Pierre Michon : Une épopée du corps amoureux (Agéladas d’Argos. Contre Thèbes)

Pierre Michon © Jean-Luc Bertini/Verdier

Est-il possible de ne pas se ruer sur un livre de Pierre Michon ?

À l’heure où le langage s’appauvrit, se racornit chaque jour un peu plus, quelques mois seulement après J’écris l’Iliade, on croit rêver : Michon publie une pièce de théâtre, Agéladas dArgos. Contre Thèbes, et nous entraîne dans son sillage – car c’est Michon-personnage qui raconte, dès le premier acte, la découverte de deux statues, par huit mètres de fond, sur un rivage de Calabre.

Deux actes, Michon lui-même, Eschyle et Robespierre, un éditeur et quelques figurants, c’est tout ce dont l’auteur des Vies minuscules a besoin pour camper cette pièce. « On ne va pas recenser jusqu’à ceux qui font bouillir le cuivre avec l’étain », s’exclame fort justement son personnage, qui ne tarde pas à se mettre en scène.

Comme dans J’écris l’Iliade, l’auteur déboulonne l’autel sur lequel on l’a juché de façon anthume et révèle les coulisses de son écriture dramatique : « C’est bien un amphigourique ‘essai autobiographique’, que vous m’avez commandé ? » Avant d’ajouter, réaffirmant la liberté de l’artiste, fût-il soumis à une commande : « Vous vouliez un Rembrandt de Hollande, déjà plein de gloses comme un œuf, L’Homme au casque ou Aristote caressant le buste d’Homère ; et vous avez eu la malchance que je choisisse à la place ce bronze grec dont personne n’a entendu parler ». On oublie souvent combien Michon est drôle ; on ne le soulignera jamais assez. Du reste, il y a déjà trente ans, l’épigraphe de Trois auteurs, empruntée à Balzac, n’était autre que la suivante : « Tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu’un petit farceur ». Michon-personnage renvoie constamment à son œuvre de façon ironique, en même temps qu’il invite à la relire à l’aune d’Eschyle :

« Les Sept. Je sais compter, Monsieur.

Au moins jusqu’à onze ».

Et comment ne pas songer à Michon lui-même lorsqu’Eschyle s’exclame dans la pièce : « Je ne peux me résoudre à quitter mes Sept » ? En cela, Agéladas dArgos aurait tout aussi bien pu s’intituler Les Douze, Tydée étant la douzième figure de la férocité au cœur de la pièce ; la béquille « Monsieur », omniprésente dans Les Onze, faisant également son retour.

En filigrane, la présence de Flaubert et Baudelaire, le premier sous les traits de Monsieur Homais, pour mieux pourfendre l’époque. Allusion feutrée à l’actualité et à des propos présidentiels emphatiques vite battus en brèche : « Pour nous rappeler que nous sommes en guerre, comme toujours — c’est le propre de l’homme ». Michon se fend d’une phrase plus profonde qu’il n’y paraît : « Eh bien, rien n’a bougé depuis ; la modernité même ». Ses « dithyrambes postmodernes », sont bien plus ambitieuses : « Nous avons à définir la beauté. Nous sommes là pour ça ».

Opposant désir et beauté, Michon-personnage dévoile surtout son admiration pour Tydée, « le plus beau tueur de l’histoire de l’art », quand Eschyle, lui, fait part de l’ivresse du démiurge : « Et j’ai respiré un grand coup la liberté de dire ». Vient alors Iphianassa, qui nous saisit avec son désir incandescent, son amour digne du Cantique des cantiques : « Sa langue dans ma bouche, ma bouche à moi, sera comme ces petits poulpes encore vivants qui gigotent quand on les mâche ». C’est Étéoclos qu’elle veut, pour Étéoclos seul qu’elle s’apprête, Étéoclos enfin qu’elle veut embraser, « comme un tas de bruyères sèches ». Elle n’a que faire de Tydée. Elle le sait, elle sent sa puissance, elle qui presse son esclave en train de la préparer : « La visibilité de la femme est un don des dieux ». Et ce sont sans doute les pages les plus belles de la pièce, sinon les plus puissantes, lorsque l’auteur prétend sonder le désir féminin :

« Dieux ! Être attelée. Nue. Traînée par les crins comme une jument, nue.

La croupe d’une jument — qu’on fouaille ».

Un autre personnage mérite qu’on s’y attarde. Il s’agit de Pisandre de Laranda, « écrivain grec mineur exclu des dictionnaires » qu’on a pris ou qui se prit tantôt pour Homère, tantôt pour Eschyle, qui prétend n’avoir pas besoin d’Apollon, et dont Michon restitue la voix ou plutôt le chant. Car tout au long de cette pièce, un merle ne cesse de revenir. Qu’importe s’il n’y a rien à manger, il hante les répliques et instaure une réflexion métapoétique. À l’instar de ce merle, l’écrivain n’est-il pas celui qui reproduit le chant des autres oiseaux en tâchant de le bonifier ?

D’autres réflexions abondent dans ce court texte d’une densité inouïe. Apollon philosophe sur la vérité : « Tout le monde est là. Tous dans l’erreur. Je n’ai pas non plus la vérité : je ne suis qu’un dieu », ou se gausse du vieillard en train de zozoter, lequel devient Mizon. Michon parle de Mankiewicz et de chansons tout en les remisant au second-plan : « Assez de cinéma. Ah, Monsieur, Tydée seul importe ». Ou : « Ça date un peu, vos chansonnettes. Moi je vous parle d’histoires bien plus neuves que ces vieilleries ». À la fin, bien sûr, c’est la littérature dans sa dimension et son caractère intemporels qui gagne.

Les voici donc, tous « casqués de tragédie », descendus de leur piédestal et dans l’arène du verbe, Eschyle, Homère, Michon lui-même. « Les dieux seuls se reposent. Nous, nous ne dormons jamais », déclare fort justement Eschyle à la fin de la pièce. Michon compose un grand texte qui tend parfois vers le poème, une « épopée du corps amoureux des dieux » qui passe avant tout par la langue. Car sa langue tremble de désir. Agéladas d’Argos est aussi le récit d’une obsession, donc d’un désir, articulé autour de deux mots : « Airain et Bronze. Surtout Bronze ».

Ces deux statues ne sont en réalité qu’un prétexte. Michon ayant étudié d’abord le théâtre, on ne s’étonnera plus de la splendeur d’une pièce qui vient assurément de très loin.

Pierre Michon, Agéladas d’Argos. Contre Thèbes, éditions Flammarion, 144 pages, novembre 2025, 20€.