Avec J’ai fait un vœu, Dennis Cooper retrouve la figure de celui qui a été le « centre », ou l’attracteur, d’un cycle de cinq romans, et peut-être de ses autres livres. George Miles est ce jeune garçon, puis adolescent, rencontré dans sa jeunesse par l’auteur et qui, un jour, se donnera la mort. C’est autour de lui que Dennis Cooper écrira, entre les années 90 et 2000, le « cycle George Miles ». Pourtant, J’ai fait un vœu n’est pas un volume supplémentaire de ce cycle ni une sorte d’explicitation. Le livre est d’abord un récit où s’articulent le désir et l’écriture, livre qui questionnerait le moteur de l’écriture de Dennis Cooper, ce qui lui donne vie.
Si George Miles est omniprésent dans J’ai fait un vœu, il l’est moins à la manière d’un personnage que d’un attracteur autour duquel le livre se structure et se déploie. On ne peut pas dire que George Miles soit présent dans le livre en tant que personne – le livre n’étant pas une biographie, pas plus qu’une autobiographie – ni même en tant que personnage puisqu’il y apparaît sous la forme d’avatars divers et différents qui se succèdent à travers les chapitres, avatars reliés par un même nom et prénom, par des motifs récurrents (jeunesse, beauté, un pistolet, le désir qu’il inspire, etc.), et par la relation qu’une autre figure, celle de Dennis, entretient avec chacun d’eux. Dennis Cooper signale lui-même ce destin de George Miles à travers son œuvre antérieure, soit qu’il soit évoqué directement, soit qu’il soit l’occasion d’une prolifération, d’une série, à la fois, de similaires et de différents : « Je rêvais toujours de réinventer George mais à cette époque-là uniquement dans la sécurité que me procurait l’écriture, des poèmes et de mauvaises nouvelles, et plus tard des romans, cinq, où j’essayais de le résumer, de le rendre plus sexy, ou à moitié sain d’esprit […], parfois en gardant son nom, parfois avec un autre et des corps équivalents mais plus canon, d’autres talents, et différents problèmes, et si vous voulez vous pouvez découvrir comment il s’en tire à chaque fois : George, David, Kevin, Ziggy, Robin, Chris, Drew, Sniffled, Egore, Dagger, George ».
George Miles est un nom, un ensemble de qualités, une série de singularités qui s’agencent et se réagencent à travers le livre sans se fixer en une personne ou un personnage, une identité reconnaissable et fixe. La dépersonnalisation de ces qualités pourrait renvoyer à l’état psychique problématique de George Miles mais elle concerne d’abord l’écriture et le type de « personnage » que celle-ci implique.
Si, dans J’ai fait un vœu, George Miles est l’objet d’un désir, voire même l’objet du désir de Dennis, cet objet demeure lointain, étrange et mystérieux, inaccessible (« il était si difficile à cerner, un tel flou »). Un des thèmes principaux du livre est l’amour mais un amour qui implique la distance, l’ignorance de cet amour, l’éloignement, son impossibilité. Le thème de l’amour non partagé, même lorsqu’il y a relations sexuelles, est décliné selon des variations qui, en fonction des chapitres et des moments, vont insister sur telle ou telle possibilité. Ainsi, les « personnages » sont physiquement distants l’un de l’autre, géographiquement ou psychiquement, voire ontologiquement distants (le père Noël et les enfants auxquels il s’adresse ; un cratère de volcan qui parle et un enfant avec lequel il dialogue…), et les sentiments semblent être difficilement réciproques – la distance et la non réciprocité paraissant être, de toute façon, la loi de la relation entre les êtres. Malgré le désir de l’amour et de la réciprocité, le principe de réalité paraît impliquer la distance par laquelle l’autre ne correspond jamais à ce désir, demeurant toujours autre, à distance, irréductiblement ailleurs et différent.
C’est cette étrangeté de George Miles qui empêche de le réduire à une identité, de le résumer à une incarnation, à une personne. Il apparaît selon un ensemble de qualités flottantes dont l’agencement ne peut que donner lieu à des reconfigurations incessantes, tantôt à l’intérieur de telle situation, tantôt d’une autre, tantôt en rapport avec tel visage, tantôt avec un autre, etc. George Miles ne peut pas être un personnage – et J’ai fait un vœu s’écrit à partir de l’impossibilité du personnage, s’engageant au contraire dans l’élaboration de figures mobiles, de doubles non identiques, d’identités qui n’en sont pas, qui circulent, apparaissent et disparaissent pour se répéter ailleurs et autrement.
Le nom de Georges Miles pourrait être l’anagramme de smile (sourire ; et donc charme, amour, séduction ?), il pourrait exprimer l’idée de multiplicité (miles = milles), comme il pourrait évoquer celle de distance (miles = mile au pluriel). Dans J’ai fait un vœu, George Miles est surtout un signifiant flottant qui parcourt une série d’avatars, de situations, de configurations dont aucune n’épuise la signification ni les possibilités de ce signifiant – George Miles demeurant étranger, inconnu, toujours autre et ailleurs que là où il serait supposé être. Dans le récit, George Miles, à cause de sa bipolarité, de sa psychose, est déjà étranger à lui-même, au moins double : un être dispersé et multiple, fait de morceaux juxtaposés, tantôt mutique et figé, tantôt surexcité et logorrhéique. Dennis Cooper amplifie cette dispersion de la personne et en fait le principe de composition du livre qui, en un sens, devient George Miles. Le livre ne peut alors exister que selon un principe généralisé de dispersion, d’écarts, de différences, selon le mouvement d’une recomposition sans cesse défaite, refaite ailleurs, autrement.
George Miles est la loi d’une série disjonctive, la case vide par laquelle une série prolifère, se développe, s’accroît en droit de manière infinie. Puisque le signifiant qui court à travers la série est en lui-même « absent », toujours autre et ailleurs que lui-même, il n’y a aucune raison que la prolifération cesse, c’est-à-dire, dans le cas de Dennis Copper, que l’écriture s’achève, au contraire. Dans J’ai fait un vœu, cette logique sérielle est le principe même de la composition et de l’écriture. Le récit de Dennis Cooper est fait de déplacements, d’échos, avançant par des reprises, des répétitions à travers lesquelles les signifiants sont déplacés, réagencés, étant moins porteurs de significations que de possibilités qui s’actualisent différemment selon des séries plurielles.
Il en est ainsi de George Miles. Il en est également ainsi de « Dennis » qui, dans le livre, est tantôt l’auteur écrivant en son nom, tantôt une figure dont l’auteur parle, tantôt un autre avatar encore : un artiste, le père Noël, etc. De même, les situations sont reprises, déplacées, parfois inversées, glissant dans autre chose en fonction de différences plus ou moins grandes. Parcourant le livre de manière plurielle, il y a le révolver, le suicide, le cratère (soit celui du volcan qui parle, soit celui que provoque dans le crâne la balle qui le traverse, cratère qui lui aussi parle, soit celui qui résulte d’un coup de hache dans la tête), la rencontre, etc. J’ai fait un vœu est le livre de ces séries, un livre de doubles où règne la similitude (non l’identité), où s’affirment la mobilité des signifiants, la suspension du sens, la prolifération d’une écriture sans cesse reconduite du fait de l’absence d’un fondement fixe, identifiable, saisissable, pensable.
C’est parce que ce qui est à nommer n’a pas de nom que l’on ne peut que s’efforcer de le nommer encore et encore – le nom de George Miles, le nom de l’amour étant ici moins des noms qu’une absence de nom. Et ce sont ces noms absents qui résonnent à travers tout le livre comme, sans doute, à travers l’œuvre de Dennis Cooper destinée à « espérer approcher la ressemblance d’un personnage ».
On pourrait aussi (peut-être d’une manière très paradoxale si on se rapporte à l’image commune de l’œuvre de Dennis Cooper) lire ce livre comme une réactualisation, par exemple, de La Nouvelle Héloïse de Rousseau et de la tradition romantique qui en découle. Certains des éléments principaux de ce roman pourraient se retrouver dans J’ai fait un vœu : la distance, le désir, l’amour – et d’abord le rôle central de l’imagination, du rapport entre imagination et désir. Chez Rousseau (comme plus tard, par exemple, chez Proust), le désir est inséparable de l’imagination : il suscite l’imagination, il est suscité par l’imagination, il se « réalise » par et dans l’imagination, une imagination distincte du réel, volontiers délirante. Les vœux dont il est question dans le récit de Dennis Cooper sont des actes de l’imagination par lesquels le « réel » insatisfaisant, trop normatif, inatteignable (« La réalité est si dirigiste, et jusque-là je n’ai jamais essayé de m’y tenir quand j’écris ») est repris, reconstruit, retravaillé selon diverses possibilités plus conformes au désir ou, mieux, qui permettent au désir d’exister, de continuer, de proliférer, le désir étant inséparable de ces agencements opérés par l’imaginaire (l’on retrouverait certainement quelque chose de Sade). J’ai fait un vœu est construit à partir de ce travail précis de l’imagination, poussé d’une façon plus radicale que chez Rousseau, qui convoquerait une lignée bizarre alliant Proust, Sade, Stendhal, Duras… : une littérature de l’amour, du désir, du délire, de l’imagination que l’on pourrait ranger sous l’étiquette évidemment trop commode de « romantisme ».
Le fait est que, chez Dennis Cooper, cette logique « romantique » est aussi une logique de l’écriture, plus proche en cela de l’infini durassien que du cycle proustien. L’objet du désir demeurant en lui-même étranger, autre, « absent », existant comme objet = X, il ne peut être rejoint, son existence ne peut se clore dans aucune rencontre, dans aucun récit : il persiste en tant que signifiant flottant qui, comme un trou dans le langage, affole le langage, le « nomadise » (« je suis encore un écrivain visiblement amoureux et perdu dans le langage »), produit à partir de lui une prolifération du langage, comme un trou noir qui, au lieu d’absorber la lumière, en générerait infiniment.
Livre de l’amour et de l’écriture, livre du désir, livre « structuraliste » ou « romantique », J’ai fait un vœu développe de manière radicale les conséquences formelles (relatives au récit, au « personnage », au temps, à l’énonciation, etc.) impliquées par ce qui le traverse et le rend vivant – avec, au « centre », cette âme qu’est George Miles. De manière tout aussi « centrale », J’ai fait un vœu se rapporte à la mort, du fait du suicide de George Miles mais aussi de l’étrange relation amoureuse entre « Dennis » et la mort, elle-même objet de son désir et dont il veut être aimé. Comme George Miles, la mort traverse le récit comme un objet=X, s’incarnant et se réincarnant, proliférant selon des répétitions, un retour éternel. Comme George Miles, « La mort est une telle inconnue » qu’elle ne peut se réduire à rien de ce qui existe, demeurant hors d’atteinte de l’expérience mais aussi de la pensée conceptuelle, demeurant le moteur de l’imagination, le mot-trou circulant dans le discours sans pouvoir être dit, faisant alors proliférer le langage. Ainsi, les signifiants s’échangent, se croisent, se greffent, se distinguent, s’embrassent : George Miles, amour, mort sont agencés ici selon d’étranges étreintes, d’étranges dédoublements et rencontres. Ce mouvement, qui est à la fois dans le langage et dans l’Être, génère le chiasme constitutif du récit et fait de celui-ci autant une méditation sur l’amour, l’écriture, la création, que, frontalement, la mort.
Dennis Cooper, J’ai fait un vœu, traduit de l’américain par Elsa Boyer, éditions P.O.L, 2022, 128 p., 17€ — Lire un extrait — Ici un entretien de Denis Cooper avec Olivier Steiner