Camille Laurens : écrire pour être « plus forte que le réel » (Ta promesse)

Camille Laurens, Ta promesse, bandeau du livre @ éditions Gallimard

« Qu’est-ce qu’aimer pour un écrivain ? Une histoire peut-elle être vécue sans devenir récit ? » : je posais la question la semaine dernière à propos de Philippe Vilain. Cette même question est à la source du dernier livre de Camille Laurens, Ta Promesse. Cette promesse est celle que Claire, autrice, avait faite à son compagnon, Gilles, de ne pas écrire sur lui. C’était le temps de l’amour plein, sans partage, celui où l’on renonce à tout, même à ce qui fait sa vie : écrire.

Mais lorsque le livre commence, quelque chose est advenu — dont le lecteur perçoit très vite qu’il ne s’agit pas seulement d’une rupture — quelque chose qui change la donne. Le récit débute par sa fin ou plutôt la fin est un début : « C’est comme ça que tout a commencé. Et fini ». Les extrêmes se touchent dans le moment décisif, « quand Claire, ma narratrice, découvre la preuve, c’est-à-dire un fait pour lequel il n’y a pas d’interprétation possible, un fait monolithique, nouveau mais irréfutable, daté, nommé, un fait brut étranger à toute subjectivité ». Jusqu’ici, l’histoire d’amour parfaite, le conte de fées comme dans les love stories de plus belle facture, le déroulé sans accroc #rencontre #déclaration #promesses #projetscommuns #viecommune #serments #achatdelamaisondesesrêves, tout avait été vécu par l’une, interprété par l’autre, Gilles, justement metteur en scène de théâtre et spécialiste des marionnettes.

« Nous fûmes heureux comme vous rêvez tous de l’être » : Claire Lancel a aimé Gilles Fabian éperdument. Au point de lui promettre ce qu’aucun écrivain ne peut tenir : ne jamais écrire sur lui. Au point de tout quitter, son appartement, sa routine d’écriture, Paris, pour épouser ses envies à lui, ses lieux, son emploi du temps, ses désirs, jusqu’à l’achat d’une maison témoin de cet amour parfait. Elle a même un mimosa totem devant l’entrée, comme dans les rêves de Claire. L’arbre d’or, au parfum unique, sera abattu comme leur amour. Tout était si parfait pourtant : Gilles est attentionné, il devance les moindres désirs de Claire, aime l’opéra, ses cheveux, ses livres, faire l’amour et dîner au bord de la mer. Mais Gilles est un homme qui ment à la femme qu’il quitte comme à celle à laquelle il offre désormais tout — Claire s’en moque, « cela prendrait sans doute quelques semaines mais je n’étais pas jalouse : souvent dans une histoire qui commence agonise une histoire qui finit. Cela ne me concernait pas. Moi je me sentais dans un début sans fin ». Mais Gilles est aussi un homme ambitieux qui, aussitôt la maison de rêve au bord de la Méditerranée achetée, candidate à un poste prestigieux à l’étranger. Claire accepte, mieux le soutient, pire l’encourage à écrire un livre, pire lui trouve un agent et un éditeur, pire corrige le livre (lui ne veut pas ou ne peut pas). Gilles est jaloux, mais c’est qu’il l’aime tant, pense Claire.

Elle ne voit rien, ne veut pas comprendre, ne voit pas les mais. Certes elle perçoit quelques signes : son mantra, ne pas souffrir ; sa manière d’être un « bloc viril bétonné » et son absence absolue d’empathie ; son petit jeu de ne pas la présenter quand ils sont ensemble dans une soirée et de demeurer « célibataire » sur Facebook ; son mépris de sa passion « tarte » pour la variété ; sa façon de tout contrôler (jusque dans la jouissance). Il y a les autres signes, plus symboliques : le mimosa abattu, un vase qui éclate sur son bureau et noie son ordinateur (« je ne pouvais plus écrire »). Mais elle ferme les yeux, n’écoute aucune intuition, tout est si parfait.

Cependant, comme le déclare Maître Niepce, « C’est bien joli, votre histoire, madame Lancel, (…) mais à ce compte-là, on ne comprend pas comment la police vous a retrouvée assise par terre en sang devant votre maison ». Claire est sommée de s’expliquer, d’y voir clair. Les audiences avec son avocate qui l’interroge depuis la maison d’arrêt de Hyères (« j’étais soupçonnée de tentative de meurtre mais je n’avais fait que me défendre ») comme le procès seront un moyen de tenter d’éclaircir les choses, d’élucider l’affaire. Elle pétrit l’histoire, les points de vue et types de récits et discours se télescopent, les témoignages, les manières de dire. À force de devoir parler, de devoir raconter, de revenir sur les mêmes épisodes, de mesurer les trahisons multiples (lui, d’abord, mais aussi certaines amies), elle finit par y voir plus clair.

Oui, Claire est un prête-nom, tristement ironique, puisque « le brouillard qui la noie est son paysage intérieur ». Les noms de Ta promesse sont de fiction mais la vérité, elle, existe et elle sera l’« aventure » du livre, son intrigue et son enjeu : comprendre le mécanisme commun à la jalousie et la manipulation, au narcissisme et à l’emprise, leur donner une forme à la mesure du « vase clos » qu’ils édifient, à la mesure de leur puissance contradictoire, construire et détruire — construire pour détruire, détruire tout ce qui a été construit. Ta promesse est un livre vertigineux, une mise à mort symbolique (Claire n’a-t-elle pas frappé Gilles « à la tête » ?). Gilles a pensé bâtir un système, qu’il reproduit de femme en femme, d’histoire en histoire (souvent plusieurs à la fois), Claire se déprend — comme on se défait d’un sentiment amoureux, comme on dénoue une emprise.

Camille Laurens construit un ample jeu de miroirs, entre le réel et la fiction puisqu’elle fut cette femme, le compagnon est universitaire (« spécialiste de Pinocchio », écrit-elle, du mensonge, en effet…), leur histoire avait fait parler d’elle dans les journaux et dans le milieu littéraire ; l’homme a écrit un récit, il l’a contrainte à descendre une artiste dans son podcast/feuilleton pour mieux le mettre, lui, en avant. La tempête médiatique est énorme, la haine en ligne épaisse. Le compagnon, à l’origine de tout, soutient-il Claire ? Non, il l’accuse de le fragiliser avec ses « conneries » de détruire tout ce qu’il avait mis une vie à construire.

Dès lors tout se décompose, il s’éloigne (à Toronto mais pas seulement), il multiplie les signes de départ — une cafetière italienne, un chemisier (on laisse le lecteur découvrir pourquoi). Puis ce ne sont plus des signes mais des icebergs, une autre femme là-bas, l’accusation d’être, elle, toxique, le retournement de tout ce qui avait fait les jours heureux, le poison du présent, la compréhension rétrospective de tout ce qu’elle ne voulait pas entendre et voir. La narratrice admet, enfin, et Camille Laurens transmet, s’adresse à toutes les femmes. Là est la promesse à tenir, une promesse aux femmes, aux sœurs en emprise, à celle qu’elle fut elle-même, d’histoire en histoire, de son premier mariage à cet homme pervers, narcissique, toxique. Et le récit, comme une spirale infernale, revient sur les mêmes moments, les commente, les éclaire et les mine.

Camille Laurens autofictionne, elle transpose pour mieux déchiffrer, elle ne tient plus des chroniques littéraire mais fait des podcasts. Il travaille en Amérique du Nord mais pour l’Unesco, à Toronto. Chacun des masques fictionnels du livre est non un écran mais un révélateur, comme le fait de commencer le livre par sa fin : il ne s’agit pas seulement, pour Camille Laurens, de mettre en place une tension dramatique (certes présente, certes puissante) mais bien de ne plus pouvoir reculer, d’être « sûre d’aller au bout sans lâcheté ».

Claire a compris, Camille Laurens écrit, recompose, fantasme, accentue ce qu’elle a vécu. Le seul procès réel est celui du langage, tout est renversée, c’est l’accusée (de meurtre avec préméditation qui enquête. Quant à l’autrice, elle déplace pour mieux analyser, en romancière redoutable, en anatomiste, en clinicienne : Gilles « gaslighte » — « Le gaslighting, c’est l’art de rendre l’autre fou, folle surtout, en lui embrouillant l’esprit par des messages contradictoires. C’est détruire l’autre par le langage ». Ta promesse n’est pas un roman à clés, c’est un récit diabolique, à la mesure de l’enfer que sont les illusions perdues et les promesses défaites, à la mesure de la réparation que permet le fait d’être désormais maîtresse du récit. Lui avait publié Tenir les ficelles, mais n’est pas marionnettiste qui pense l’être.

Camille Laurens, Ta promesse, Gallimard, janvier 2025, 368 p., 22 € 50