopiques et d‘une exigence telle qu’elles détruisent les existences… Pour la beauté d’une apparition arachnéenne, les ouvrières du fil s’épuisent et dans une filiation (j’aurais dit « fill-ation » !) que l’histoire ne cesse de réinventer, se transmettent leur savoir-faire, leurs gestes et leurs gênes, leurs souffles. De fille en aiguille, la tradition sacrifie les ouvrières. Les histoires qui s’écrivent en creux de la grande histoire donnent lieu à un spectacle de trois heures, sensible et palpitant, qui maintient le public dans une tension ininterrompue, soutenue par le rythme du récit, la force du propos et la précision des comédiens et comédiennes.
Caroline Guiela N’Guyen réussit, avec toute son équipe, un spectacle populaire et féministe, délicat et engagé. On pense parfois à L’Atelier de Jean-Claude Grumberg et aussi à l’exposition des tissages d’Olga de Amaral (qui vient d’avoir lieu à la fondation Cartier, presque en même temps que les représentations de Lacrima). On pourrait convoquer toutes les figures de tisseuses, ravaudeuses et autres dentellières qui écrivent au féminin une certaine histoire de la matière, du travail muet et infatigable souvent dépourvu de reconnaissance et de rémunération. Le succès de ce spectacle beau et nécessaire lui promet une tournée internationale dont l’ampleur témoigne de l’universalité du propos.
Lacrima, Ateliers Berthier (Paris) du 9 janvier au 8 février 2025. 2h55. Avec Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Michèle Goddet, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam
et en vidéo Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont
et avec les voix de Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford
Prochaines dates françaises : du 13 au 21 février 2025 aux Célestins (Lyon) et du 26 au 28 février 2025, Théâtre au Théâtre national de Bretagne. Puis en tournée en France et à l’étranger.