Antoine Volodine : « Le cœur qui bat au centre de toute narration post-exotique est carcéral » (Les Filles de Monroe)

© éditions du Seuil

Les Filles de Monroe, 45e livre du post-exotisme, est l’histoire d’un malade psychiatrique (ou peut-être deux malades) qui, sous la pression du Parti, doit entrer en contact avec les filles d’un dissident politique par le biais du chamanisme. Ce chaman-commando, racontée selon la puissance et l’humour du désastre, est l’occasion d’explorer l’espace noir d’après la mort, les territoires du rêve et de la révolte, les franges où se brouillent les contours du monde. Exemplifiant encore une fois les principes poétiques de l’œuvre post-exotisme, ce livre est l’occasion d’un grand entretien avec Antoine Volodine, auteur de l’une des œuvres les plus singulières et les plus importantes de la littérature contemporaine.

Préambule sur l’œuvre

Ma première question est une question qu’on aurait aimé poser à Balzac et à tous les grands créateurs et architectes de la fiction. Vous êtes l’auteur d’une somme impressionnante de textes publiés, certainement plus encore non publiés. Le Volodine qui nous répond se souvient-il de tout ce qu’il écrit ? Comment se repère-t-il lui-même et s’organise-t-il dans la masse en perpétuel chantier qu’est le post-exotisme ?

Votre première question touche une zone sensible, car j’ai une mémoire souvent défaillante, avec des difficultés à retrouver des noms, dans la réalité comme dans la fiction. Dans une conversation récente, j’ai été incapable de nommer l’auteur du féminisme brutal et radical qui hante les filles de Solovieï dans Terminus radieux. Maria Kwoll. Un auteur fictionnel du post-exotisme absolument essentiel, pourtant, non seulement parce que ses manifestes et pamphlets nourrissent les comportements des personnages femmes de ce roman, mais parce que ces mêmes textes inspirent ailleurs bon nombre de figures, en particulier mises en scène par Manuela Draeger dans plusieurs livres. Maria Kwoll est une voix très importante, située à l’arrière du post-exotisme. Or, voilà que j’avais oublié son nom… Ce qui se passe, c’est que, si le nom m’échappait, la teneur de ses théories vociférantes, anti-mâles et anti-sexualité, restait absolument intacte dans ma mémoire.

Et c’est un peu comme cela que fonctionne l’ensemble post-exotique : avec des failles concernant les noms (il doit y en avoir beaucoup plus de mille), mais avec une impression solide, ineffaçable, des contenus. Et c’est autour de ces contenus que s’organise ce chantier. Je me rappelle les structures, les paysages, les errances, les pluies. Il s’agit donc de ne pas répéter les images, ou, au contraire, d’y retourner en les traitant de manière différente. Chacun de nous met en œuvre des techniques différentes pour éviter le piège des répétitions, le péril du radotage. Manuela Draeger et Elli Kronauer, dans leurs ouvrages accessibles à un public jeune, ont affronté les problèmes liés aux personnages et aux structures récurrents. Ils les ont affrontés en jouant, avec des clins d’œil, et, en définitive, je crois qu’ils les ont contournés. Leur tâche était aussi de ne pas s’écarter du dessein général, de l’édifice, de l’idéologie indéboulonnable, des valeurs morales, des relations entre personnages typiques du post-exotisme. Pour réaliser cela, la conscience de participer à un chantier qui va au-delà des livres est cruciale.

Pour revenir aux livres parus hors des éditions jeunesse, cette conscience cruciale s’est renforcée depuis une vingtaine d’années, disons depuis l’écriture du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Sans avoir en mémoire une connaissance détaillée de tout ce qui a été publié, les auteurs post-exotiques respectent une sorte de tissu organique de base sur lequel ils fabriquent leurs histoires personnelles, à leur guise. Dans la composition de ce tissu entrent de nombreux éléments qui ne peuvent être oubliés ou délaissés, parmi lesquels bien sûr il faut citer la prison, le passé historique ineffaçable et, progressivement, au fil des décennies, l’aventure fictionnelle des personnages post-exotiques.

Le post-exotisme est le nom général de votre œuvre, signée par quatre noms différents : Volodine, Draeger, Kronauer, Bassmann. Dans un entretien à Lundi Matin en 2017, vous les présentiez ainsi : « Pour ne parler que de quatre auteurs on va trouver chez Manuela Draeger une plus grande attirance pour le conte et le merveilleux, chez Elli Kronauer un attachement au patrimoine épique russe, chez Lutz Bassmann une attirance pour le récit court, pour l’humour du désastre, chez Antoine Volodine une tendance à frôler parfois dangereusement l’autobiographie. ». Si vous deviez le redire aujourd’hui dans d’autres termes, puisque l’œuvre ne cesse d’évoluer, comment expliciteriez-vous les nuances et les différences qui existent entre la pratique de ces quatre hétéronymes ?

Je pense qu’on peut s’en tenir à la définition que j’ai déjà donnée. Elle est brève, forcément caricaturale et insuffisante, mais exacte. Ce qu’on peut rajouter aujourd’hui ? Concernant Elli Kronauer, rien, parce que son œuvre publiée n’aura pas de suite. Manuela Draeger dans sa série de petits romans mettant en scène les personnages de Bobby Potemkine et Lili Nebraska a en effet affirmé à la fois son attirance pour le merveilleux surréalisant, l’onirisme et la tendresse amoureuse. On retrouve cette attirance dans les romans parus ensuite aux Éditions de L’Olivier, mais, lorsqu’elle se plonge dans des univers beaucoup plus durs (les incendies de Onze rêves de suie, la violence carcérale de Herbes et golems, le monde cauchemardesque de Kree), elle rejoint, avec la voix qui lui est propre, avec ses images originales, les préoccupations féministes et politiques qui fondent le post-exotisme. Je n’ajoute rien de spécial à propos de Lutz Bassmann, dont les particularités et les choix narratifs n’ont pas d’équivalent parmi les auteurs de notre édifice. Sur Volodine, il y aurait beaucoup à dire encore. Je pense que nous allons le faire au cours de cet entretien. Disons que l’autobiographie n’est pas du tout présente au premier plan, mais que parfois elle rôde, tellement défigurée qu’elle a perdu tout caractère réel.

Ah, oui, et Lutz Bassmann. Je rajouterai à cette courte définition de l’œuvre de Bassmann une attirance pour les expériences littéraires y compris à l’intérieur déjà expérimental du post-exotisme. Parmi nous autres, c’est l’unique auteur à avoir osé écrire un roman sur le goulag, les camps et la répression stalinienne en choisissant la forme incongrue des haïkus. Et son dernier livre, Black village, est une subversion du genre post-exotique appelé narrat, avec la création également incongrue de l’interruptat.

Les Filles de Monroe est le 45e livre de l’édifice post-exotique. Les livres et romans qui le composent se ressemblent et s’assemblent, dans une gémellité qui suppose aussi la variation et la différenciation, notamment par la pratique de l’hétéronymie. Comment se décide l’horizon d’un nouveau livre ? Y a-t-il une origine particulière aux Filles de Monroe, quelque chose qui provoque son écriture ?

L’origine des Filles de Monroe est lointaine, et, comme dans à peu près tous les livres que nous avons publiés, il faut chercher dans d’anciennes strates pour y découvrir la source ou les sources. Une image : la fille, difficilement identifiable comme forme humaine, suspendue à une ouverture au-dessus d’une rue noire. Un texte : une course-poursuite sous la pluie, dans des terrains vagues, d’un médecin échappé d’un laboratoire où il est mort après des expériences sur l’immortalité. L’incarcération de deux personnages, malades mentaux, dans une chambre où il ne se passe rien. Ces divers éléments se sont présentés en désordre, je ne sais quand, et ont donné des ébauches inabouties, il y a quinze ans, dix ans, je ne sais. Plus récemment, j’ai repris la scène de la chambre, de l’observation magique depuis la chambre, du déjà-vu et du double schizophrène. J’ai réécrit cela plusieurs fois, disons pour le plaisir, puis le roman proprement dit Les filles de Monroe a été lancé. À partir d’un certain moment, on sait que l’écriture va aboutir. Le cadre n’est pas forcément clair, la fin encore moins, mais on tient l’atmosphère, la météo, les odeurs, l’éclairage. Alors on peut avancer. Le fait que dès les premières pages des sbires policiers interviennent conduit à l’interrogatoire et à l’enquête. Quelque chose se construit sans heurts. Ensuite, les événements sont vingt fois revus, supprimés, modifiés, certains personnages disparaissent, le rythme change. Mais la machine est en route. Ce qui l’a mise en marche, je viens de l’évoquer, mais, en réalité, c’est encore assez mystérieux pour moi.

L’œuvre post-exotique. Son architecture

Il faut penser votre œuvre comme un grand tout mais il faut aussi l’envisager dans son élaboration et sa ramification interne. Comment avez-vous construit, dans l’acte créatif, l’édifice post-exotique ? Y voyez-vous des veines, des courants, qui ont polarisé votre désir d’écriture, des phases, des périodes particulières ? Et question subsidiaire à celle-ci, est-que les livres publiés correspondent à l’ordre de leur écriture ? Peut-on se fier à la date de publication comme chronologie de la création de l’œuvre, et y a-t-il de notoires exceptions à cela ?

L’édifice post-exotique s’est construit de façon empirique, au gré des circonstances, avec des tournants éditoriaux qui ont joué une grande importance. Le passage des Editions Denoël aux Editions de Minuit, puis le départ des Editions de Minuit pour d’autres aventures, correspondent à des moments marquants. Au tout début de mon apparition sur la scène littéraire, j’avais l’intention de proposer aux lecteurs et aux lectrices des images inhabituelles dans la littérature officielle contemporaine, et je me rappelle ma formule très adolescente quand je commençais à être publié en Présence du Futur. Je souhaitais « mettre du sang » dans une littérature où coulait principalement « du sang de navet ». On a de telles prétentions quand on est jeune et ignare. La véritable construction du post-exotisme a débuté lorsque j’ai publié, sous plusieurs signatures, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Le cœur du post-exotisme était proclamé, la vision d’un édifice devenait nette. L’hétéronymie interne était affirmée, avec une intention globale et une intertextualité mise en lumière. Toutefois, les hétéronymes et les voix nombreuses du post-exotisme n’avaient d’existence concrète que pour les rarissimes explorateurs universitaires des huit premiers titres signés Volodine. La construction proprement dite n’a été possible qu’avec l’apparition, d’abord semi-clandestine pendant dix ans, des hétéronymes publiés Manuela Draeger et Elli Kronauer. En dehors de l’écriture, il a fallu la complicité intelligente de plusieurs éditeurs, Geneviève Brisac, Olivier Cohen, Gérard Bobillier. Sans eux, l’édifice post-exotique serait resté une proposition abstraite et sans doute en naufrage.

Pour répondre à votre question sur la chronologie, les livres publiés correspondent à l’ordre de leur écriture, mais il faut tenir en compte le fait non négligeable que j’ai souvent l’habitude de travailler sur plusieurs projets en même temps, et aussi que je reprends sans cesse de vieux projets, parfois abandonnés depuis dix, vingt ans ou plus.

Pour les derniers ouvrages à paraître, ceux qui séparent Les filles de Monroe de Retour au goudron, le quarante-neuvième et dernier, d’autres considérations que la chronologie vont entrer en ligne de compte. Des considérations éditoriales et tactiques. On verra.

Sans entrer dans les détails qui dévoileraient la stratégie conclusive du post-exotisme, pouvez-vous nous en dire davantage ? Comment concevez-vous les trois derniers (puisque nous parlerons du tout dernier, Retour au Goudron, un peu plus loin) livres du post-exotisme ? N’y a-t-il pas un peu de nostalgie à l’idée de terminer et d’approcher la fin de cet édifice ?

J’éviterai de parler des livres à venir, à l’exception de Retour au goudron. Il faut d’abord voir comment sera accueilli Les filles de Monroe. Depuis des années, je tiens à ce que le post-exotisme ne se perde pas dans les sables et existe réellement dans les librairies, c’est-à-dire que le cercle de ses lecteurs et lectrices joue un rôle dans son existence. Le dialogue même semi-clandestin avec le public fait partie de nos objectifs et l’édifice n’est pas destiné à être célébré dans le cadre d’une tour d’ivoire. Lorsque je parle de considérations éditoriales, tactiques, c’est évidemment imprécis, mais cela confirme que les lecteurs et les lectrices et, au fond, eux seuls, sont appelés à faire vivre le post-exotisme.

Je sais que vous me poserez d’autres questions sur la fin. Approcher de la fin provoque surtout un sentiment d’exaltation, comme de mettre le point final à un texte romanesque. Mais en plus ample.

Les Filles de Monroe est un récit nouveau qui reprend pourtant des motifs et thèmes des livres précédents : l’hôpital psychiatrique de Nuit blanche en Balkhyrie, le chamanisme impossible de Kree, la plongée dans l’espace noir de Black Village, une atmosphère de nuit et de pluie qui rappelle Songes de Mevlido. Comment comprendre cette recomposition, cette variation avec différence qui est inhérente à votre œuvre ?

Il faut croire que je me trouve à mon aise dans l’atmosphère de nuit et de pluie, je veux dire pour y placer des fictions, car dans la réalité purement autobiographique je n’apprécie que très modérément les balades nocturnes sous les trombes d’eau.

Plus sérieusement, je crois que vous décrivez en quelques mots la pâte narrative originelle de toutes les fictions carcérales que nous développons, quelle que soit la signature, hétéronymique, orthonymique ou autre. Le cœur qui bat au centre de toute narration post-exotique est carcéral. Les voix, carcérales également, restent obsédées par toujours les mêmes thèmes. L’enfermement, la folie, la défaite dans tous les domaines, les amours perdues, la fidélité, la mort, l’au-delà. La liste n’est pas exhaustive. Il est donc normal qu’on retourne facilement à des images qui reflètent ces obsessions, les ruines, les paysages de fin, les bruits de l’effondrement et de la pluie, le manque de lumière, les relents de l’égout et du dégoût.

D’autres motifs se greffent avec constance là-dessus. Non pas coquetterie voulue du post-exotisme, non pas radotage ou absence d’inspiration, mais piliers de la construction : le recours au chamanisme, le dédain du réel, l’humour du désastre, l’appel aux idéologies mourantes, l’errance bardique, la confrontation avec les interrogateurs ou interrogatrices. La liste, là aussi, n’est pas close.

Comme vous le remarquez, Les filles de Monroe en ce sens ne s’écartent pas des balises classiques du post-exotisme. La difficulté pour moi, pour nous (et ce n’est plus une difficulté dans la mesure où l’édifice est en voie d’achèvement) aura été de circuler quarante-neuf fois parmi ces balises sans donner l’impression d’exploiter un filon épuisé, sans non plus faire fonctionner les divers récits comme faisant partie d’un cycle, car il importe que chaque ouvrage ait son indépendance dans l’ensemble. Si nous avons un souci au moment de l’écriture, c’est bien d’assurer l’indépendance du livre et de ses personnages par rapport à ce qui a déjà été écrit. D’où notre prétention, en dépit de ces fameuses balises, à présenter chaque nouveau titre comme pouvant être lu comme une première introduction au post-exotisme, ou même comme une pierre suffisamment intéressante en soi pour ne pas être replacée dans l’édifice.

Les Filles de Monroe me semble appuyer un procédé récurrent de vos livres : un traitement particulier du temps, à la fois fini et infini, qui fait que souvent les scènes se transforment en stases. On attend, des actions infinitésimales se produisent, on avance, puis on recule, en fait on n’a pas bougé. Comment comprendre ce recours à la stase romanesque ? Est-ce une cristallisation de l’instant post-exotique, un traitement lié au narrat que vous appelez « photographie en prose » ?

Je crois que vous dites ça très joliment.

Il y a effectivement chez nous une attirance pour l’instant figé. Ce qui a donné la forme du narrat, instant romanesque figé et parfois pure photographie en prose. Je crois qu’à partir d’un moment limité, théâtralisé souvent par des répliques insignifiantes, et cinématographié par des images sombres et des plans fixes, on peut développer des histoires qui sont au-delà et qui concernent directement et intensément les protagonistes quasi-immobiles. Un homme est debout face à une fenêtre qui donne sur le crépuscule, sur les ténèbres ou sur le rien, et, pour la narration, tout est possible. Alors que s’il s’agite les possibilités narratives sont grandement limitées par son mouvement. D’autre part, l’immobilité est un temps de méditation, de souvenirs et de fantasmes, toutes activités mentales qui constituent une part très importante de ce qui est donné à connaître de nos personnages. Presque tous les petits romans de Manuela Draeger commencent par la contemplation de la ville glacée et déserte, depuis la fenêtre du cinquième étage où habite Bobby Potemkine. Dans Les filles de Monroe, Breton apparaît devant une fenêtre qui ouvre à la fois sur la nuit psychiatrique et sur un monde noir qui sert de frontière aux filles de Monroe pour s’introduire dans le camp depuis la mort. Même immobilité en face d’une vitre. C’est là que la fiction démarre, mais je pense aussi que c’est de cet instant suspendu que dépend ensuite toute l’action. Démarrent un temps chamanique, un temps de délire, un temps bardique, un temps fantasmatique, un temps poétique, une temporalité imaginaire, essentiellement subjective.

Vous relevez ces moments en leur attribuant le terme de stase romanesque. On pourrait également évoquer le théâtre, les scènes silencieuses, avec dialogues et mouvements infinitésimaux. Dans de nombreux ouvrages post-exotiques, c’est un fonctionnement naturel de la narration et de l’action. Au hasard, je pense à Onze rêves de suie, de Manuela Draeger, où le champ réel de l’action (pourtant extrêmement diversifiée et variée, avec de nombreux plans narratifs) peut se réduire à un unique moment, celui de la carbonisation des jeunes hommes et femmes dont les corps et les esprits se mêlent au milieu des flammes.

Statut et origine du post-exotisme

La géographie du post-exotisme oscille entre absence de toponymie, lieux réels dans leur toponymie, et lieux imaginaires. Comment considérez-vous son statut géographique ? Une version parallèle de notre réalité, un monde secondaire, un monde futur ?

Pour couper court aux interrogations et aux questions, j’ai, pendant les premières années, privilégié le terme d’univers parallèle, qui pouvait s’appliquer facilement à ce que j’avais publié. Lisbonne, dernière marge ne peut déjà plus vraiment fonctionner sous cette étiquette, parce qu’on a, entremêlés, deux univers mal compatibles, l’univers réel d’Ingrid Vogel en fuite avec son dogue allemand Kurt, et l’univers intérieur, traversé de nombreuses fictions, qu’elle concrétise mentalement sous forme de livre, d’extraits de livre, d’anthologie littéraire et politique de l’univers fantasmatique de la Renaissance, IIème siècle. Et ensuite, c’est-à-dire depuis les trente dernières années de publication, la question a été contournée, ou ne s’est plus posée, de savoir sous quel statut géographique s’inscrivaient les productions post-exotiques. Ce qui a été revendiqué, pour expliquer l’insituabilité générale, était principalement un traitement onirique des souvenirs, du passé historique, de l’expérience personnelle déjà fantasmée, de l’expérience auto-biographique : un traitement onirique du réel. Disant cela, j’exclus la représentation science-fictionnelle du futur et de l’après-catastrophe, qui, fondamentalement, par principe, s’attache au monde réel. Disant cela, je n’exclus nullement les procédés narratifs qui appartiennent au réalisme. On aura donc un mélange onirique permanent qui renvoie au monde réel, qui peut (mais pas toujours) être traité avec les techniques du réalisme, mais qui s’arrange pour rester géographiquement insituable. Avec des exceptions notables, où les lieux réels sont convoqués, Petrograd, Lisbonne, Macau, comme des liens solides avant le départ vers des dérives imaginaires.

On pourrait aussi réfléchir à des images archaïques qui appartiennent à la fois au réel géographique et à un réel fantasmé : la forêt inondée, amazonienne, la forêt infinie, sibérienne, la taïga, la steppe, et, bien sûr, les innombrables villes détruites par la guerre et sans nom.

Vos livres parlent du désastre de manière générale, tout en montrant par leurs fictions que son idéal est un idéal de fraternité humaine, un communisme idéal ou l’idéal du communisme. Pourtant, le désastre n’est, le plus souvent, pas capitaliste, mais communiste : il vient de la dérive des révolutions, et non de la dérive du capitalisme. Pourquoi ce choix, qui peut sembler étrange ?

J’ai commencé à écrire à une époque où l’URSS existait solidement et à jamais. La littérature de science-fiction soviétique, en particulier les excellents romans des frères Strougatski, mettait en scène une humanité future où le communisme était établi planétairement et sans la moindre ombre. Les fictions s’interrogeaient sur l’apparition étrange de phénomènes magiques, mettaient en scène des préoccupations humanistes au niveau individuel et décrivaient des sociétés éventuellement pleines de problèmes inattendus mais heureuses. Je me suis délecté de ces lectures pendant de nombreuses années. C’est cette absence naturelle du capitalisme et de toute séquelle des horreurs et erreurs de l’Histoire qui me plaisait. Une propagande merveilleuse, mais manquant de la lucidité amère qu’on relèvera ensuite dans les univers post-exotiques.

J’ai d’autre part commencé à vivre et à écrire dans un monde où la révolution mondiale était en cours, avec des affrontements guerriers terribles, avec des reculs, des déceptions, mais aussi des avancées et, tout de même, une possibilité de victoire des forces révolutionnaires à l’échelle planétaire. Il était normal que mes fictions, placées dans un futur fantasmatique, aient évacué l’existence du capitalisme, des capitalistes et de leurs variants polymorphes. Ça ne m’intéressait pas de décrire des sociétés où régnait l’ennemi. Donc, magiquement, je faisais disparaître l’ennemi de la carte. Et très vite, l’ennemi est devenu un ennemi intérieur intime : le mal génétique, cette faculté extraordinairement suicidaire, pour une espèce vivante, à choisir les mauvaises solutions, à s’obstiner dans la cruauté et la violence, et à aller avec obstination vers le pire. C’est une conception de l’humain qui ne s’accommode pas très bien de l’optimisme marxiste (qu’il soit révolutionnaire ou non).

Les guerriers révolutionnaires qui sont placés au cœur du post-exotisme, qui chantent en chœur depuis leur prison imaginaire, s’inspirent de leur expérience personnelle, et reproduisent à tout moment leur consternation devant la défaite plus générale qui a mis fin à l’espérance égalitariste. Et qui, ayant englué l’humanité de manière fatale, l’entraîne vers la mort collective, vers l’extinction, vers la fin de l’homme en tant qu’espèce. Ce basculement dans l’espoir s’est approfondi à la fin du XXème siècle, avec évidemment la disparition de l’URSS. La dégénérescence de la révolution bolchevique, le triomphe du cauchemar stalinien pendant des décennies, n’avaient pas interdit le rêve de l’Homme rouge qui persistait chez les vaincus, chez nos vaincus. On voit dans tous les premiers titres du post-exotisme des soubresauts de toute sorte qui (je crois, mais je me trompe peut-être, c’est loin maintenant…) ne remettaient pas trop en cause le destin de la planète, ou du moins inventaient des remplaçants heureux pour le cas où l’humanité viendrait à disparaître. Mais ensuite la thématique s’est alourdie, on pourrait presque dire simplifiée, et les décors de fin d’espèce se sont multipliés. L’égalitarisme est devenu une conviction individuelle, fortifiée par des prières en une langue prolétarienne au caractère exclusivement religieux.

Disons qu’au début du post-exotisme, l’obsession de la défaite était permanente, mais que peu à peu, sur cette obsession de la défaite, s’est greffée la conviction que l’humanité était surtout capable (en dehors des créations artistiques) de tout faire foirer.

Monde d’après la catastrophe, le post-exotisme est un « post-apocalyptisme ». N’avez-vous jamais eu le désir, la tentation, de décrire le récit de la catastrophe elle-même ; de donner par le récit la dimension originelle, matricielle, de la débâcle ?

Pour dire franchement, je me suis senti incapable de décrire la catastrophe elle-même, comme vous dites. Je me contente (et en cela mes camarades m’accompagnent) de décrire d’infimes petits morceaux de l’après. C’est plus dans mes cordes de planter un homme ou une femme dans le Bardo d’après et de lui faire reconstituer, à partir de sa petite expérience, son chemin récent. C’est ce qui a guidé Manuela Draeger pour suivre Kree de mort en mort. Il y a quand même une évocation de l’enfance et adolescence de Kree qui se penche sur les images de la catastrophe. Il est vrai qu’il s’agit de paysages de fosses communes et de ciel noir qui ont succédé aux temps véritables de la catastrophe. Mais déjà ça, qui est détaillé, était presque au-dessus de nos forces (nous plongeons facilement dans nos paysages, ce qui n’est pas de tout repos).

Contexte littéraire & communauté

« La mémoire poétique d’Elli Kronauer est la même qu’il y a un siècle, mais Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl ont eu lieu et ont laissé sur notre monde des marques indélébiles. C’est pourquoi on ne peut plus croire de la même manière aux valeurs et aux choses du monde, ni les dire de la même manière », écrivez-vous en avant-propos à chaque récit d’Elli Kronauer. Est-ce que la particularité de votre génération littéraire tient au fait d’écrire après un désastre ? Pourtant il y eu toujours des guerres, des massacres, des horreurs.

Écrire après un désastre n’est pas, en effet, le propre de ce que vous appelez « notre génération littéraire », et je pense pour simplifier que vous avez ici l’idée de regrouper la génération française des soixante-huitards, et, au-delà, la génération hippie.

Chaque génération a connu ses traumatismes, mais depuis les débuts de la littérature moderne, j’estime que les générations au XXème siècle ont été particulièrement servies : l’apparition de technologies effrayantes mises au service de deux guerres mondiales successives, la concrétisation inédite dans l’Histoire de cauchemars totalitaires durables, le nazisme d’un côté et le stalinisme de l’autre, l’extermination industrielle des Juifs d’Europe, les bombes atomiques sur le Japon, les morts partout par dizaines de millions… avant notre naissance, on avait déjà changé l’échelle des massacres et des horreurs. Et ensuite, tout au long de notre existence, nous avons été les témoins impuissants de nouvelles abominations, de guerres impérialistes, de nettoyages ethniques, de dictatures sanguinaires, de nouveaux génocides. Nous n’écrivons donc pas après un désastre, mais pendant la continuation d’un désastre où tout s’aggrave. Et, de façon de plus en plus nette, avant un désastre annoncé. Outre les toujours possibles reprises de guerres plus que régionales, nous avons en perspective des changements énormes dans les conditions de vie des générations à venir et, à très court terme sur l’échelle géologique, la disparition de nombreuses espèces de mammifères, dont la nôtre.

Vous avez commencé à écrire dans les années 80. Qu’est-ce qui s’y jouait ? Même si vous avez précédemment dit n’avoir pas conscience, à l’époque, des enjeux du minimalisme Minuit, du structuralisme, quel regard rétrospectif portez-vous sur vos débuts littéraires en rapport avec son contexte ?

Petite rectification : je n’ai pas commencé à écrire dans les années 80. Mes débuts d’écriture romanesque sont évoqués avec une certaine précision dans Ecrivains. L’anecdote du petit garçon inventant dans une transe ininterrompue, sur trois protège-cahiers en papier, une histoire fantastique, est authentique. Dans le chapitre autobiographie, c’est l’épisode le moins déformé et, disons, le seul du genre. Le document et son orthographe enfantine sont des pièces que j’ai miraculeusement conservées et qui constituent mes débuts littéraires. Nous étions au milieu des années 50. J’ai ensuite beaucoup écrit, mais je n’ai été publié pour la première fois qu’en 1985.

D’un point de vue littéraire, je ne me suis guère préoccupé de ce qui existait autour de moi, sinon pour découvrir encore et encore les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale et, moins généralement, n’importe quel domaine, n’importe quel auteur, qu’ils soient français ou non. J’avoue, pendant ces années où j’écrivais sans être publié, avoir contourné les indispensables de la culture française. Je lisais intensément les auteurs soviétiques, sud-américains, avec des passions çà et là pour des auteurs d’encore autres cultures. Je ne m’arrête pas là-dessus par manque de place et manque de mémoire. Pendant deux ans, j’ai même exclusivement lu des ouvrages de science-fiction. Alors, bien entendu, les débats franco-français sur le minimalisme ou le nouveau roman m’étaient étrangers à l’époque, complètement étrangers. Ils le sont encore pour moi, mais, depuis, je me suis renseigné.

Cette absence de repères dans la littérature française contemporaine m’a permis de débuter sans complexes dans le monde éditorial, et c’est peut-être parce que j’ai d’abord été publié dans un ghetto littéraire que la bonne société critique méprisait que j’ai pu poursuivre dans la même veine. C’est aussi grâce à cette formation atypique que j’ai pu ensuite résister aux sollicitations, directes ou indirectes, qui auraient fait dégénérer le post-exotisme et lui faire rejoindre la littérature officielle.

Pourtant, votre œuvre, par certains endroits, et ce dès le début en Présence du Futur, présente une mise en doute/mise à distance de l’acte romanesque qui n’est pas sans rappeler certaines techniques et certaines préoccupations de ce qu’on a appelé le Nouveau Roman. Quelle est alors l’origine de cette pratique ? De la même manière, vous refusez à demi-mot l’héritage ou l’influence du nouveau roman, tout en vous réclamant d’une certaine manière du réalisme (le fameux « réalisme socialiste magique » du post-exotisme) pour pourtant l’afficher comme l’envers de ce que vous voulez faire. Comment concilier votre désir d’écrire « en français une littérature étrangère » tout en étant néanmoins l’héritier d’une tradition littéraire, culturelle ?

J’ai beaucoup lu le Nouveau Roman et j’ai regretté que, peut-être en raison de ses principales figures, il se soit fourvoyé dans une impasse sans véritable héritage. Les auteurs de la génération suivante, aux Éditions de Minuit ou ailleurs, ont eu du mal à proclamer qu’ils écrivaient du « nouveau Nouveau Roman » et ont laissé tomber les étiquettes, alors qu’effectivement à leur tour ils renouvelaient le genre. Revendiquer aujourd’hui d’appartenir à une école n’est plus un geste naturel, les avant-gardes et les arrière-gardes se sont fondues en une seule masse indifférenciées où même l’échelle de qualité est devenue improbable. Mais on parle ici de la littérature officielle, et non du post-exotisme, qui se situe résolument à part et en marge. Se réclamer d’un « réalisme socialiste magique » ou d’une « littérature étrangère écrite en français » ne peut s’insérer dans une tradition critique française contemporaine. C’est une affirmation ludique et, en même temps, une énième tentative d’expliquer que nous sommes à prendre avec des pincettes, ou plutôt à considérer avec des lunettes spéciales, des lunettes de Hirsch comme en utilise Breton dans Les filles de Monroe afin de voir l’au-delà de l’immédiat réel.

La communauté est une ruine en même temps qu’un rêve dans la plupart de vos livres. On rêve d’être ensemble, de trouver des compagnons, mais le plus souvent ils sont morts, vont mourir, ou vous assassinent avec lassitude. Vous avez appartenu à un collectif, Limite, qui montrait presque en pratique cette attitude de la « brigade » que postule Lisbonne Dernière Marge. Avez-vous vécu cette appartenance à un collectif intellectuel dans votre pratique d’écrivain ou n’est-ce qu’une chimère utopique, asymptotique ?

Le collectif Limite a été une courte expérience et ne m’a pas apporté grand-chose, sinon la conviction que je ne me trouverais jamais à l’aise dans une structure collective non militaire, non monacale ou non strictement politique. Les individualités artistiques font rarement bon ménage. J’ai participé à Limite parce que c’était un regroupement décidé à affirmer la porosité entre bonne science-fiction et bonne littérature. C’était un combat légitime, mais immédiatement cela a suscité de vagues oppositions de chapelles dans le ghetto science-fictionnel français, et me retrouver embringué dans de dérisoires conflits d’ego allait bien au-delà de ce que j’étais prêt à supporter. Ça ne m’intéressait pas et, après avoir donné deux textes dans un recueil collectif (où l’anonymat était un principe, ce qui me plaisait beaucoup – principe qui a vite été dévoyé), je me suis écarté du groupe, d’ailleurs sans éclats. Je crois que Limite s’est effondré de lui-même assez rapidement.

Cette expérience n’a pas été concluante mais je crois pouvoir dire qu’elle ne m’a absolument pas marqué. La référence à un groupe littéraire constitué, durable et consistant, doit tout de même être soulignée et liée à la rêverie primale post-exotique. Je veux parler ici de l’AEAR, Association des écrivains et artistes révolutionnaires, dont ont fait partie les surréalistes, au début, et un grand nombre d’écrivains communistes et de compagnons de route. Ce groupe a publié pendant les années 30 Commune, une revue mensuelle riche en idées, très enthousiaste, très militante, très gauchiste à son origine. Aragon par exemple y a publié son fameux poème SSSR. Comme j’ai fait des recherches sur Commune, l’AEAR fait partie des paysages politico-littéraires de référence du post-exotisme.

C’est beaucoup plus en pensant à Commune et à son collectif intellectuel militant que l’on peut tisser des liens entre les brigades critiques de la Renaissance (dans Lisbonne, dernière marge) et une réalité vécue. Et l’AEAR n’est pas étranger non plus à l’intellectuel collectif des prisonniers et prisonnières qui chantent, déclament et murmurent dans leur prison, élaborant phrase à phrase la pâte post-exotique où vont puiser nos auteurs. Du moins dans sa dimension poétique et littéraire, parce qu’à cela se superposent d’autres expériences d’autres collectifs, en réalité liés à la lutte armée et à une discipline révolutionnaire de parti.

Qu’est-ce que vous a apporté la mise en scène théâtrale du post-exotisme par Joris Mathieu, ou la mise en voix et en musique avec Denis Frajerman ? Peut-on imaginer d’autres transferts, transhumances, transmédialités du post-exotisme : bande dessinée, cinéma, série téléviseé ?

Le travail avec les musiciens et les gens de théâtre continue à être un grand bonheur. Je participe peu et même très peu aux adaptations et créations de ces artistes. Ils s’emparent d’une matière qui existe sous forme de prose et ils la transmutent. Ils l’interprètent. Comme ce sont d’excellents lecteurs et de véritables sympathisants et amis du post-exotisme, la transmutation n’est aucunement une trahison. Ils obtiennent une forme différente, un objet d’art différent, pour moi inouï et extrêmement émouvant puisque j’en connais la source. Je suis simple spectateur ou auditeur de leur production et je suis alors un spectateur ou auditeur heureux.

En dehors des adaptations, il peut y avoir un travail plus nettement commun, qui est aussi une source de grand plaisir. Les lectures scénarisées, par exemple, comme j’ai pu en faire pour lire Black village ou Frères sorcières à plusieurs voix, avec Haut et court, ou Herbes et golems, avec la Compagnie de Christophe Bergon, ou Vociférations, avec Denis Frajerman et ses musiciens. Ou Black village, une création du compositeur Aurélien Dumont avec l’Instant donné. Et plusieurs mises en scène sur la base de collages de textes. Et, last but not least, l’aventure de Slogans avec Charles Tordjman. L’énumération pourrait être plus précise, elle manque de noms de scénaristes, de comédiens, de comédiennes, de musiciens. Je m’arrête là, ce n’est pas le sujet, mais j’ai abordé la question pour dire que la dimension théâtrale de ce qu’on pourrait appeler le para-post-exotisme est considérable et, pour moi, délicieuse.

Vous m’interrogez sur d’autres extensions possibles de ce para-post-exotisme. Anne Théron, une réalisatrice qui a beaucoup aimé Frères sorcières, a engagé le projet d’une adaptation en long-métrage de la première partie du livre, Ingrid Schubert. Je sais qu’on ne fait pas un film sur un claquement de doigt. Mais plusieurs étapes ont déjà été franchies et, si ça marche, ça serait merveilleux.

Trois petits développements qui se terminent par des adjectifs en -eux : heureux, délicieuse, merveilleux. Sans doute le signe que la question du théâtre et des adaptations est porteuse d’ondes positives !

Littérature classique, littérature de genre

À Jean Didier Wagneur qui vous demandait quelles étaient les modifications que vous aviez faites sur Biographie Comparée de Jorian Murgrave, à la suite des remarques d’Elisabeth Gilles, vous avez répondu que « les rajouts ont permis au livre de s’insérer sans mal dans la collection « Présence du Futur », mais ils ont aussi certainement aidé le lecteur à pénétrer dans la fiction, à visiter les images. ». Est-ce que la littérature de genre vous a permis de donner une plus grande force, une plus grande lisibilité à votre univers intérieur ? Est-ce qu’elle vous a permis de mieux communiquer ?

Elisabeth Gilles a accepté mon manuscrit en me demandant « d’en resserrer les boulons ». C’était un premier roman publié et je n’ai pas fait le fier. J’ai fait des corrections évidentes et j’ai rendu les voyages du Murgrave plus compréhensibles. Je ne peux plus me rappeler l’étendue de ces ajouts et de ces éclaircissements, sans doute parsemés le long du texte. Resserrer les boulons signifiait aussi faciliter la lecture. Pour la première fois de mon existence, je me rendais compte qu’on n’écrit pas pour soi-même, mais pour un lecteur ou une lectrice. J’ai retenu la leçon pour les romans suivants. Très vite j’ai utilisé avec constance et force les clés de douze nécessaires avant de remettre un manuscrit à un éditeur.

Quatre romans en Présence du Futur (1985-1988) puis vous passez chez Minuit (1990-1996) où Jérôme Lindon fait disparaitre la mention de votre quatre romans précédents, car pour lui, publier des textes littéraires dans une collection de SF relevait de de l’erreur de jeunesse, selon vos propos. Si vous n’avez pas abandonné les images, les motifs ou les traitements science-fictifs, force est de constater qu’on considère que ces quatre premiers romans sont les plus proches de la science-fiction. Quel regard portez-vous sur cette étiquette ? La science-fiction est-elle une jeunesse du post-exotisme ?

Je n’ai jamais éprouvé de mépris pour la science-fiction, dont j’ai lu beaucoup d’auteurs importants, mais j’ai toujours protesté quand on me collait cette étiquette sans examiner les dégâts collatéraux dus à ce collage. Le principal dégât étant qu’ainsi on jugeait mes livres sans les avoir lus. Et qu’il s’agissait d’un jugement défavorable pour les tenants de la littérature officielle dont Jérôme Lindon était un grand prince. D’autre part, dans le ghetto de la science-fiction française, on m’accusait de ne pas respecter les canons, de trahir la science-fiction avec des pratiques littéraires élitistes (ça a été écrit). Je suis donc un peu nerveux quand on classe les premiers ouvrages post-exotiques dans ce genre littéraire. Il existe une continuité dans l’inspiration, la thématique, l’écriture, et cela dès Biographie comparée de Jorian Murgrave. Au début des années 90, pour la critique, il était pratique d’évoquer la science-fiction pour commenter ou expliquer la bizarrerie de contenu et de structure de mes romans. Il a donc été urgent et salutaire d’imposer l’étiquette post-exotique pour échapper, lentement, peu à peu, à cette qualification erronée. J’ai commencé à faire connaître le terme dès 2001, mais il a mis du temps à s’imposer et, par exemple pour Jérôme Lindon, il s’agissait d’une plaisanterie.

Vous êtes un écrivain classique au sens premier du temps (étudié dans les classes, à l’université) mais vous n’écrivez pas une littérature d’obédience réaliste. Avez-vous l’impression d’être à la conjonction d’une littérature de genre (science-fictive, fantastique, merveilleuse) et d’une littéraire plus classique ? Et de participer à la reconnaissance d’une autre forme d’imaginaire romanesque ?

J’ai du mal à répondre à cette question. Je ne suis pas un écrivain classique, pas plus que Lutz Bassmann, Elli Kronauer ou Manuela Draeger. Nous ne sommes pas non plus des écrivains très connus d’un large public, ce que je regrette au passage. J’ai surtout l’impression que nous nous situons toujours à l’écart du mainstream. Par les thèmes constamment repris, par l’approche formelle qui mêle différentes structures narratives, par des confusions politiques et organiques qui caractérisent nos personnages. Et par ce soupçon idiot de rattachement à la science-fiction. Le classicisme dans la littérature officielle, y compris dans la littérature de l’extrême contemporain, suit des normes qui, somme toute, sont rassurantes. Et s’inscrit dans une généalogie littéraire fondée sur des évidences. Ce n’est pas le cas du post-exotisme. En gros, un ouvrage classique correspond à la pointe émergée d’un iceberg littéraire. Je ne me sens pas du tout pointu comme ça. Pour rebondir sur votre terme d’obédience réaliste, je vous rappelle que nous nous réclamons, entre autres, d’un réalisme magique, et plus exactement d’un réalisme socialiste magiqu

Roman & romanesque

La part de l’onirisme est très importante dans votre œuvre, et l’une de rares références et héritages que vous avez acceptés publiquement est le surréalisme, qui revendiquait aussi cette puissance fictionnelle et créatrice du rêve. Le surréalisme, sous l’égide de Breton, récusait pourtant la forme romanesque ; ce qui n’a pas empêché des écrivains, inspirés par le surréalisme, d’œuvrer dans le roman, comme Julien Gracq et Jacques Abeille. Vos textes marquent un goût prononcé pour la poésie, mais la forme générale reste la narration romanesque. Comment expliquez-vous ce passage du poétique au romanesque ?

Je n’ai jamais suivi les surréalistes dans leur appréciation sur le roman. Je me rappelle avoir lu avec indignation dans mon adolescence une phrase de Breton où il déclarait « crachons sur Dostoïevski ! ». Ça me paraissait infâme et ça continue à me paraître monstrueux. Ma culture littéraire a été faite par le roman et très secondairement par la poésie, il était donc tout à fait naturel que ma forme d’expression préférée, notre forme préférée, ait été la forme romanesque. La poésie pour les images et l’accès au rêve, la poésie une porte d’entrée dans des univers étranges, une porte facile à pousser, et le roman pour raconter les histoires. L’onirisme, dominante essentielle du post-exotisme, est servi par les deux, il me semble. On pourrait il est vrai apprécier les écrits post-exotiques sous le seul angle de la poésie, mais alors il faudrait accepter qu’il s’agit d’une poésie romanesque, parfois lyrique, parfois surréaliste, mais toujours liée à une mise en scène et à un récit.

Vous avez créé de genres nouveaux qui appartiennent au post-exotisme ; votre littérature montre des porosités avec la poésie, le poème en prose, le théâtre ; mais la forme majoritaire est bien la forme narrative romanesque. Contrainte éditoriale ou volonté auctoriale, il reste que beaucoup de vos livres sont sous-titrés roman. Quelle est votre définition du roman ?

Le sous-titre roman est un passage obligé pour l’existence dans le monde éditorial. Nous avons réussi plusieurs fois à imposer des sous-titres de genres post-exotiques, narrats, romånce, entrevoûtes, leçon, cantopéra, Shaggås, mais peu de critiques se sont interrogés là-dessus et, au fond, cela importe peu. Notre système d’écriture, de composition collective, ne manque pas de souplesse, et les clins d’œil du « entre nous », les complicités avec les lecteurs et lectrices « sympathisants », n’ont pas pour objectif de nous écarter des lecteurs et lectrices de librairie, qui préfèrent prendre un ouvrage sous-titré roman. L’étiquette reste rassurante, ce qui est étrange puisque n’importe quel type d’écrit aujourd’hui peut être sous-titré ainsi.

Il existe une considérable diversité des formes qui aujourd’hui, dans la littérature officielle (je rappelle que dans notre bouche le terme n’est pas péjoratif et marque seulement une marginalité du post-exotisme), se réclament du roman, ou plutôt se rangent avec une sorte de fatalisme semi-commercial dans cette catégorie. Pour notre part, nous assumons de temps en temps, et même assez souvent, cette étiquette. Elle ne concerne plus la forme qui s’offre au lecteur et à la lectrice sous la couverture.

Mais pourtant il existe bien des romans post-exotiques, qui empruntent aux genres littéraires que vous avez crées par leurs motifs et leurs techniques, mais ils sont bien, je crois, de vrais romans, ce qui n’est pas nécessairement le cas de tous vos livres. Si j’étais un insistant inquisiteur dans le genre de Kotter dans le Port Intérieur, j’oserais vous redemander : quelle est votre définition, post-exotique, du roman ?

Vous n’obtiendrez pas de moi une définition post-exotique du roman. Nous avons consacré un petit livre, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, à définir les genres propres à notre expression romanesque, comme le recueil de narrats ou le romånce. Il s’agissait justement d’exprimer notre extériorité à la littérature officielle et à son étiquette fourre-tout de « roman ».

Il me semble que Terminus Radieux, et peut-être aussi Songes de Mevlido, ont un statut particulier dans votre œuvre. Ce sont peut-être les deux romans qui vont le plus vers le romanesque, comme si vous cherchiez dans ces livres à rendre le post-exotisme plus compréhensible via la forme romanesque. Faites-vous cette différence de statut entre certains de vos livres ?

En y ajoutant Dondog, je crois qu’on a un groupe de romans un peu à part en raison de leur taille, ce qui en fait peut-être les « grands romans » du post-exotisme. En réalité, ils ne présentent pas de rupture de style ou de composition avec des romans plus petits. Tous reprennent des techniques de collage, d’insert de rêves, de moments théâtraux, de textes brefs et poétiques. Leur longueur s’explique sans doute par une volonté de laisser l’intrigue, l’histoire, le récit se développer sur un temps long, avec l’infini de la durée dans Songes de Mevlido et Terminus radieux. Mais je n’attribue par un statut particulier à ces ouvrages, pas plus qu’à d’autres.

Pas de différence de statut (pour dire vite et orgueilleusement, tous les quarante-neuf titres ont pour nous une égale importance), mais, bien entendu, certains titres ont une qualité à part : ceux qui ont vraiment rompu avec l’évidence romanesque disons classique. Les Haïkus de prison de Lutz Bassmann. Herbes et golems de Manuela Draeger. Nos animaux préférés de Volodine (ce dernier livre étant d’ailleurs plutôt attribuable à Manuela Draeger, je reviendrai un jour sur cette question).

Est-ce que c’est la douceur du traitement, la merveilleuse animalité de ses protagonistes, qui fait que ce livre est attribuable à Draeger bien que signé par Volodine ? Est-ce que cette attribution contestable est due à des vicissitudes éditoriales, ou est-ce une relecture à rebours qui vous fait dire que l’ouvrage aurait dû être signé par un autre hétéronyme ?

On peut dire que cet ouvrage est à part parmi les textes signés Volodine. Vous remarquez vous-même que son traitement et ses thèmes sont proches de ce qu’aurait pu signer Manuela Draeger. Et vous avez raison. Il se trouve qu’en 2006 il était trop tôt pour que Manuela Draeger fasse son coming out littéraire dans la citadelle éditoriale des grands éditeurs. Il fallait que la production de Manuela Draeger à l’École des Loisirs s’étoffe encore, et surtout que le système hétéronymique puisse être accepté et compris. Dix ans de semi-clandestinité éditoriale à l’École des loisirs ont été nécessaires pour que le post-exotisme fasse entendre pleinement sa voix. L’affirmation de Lutz Bassmann aux Éditions Verdier (avec Avec les moines-soldats et Haïkus de prison) a été déterminante pour ensuite agir ensemble à visage découvert. Dix ans… tandis que des livres signés Volodine sortaient avec régularité. Une décennie, le temps indispensable pour que les hétéronymes aient déjà une œuvre, et pour qu’ils soient en situation d’avoir leur propre éditeur (Verdier pour Lutz Bassmann, L’Olivier pour Manuela Draeger). Dix ans avant de pouvoir concrétiser notre rentrée post-exotique et égalitariste de septembre 2010, avec la parution conjointe de Onze rêves de suie, Les aigles puent et Écrivains.

Alors, oui, Nos animaux préférés aurait dû être signé Manuela Draeger, pour toutes les raisons que vous évoquez dans votre question. Et il a été signé Antoine Volodine, pour toutes les raisons que je viens d’exposer. J’ajoute, et c’est une consolation comme une autre, que la pratique d’échange des signatures et des identités est une des données de base de l’existence d’auteur dans le post-exotisme.

Vous aimez peu parler des livres que vous avez lu et que vous aimez, que ce soit dans les entretiens comme dans les livres – par peur que les noms cités fassent écran. Quelques mentions discrètes peuvent affleurer, comme Lovecraft dans Frères Sorcières, et vous en avez reconnus d’autres dans des entretiens : Kafka, Beckett, Dostoïevski, Borges. Mais l’on pourrait envisager de vous interroger non sur les relations intertextuelles conscientes dans le travail de votre écriture, mais sur les livres particuliers qui sont l’horizon originel du post-exotisme. Michel Butor disait que les livres lus avant vingt ans sont des livres décisifs. Pourriez-vous répondre à une question qui portent sur les lectures décisives de votre vie, sur le travail intestin des livres lus pendant votre enfance et adolescence ?

Pour répondre une bonne fois sur les lectures d’enfance et d’adolescence, je vais essayer de faire en vrac la liste des auteurs que j’ai lus à cette époque. On verra que beaucoup d’auteurs qui ont énormément marqué le post-exotisme n’y figurent pas encore :

Dickens, Gorki, Dostoïevski, Lautréamont, Jean Ray, Conan Doyle, Balzac, Zola, Kafka, Jules Verne, Georges Duhamel, Jack London, James Fenimore Cooper, Breton, Desnos, Benjamin Péret, Victor Hugo, Ambrose Bierce, Edgar Poe, et je dois en oublier une grosse dizaine. Il s’agit des auteurs dont je m’efforçais, pour la plupart de lire de nombreux titres.

Devenirs de l’œuvre

Si le post-exotisme est lui-même une littérature de la marge, il existe pourtant une marge à la marge elle-même. Une grande quantité de textes brefs existent et gravitent autour du post-exotisme : textes narratifs brefs, proses poétiques, petites nouvelles. J’en cite quelques-uns : les deux nouvelles dans Malgré le monde (1987), Spectre de la vie en jaune (1987) Repères pour le naufrage (1991), Une Recette pour ne pas vieillir (1994), et tant d’autres. Ce ne sont pas, pourtant, de simples exercices de prose. Ils forment presque une histoire parallèle, officieuse, clandestine au carré, du post-exotisme. Quel statut leur donnez-vous ? Ne serait-il pas bon de les voir publier ?

L’édifice post-exotique est composé de quarante-neuf titres et, en effet, ces petits textes appartiennent à une annexe non répertoriée. Il se trouve que Retour au goudron est un titre particulier, avec une structure tout à fait éloignée de ce qui aura caractérisé les quarante-huit livres précédents. Ce n’est pas un scoop, j’en ai déjà parlé en public plusieurs fois, Retour au goudron se présentera comme un ensemble de 343 brochures bardiques et non comme un unique volume. Des brochures regroupées en livraisons dont aujourd’hui je ne connais pas le nombre. Chaque brochure respectera un modèle : son titre, bardiquement délirant, des récits de rêve, la rubrique Du même auteur (ou Des mêmes auteurs), des photographies en noir et blanc, 4 ou 5, prises dans un monde aujourd’hui déjà détruit et fantôme (le vieux Macau), et des textes originaux. Le volume des livraisons dépendra des textes. J’ajoute que la signature de Retour au goudron sera celle du collectif des prisonniers et prisonnières au cœur du post-exotisme, Infernus Iohannes. Terminé, Volodine, Bassmann, Draeger, Kronauer et Cie !

Alors bien sûr la tentation est grande d’introduire dans cette structure des textes oubliés ou peu diffusés. Mais, pour l’instant, nous privilégions l’idée de textes nouveaux et inédits. Et si nous reprenons des textes anciens, ils seront, de toute façon, réécrits et refaçonnés de fond en comble. Nous n’imaginons pas remplir ces centaines brochures bardiques de fonds de tiroirs.

Il me semble vous avoir entendu dire une fois qu’il vous avait fallu 15 versions de Terminus Radieux pour l’achever. Sans entrer dans les secrets intestins de l’œuvre, pouvez-vous dire en quoi consiste ce travail de reprise et de réécriture ?

Le travail de reprise et de réécriture est une méthode qui a été adoptée depuis toujours ou presque, en tout cas depuis que les ordinateurs sont entrés dans le quotidien, avec leurs merveilleuses possibilités de corrections. Les manuscrits confiés aux éditeurs sont à présent des manuscrits propres, qui ont été soigneusement revus, mais surtout qui résultent d’un long et minutieux travail de réécriture. Long, mais en aucun cas fastidieux. Il est très agréable de revenir sur un texte qu’on jugeait achevé, définitif, quelques jours, quelques semaines ou quelques mois plus tôt. Les versions se succèdent mais toujours dans la transe bienvenue de l’écriture, le texte remis sur le métier est tout le contraire d’un texte mort. C’est pour moi, personnellement, une manière de revivre avec le texte et de revivre dans le texte, puisque, de nouveau, magiquement, j’entre dans les images et j’accompagne les personnages. En même temps, il s’agit là d’harmoniser les souffles, de rechercher de la beauté ou de l’équilibre à tout moment du texte, et à la dimension minuscule de la phrase, et de supprimer les notations, considérations, gesticulations et envolées superflues, et les adjectifs, adverbes et paragraphes parasites.

La dernière version est nettement plus technique. Ou, disons, les toutes dernières versions. Il s’agit de répondre à un défi numéral qui n’a pas présidé jusque-là, ou très peu, à l’élaboration du texte. C’est, par exemple, de faire en sorte que le livre ait bien 343 sous-parties, ou que des narrats qui se répondent comptent exactement le même nombre de caractères, ou que soient observées des « contraintes discrètes » indécelables à la lecture et purement ludiques, purement futiles, sans aucune pertinence (comme dans Terminus radieux qui compte 777 777 caractères).

Les récits d’Elli Kronauer et Manuela Draeger à l’École des Loisirs sont l’une des formes les plus belles, les plus compréhensibles du post-exotisme, mais peut-être pas la plus lue ni la plus connue. La dimension du conte et de l’enfance les rend à même de véhiculer l’étrangeté du post-exotisme d’une manière plus douce que les livres « pour adultes ». Kronaeur n’écrira plus, et les romans de Draeger à l’Olivier sont plus sombres. Est-ce que cette part merveilleuse du post-exotisme reviendra, sous cette forme ou une autre ?

Le merveilleux a été repris par Manuela Draeger dans tous ses livres parus aux Editions de l’Olivier. Il est tout à fait possible que Manuela Draeger s’exprime de nouveau à l’occasion d’une publication qui précédera Retour au goudron, ou que l’inspiration que vous appelez joliment « la part merveilleuse du post-exotisme » trouve une place dans une ou plusieurs livraisons des 343 brochures bardiques. On peut lire dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze une page qui analyse l’évolution littéraire et idéologique de Manuela Draeger. En particulier qui souligne que son inspiration s’écarte peu à peu non de l’humanisme, mais de l’humain en tant qu’espèce. Cette page a été écrite avant que l’existence hétéronymique de Manuela Draeger ait été concrétisée par des publications. Peut-être son évolution mériterait-elle d’être couronnée par un nouvel ouvrage.

Terminus Radieux a un statut particulier dans votre œuvre, car il reprend une byline russe, la légende du Rossignol brigand ; il retravaille donc la légende originelle via le récit de Kronauer, Ilia Mouromietz et le rossignol brigand. Pourquoi ce traitement particulier, cet attachement précis à cette histoire ? Faut-il s’attendre, dans les derniers livres post-exotiques à venir, à un roman dont l’origine soit aussi dans une des légendes rapportées par Kronauer ?

Le récit de Kronauer, ainsi que toutes les transcriptions de bylines qu’il a faites, est fidèle à l’original dans son intention et son déroulé. Toutefois, il est métamorphosé par les exigences du post-exotisme : censure du chauvinisme russe et des renvois à la religiosité orthodoxe, exagération du chamanisme et de la magie, déplacement géographique, restitution onirique de toute réalité, cinématographie et multiplication des images (aussi pour transposer la beauté de la langue originale, impossible à rendre telle quelle par le vocabulaire et le rythme des phrases). Le recours à la figure de Solovieï, le rossignol brigand, n’est véritablement remarqué que par les Russes (non pas les nouveaux Russes, qui n’ont plus cette culture). Des détails de la légende ont été repris (les sifflements tétanisants du rossignol, devenus « les poèmes de Solovieï », les trois filles, le territoire magique dans la forêt, la blessure finale de Solovieï, infligée non par Ilia Mouromietz mais par Samiya Schmidt, et d’autres) mais le personnage a été totalement transfiguré, devenant un démiurge incestueux.

Le décor de steppe, de taïga, et l’arrière-plan soviétique, avec camps et idéologie prolétarienne, ont fait que la légende du rossignol brigand s’insérait parfaitement dans l’ensemble romanesque. Mais je ne pense pas que la byline ait été à l’origine de Terminus radieux. Quoi qu’il en soit, il n’est pas prévu dans ce qui reste à construire de s’appuyer de nouveau sur une légende russe.

L’origine du post-exotisme est une Anthologie de la Renaissance, texte non publié qui est, je crois, à l’origine de votre écriture fictionnelle, et dont on retrouve certains morceaux, certaines aspirations, dans Lisbonne Dernière Marge. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce Bible impubliée du post-exotisme ? Comment s’est-elle écrite, comme était-elle composée ? Et d’où vient la forme anthologique ?

Cette anthologie de la Renaissance, qui avait pour titre Splendeur de l’esquive, n’est pas vraiment à l’origine de mon écriture puisque, comme je l’ai déjà dit, j’avais beaucoup écrit auparavant. Mais on peut dire qu’il s’agissait du premier objet post-exotique conséquent et achevé, et que, surtout, il contenait tous les éléments de mise en scène, en abyme et en prose de collectifs d’écrivains dissidents, cherchant systématiquement l’anonymat et les pseudonymes.

La forme anthologique était particulièrement adaptée à la multiplication des auteurs et à la multiplication des formes. Je suis moi-même un peu ébahi de voir que le post-exotisme avait à ce point déjà lancé ses principes directeurs. Parmi les avancées de Splendeur de l’esquive, je suis de plus assez fier de l’invention de la Shaggå, la forme sans doute la plus bizarre parmi les formes post-exotiques, pour ne pas dire la plus emblématique, qui figure en bonne place dans notre édifice publié. Et qui, dès sa création, n’a pas subi de modification dans ses principes.

L’essentiel de cette anthologie était sa conception. Plusieurs textes ont été repris dans Lisbonne, dernière marge, mais bien sûr l’organisation du roman publié aux Éditions de Minuit n’obéissait que lointainement à l’organisation anthologique d’origine. Ce qui est resté, en dehors de ces extraits, est une interrogation sur l’origine de l’humanité, doublée d’une interrogation de type quasi-science-fictionnel sur le passé censuré d’une espèce qui se définit comme humaine, renaissant après des millions d’années de silence historique, organique, génétique. Les fantasmes d’Ingrid Vogel collent à cette histoire fantastique pour questionner le passé occulté de la génération des pères et grands-pères nazis dans l’Allemagne sociale-démocrate des années 70.

Le post-exotisme doit se conclure sur Retour au Goudron de Iohannes Infernus, signature collective des écrivains post-exotiques. Ce livre est déjà écrit, si j’ai bien compris, mais ne cesse de se réécrire. On connait sa dernière phrase : « je me tais ». Ma dernière question portera justement sur cet acte conclusif : comment conclure ? En fermant la serrure à double tour, en ficelant les liens, en mettant le feu à la bibliothèque dans un grand geste de renaissance ?

J’ai parlé tout à l’heure de Retour au goudron. Et il est exact que la toute dernière livraison des 343 brochures bardiques est déjà écrite, et que la dernière phrase en est « Je me tais ». Cela dit, l’ensemble de ces brochures est en chantier et, comme il ne s’agit pas d’un livre, il serait faux de dire qu’il est déjà terminé, ce chantier.

Conclure est un geste que je rêve de pouvoir accomplir avant de mourir. Ce serait apaisant de poser la dernière brique ou tuile sur l’édifice post-exotique. Une satisfaction personnelle, et rien de plus.

Ensuite ? Effacer les traces, surtout ne pas laisser d’archives, et se consacrer à de petites activités de vieillard. Se taire et se reposer un peu avant d’entrer dans le Bardo.

Antoine Volodine, Les Filles de Monroe, éditions du Seuil, août 2021, 288 p., 19 € 50