Le livre de Maxime Actis peut être lu comme une dystopie mais il est sans doute autre chose : une synthèse ou une contraction d’événements qui, aujourd’hui, produisent un basculement du monde. Quelque chose est en train de se passer et ce qui se passe change le monde, nous change, nous fait passer dans un monde à la fois en formation et déjà là.
C’est ce basculement qu’écrit Maxime Actis en choisissant non de représenter tel ou tel événement politique, économique, militaire, climatique mais en les insérant tous dans un même cadre qui constitue le monde de Brutusses Brutus. Ces événements ne sont plus éparpillés à travers l’espace et le temps, disséminés comme des faits particuliers à travers les médias, recouverts par les multiples récits journalistiques : ils sont abstraits du flux général du monde, des discours, des images, des médias, ils sont réunis et concentrés pour la création d’un texte qui est fait d’eux seuls. La littérature, ici, serait un art du cadrage, des relations, un art qui n’est pas d’abord de la représentation mais de l’expression, un art de l’abstraction qui agence pourtant le plus concret, le plus matériel, le plus vital.

Les événements du monde, certains des événements actuels du monde sont non pas présentés sous une autre forme mais déplacés et concentrés, isolés des faits particuliers pour devenir la seule matière d’un récit. Du fait des événements sélectionnés, le monde qui est créé dans Brutusses Brutus est chaotique, apocalyptique – non pas en vertu de l’invention d’une réalité parallèle et symbolique mais par le geste d’abstraire et de réunir, par la seule écriture qui fait de notre monde un monde en train de s’écrouler. Par l’écriture, ce qui est d’ordinaire perçu comme un ensemble de phénomènes à intégrer dans le cours habituel des choses, devient un ensemble d’événements, un événement global qui arrive au monde, qui l’affecte et le fait basculer dans un autre mode destructeur, mortel (« On rapporte des événements terribles »).
Peut-être que la dynamique de ce basculement était déjà là, plus diffuse, progressive. Mais, dans le livre de Maxime Actis, ce qui arrive paraît marquer une limite, quelque chose de l’ordre de l’irréversible – cette impression étant sans doute renforcée par le fait que l’auteur choisit le présent comme temps de la narration sans que celui-ci ne soit lié à un passé ou, de manière plus générale, à un contexte explicatif qui permettrait la détermination de chaines de causalités.
Ce qui survient est un ensemble de catastrophes climatiques, sociales, politiques, militaires, humaines : montée des eaux, répression, violence, exode, lutte pour la survie, conflits militaires, politiques policières, etc. Ces événements sont de l’ordre de la catastrophe, de l’entropie : des faits catastrophiques qui débordent la normalité, le prévu, le souhaité, l’équilibré, et entrainent vers on ne sait quoi – la destruction ? la mort ? la fin de quoi et le début de quoi ?
Certains événements font écho à une actualité plus ou moins récente, d’autres sont plus explicitement signalés : inondations, pluies torrentielles, tremblements de terre, répression policière et militaire des migrant.e.s aux frontières, massacre de Gaza par Israël, répression en Syrie, guerre en Ukraine, etc. (l’auteur en établit la liste en fin de volume). Si ces événements sont distincts quant à leur nature, ils sont réunis en fonction de leurs effets qui constituent un même effet commun signalant un même événement qui s’effectue selon des modes divers : la destruction, la mort, l’exil… Un ordre semble s’achever ou en tout cas être pris dans des réalités qui le débordent et le transforment, orientant le tout vers un avenir pour lequel il ne semble pas y avoir d’image.

La question qui traverse le livre serait : qu’advient-il des humains ? que peut-il advenir d’eux ? que peuvent-ils être ou devenir à l’intérieur de cet écroulement ? Dans Brutusses Brutus, les êtres humains deviennent errants, exilés, ils fuient, cherchent à survivre. Ils se heurtent aux frontières, à leur surveillance policière et militaire : le vieil ordre persiste par la frontière, par la police, par l’armée, par la violence que celles-ci exercent, par les meurtres qu’elles commettent (« Depuis plusieurs années, la militarisation de la frontière est croissante. Les locaux racontent comment ils découvrent des corps sans vie sur le bord des chemins »). Dans cette logique, l’humain ne compte pas, c’est l’ordre qui est souverain, c’est lui qui importe, qui est la valeur supérieure. L’humain est volontiers écrasé, tué par les bombes, réduit à l’état de bête dans des usines qui sont aussi bien des prisons : des choses plus ou moins utiles, des êtres nuisibles – rien, quasi-rien (« Comme des rats. Certains parlent de ces gens comme ça »). La violence serait moins le moyen par lequel l’ancien ordre du monde cherche à se maintenir que cet ordre lui-même qui persiste à être ce qu’il est : déshumanisant, violent, assassin.
Les individus, les groupes cherchent à continuer à vivre, à survivre, à vivre ailleurs et autrement. Dans le récit, ils apparaissent sous la forme d’un étrange cortège qui traverse les géographies, les frontières, ou sous la forme des migrant.e.s qui cherchent à vivre encore et qui, dans cette recherche, souvent s’épuisent, sont tués. La recherche de la vie se heurte à la mort – la vie la plus immédiate, la mort la plus brute. Les Brutusses et Brutus sont ces êtres qui persistent à vivre, à vouloir vivre, à exister en tant que groupes, en tant qu’individus. Ils le font en fuyant, ils le font en devenant nomades, ils le font en continuant à croire, par exemple, qu’un changement est possible, qu’une vengeance est possible, que l’espoir et donc le futur sont encore possibles ; ou, par exemple, en croyant encore en Dieu, en l’appelant, en le priant.
Les Brutusses et Brutus sont également humains en ce qu’ils parlent, qu’ils racontent, qu’ils disent ce qu’ils sont et ce qu’ils ont été : ils disent leur malheur, leur espoir, leurs histoires collectives ou individuelles, ils transmettent, s’efforcent de ne pas oublier, de durer dans le souvenir des autres. C’est ce qu’ils opposent à ce qu’ils subissent, à la fin plus ou moins proche : un désir de durer, de parler de soi, de s’affirmer en tant qu’individus, de parler aux autres, y compris en s’engueulant, de concevoir un avenir – et donc, d’écrire (« Je ne veux pas décrire tout ça dans le détail […] mais seulement vous raconter, c’est ça, raconter ») ?

Ce qui caractérise les Brutus et Brutusses est aussi la recherche d’un lieu, d’un endroit à habiter, dans lequel habiter : le nomadisme du cortège ne définit pas l’essence du groupe qui le compose puisque migrer, s’exiler est le moyen d’accéder à un lieu où s’installer pour vivre. C’est ce que certains personnages du récit trouvent à « Grosse Maison Debout », dans un lieu nommé « R d’Éden », une ancienne aire de repos, « havre de paix pour véhicules » devenu un lieu de paix, sans doute momentané, pour les corps et les esprits d’individus égarés, en fuite, errants, « des personnes un peu perdues ». La référence au jardin biblique est transparente et peut paraître ironique mais elle est aussi le signe que ce lieu est peut-être aussi celui d’un recommencement de l’humain : les individus s’y rassemblent, y vivent en communauté, y trouvent un asile, s’y abritent, s’y protègent, un enfant va y naître…
Dans le livre de Maxime Actis, les noms Brutus et Brutusse ne renvoient pas à des individus précis, particuliers, il s’agit de noms communs qui sont en même temps des noms propres, chaque Brutus ou Brutusse étant singularisé.e par un ajout : Brutusse-Prestige, Brutusse-Abarr, Brutus-Chien-sous-la-lune, Brutus-Gluc, Brutus-Houe… Le nom indique à la fois l’appartenance à un groupe et la singularité, l’articulation des deux, chacun étant soi et l’ensemble des autres, pris dans le même destin. Le nom « Brutus », bien sûr, est lié au latin et à l’idée de stupidité, d’idiotie, comme il pourrait renvoyer à Lucius Junius Brutus, fondateur de la République de Rome, celui par lequel commence une nouvelle ère politique. Ces deux références peuvent fonctionner et faire apparaître les Brutus et Brutusses comme ceux et celles par qui autre chose est possible, peut-être un autre monde, un commencement – mais de quoi ? Ils seraient en eux-mêmes porteurs d’un avenir, d’un à venir – mais lequel ? Si les Brutus et les Brutusses sont stupides, idiots, ce serait moins parce qu’ils seraient dénués de raison que parce qu’ils échappent à la rationalité mortifère de l’ordre ancien : leur idiotie serait l’indice d’une autre pensée comme d’une autre vie.

Même si le livre est tout entier placé sous le signe de la catastrophe (« ce monde, il va à toute vitesse, il se dissout à toute vitesse »), il s’agit effectivement, pourtant, dans celui-ci, de la vie, de l’affirmation de la vie : c’est la vie qui est recherchée, que l’on s’efforce de faire durer ; c’est à une autre vie que l’on aspire ; ce sont les conditions d’une vie, et d’une vie humaine, qui sont voulues et désirées ; c’est un type de vie qui est opposé à un autre, une vie vivante contre une vie qui implique le meurtre de la vie (« Il demande si c’est ça une vie. / Il demande si c’est ça qu’on doit attendre d’une vie ». Il s’agirait aussi de cela pour ces corps qui luttent, ces cortèges qui se mettent en route, ces prières, ces relations humaines, ces êtres qui risquent leur existence – de la vie, encore.
Maxime Actis, Brutusses Brutus, éditions de l’Ogre, mai 2024, 224 pages, 20€.