Une question traverse l’œuvre de Calvino : « Où se forme la vision ? dans l’œil ou dans le cerveau ? », comme Calvino lui-même le soulignait en analysant le livre de Ruggero Pierantoni, L’occhio e l’idea, Fisiologia e storia della visione (« L’œil et l’idée, Physiologie de la vision ») (Turin, 1981).
Italo Calvino (1923-1985) pose cette question dans son texte intitulé « La lumière dans les yeux » qui figure dans son livre en deux volumes : Défis aux labyrinthes, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro et Michel Orcel (Seuil, 2003). Calvino, c’est l’auteur bien connu des Villes invisibles, que Martin Rueff a retraduit aux éditions Gallimard – où il a quasiment « tout retraduit Calvino » et où il nous propose aujourd’hui un volumineux volume de ses récits dans la collection Quarto/Gallimard, qui fête d’ailleurs ses trente ans (tout comme 2025 est le quarantième anniversaire de la mort d’Italo Calvino)…
Il y a dans ce volume – qui rassemble près de 200 récits dans des traductions révisées – un de ses plus beaux textes qui est intitulé « De l’opaque », où il est
dit que « chacun de nous se trouve au croisement de trois dimensions infinies, transpercé par une dimension qui lui entre dans la poitrine et ressort dans le dos, par une autre qui passe d’une épaule à l’autre, et par une troisième qui perce le crâne et sort par les pieds… » – et où le narrateur dit tout de go : « Je sais désormais que le seul monde qui existe est l’opaque et que l’ensoleillé n’en est que l’envers »… Il y a aussi dans ce gros volume des récits de Calvino, édité par Martin Rueff et Christophe Mileschi, le dernier roman ou plutôt le dernier recueil de nouvelles (publié de son vivant par Italo Calvino) Monsieur Palomar (1983), qui est pour beaucoup le point d’aboutissement de l’œuvre de Calvino et qui incarne selon Martin Rueff « le point où la différence apparemment si utile entre la description et la narration devient opaque » ; Martin Rueff ajoutant même que « si Monsieur Teste de Paul Valéry est l’histoire d’un esprit, Monsieur Palomar est celui d’un œil parlant ou de la parole oculaire – quelque chose comme une phénoméno-logie ». Monsieur Palomar passe en effet son temps à observer la lune, les étoiles, Saturne ; mieux, il pense au monde sans lui : « celui infiniment vaste d’avant sa naissance, et celui bien plus obscur d’après sa mort ; il tente d’imaginer le monde avant les yeux, avant toute espèce d’œil ; et un monde qui demain, à cause d’une catastrophe ou d’une lente usure, resterait aveugle. »
On pense à Platon dans le Timée… et surtout à Derrida reprenant là l’idée platonicienne de la khôra – qui dit originairement le lieu et la terre en n’occupant elle-même aucun lieu ni aucune terre, qui appelle la pensée au moment même où s’étend sur la terre le danger de la destruction de tout lieu possible… La catastrophe khôra-nucléaire. On voit ça dans le livre Khôra de Derrida (Galilée, 1993) et aussi dans le volume Jacques Derrida. La contre-allée, sous la direction de Catherine Malabou (La Quinzaine/ Louis Vuitton, 1999). Giorgio Agamben revient sur ce travail de Derrida (en écrivant plutôt « chora ») dans son tout nouveau livre, L’Irréalisable, traduit de l’italien par l’infatigable et savant (poète) Martin Rueff, qui d’ailleurs aime bien dire qu’on peut se figurer que la traductrice ou le traducteur « va au bout de la langue qu’il aime dire sienne et qu’il traduit pour toucher le bout de l’autre langue » – la langue de Calvino, celle d’Agamben… ou encore celle de Pavese que Martin Rueff a traduit aussi en partie dans la collection Quarto/Gallimard en 2008.
« Au bout » : cette locution prépositionnelle indique qu’on se déplace vers une frontière, une limite, un seuil, disait Martin Rueff dans son essai éponyme Au bout de la langue (Éditions Nous, 2024). Justement, on ouvre l’essai de Giorgio Agamben sur le texte intitulé « Seuil » ; puis on enchaîne avec « Res » et un peu plus loin, au cœur des choses : « Chora » (qui signifie, en grec, le pays, la région, la contrée, dont il est bien question dans le Timée de Platon mais plus vraiment chez Derrida pour qui on ne peut même pas parler de métaphore)… et pour qui ce mot khôra ou chora n’a pas d’essence et se tient au-delà de son nom – qui serait peut-être comme l’autre nom de la « déconstruction », dans la grande théorie de Derrida, sa khôra anachronique – qui « anachronise » l’être et qui a une place à part dans sa pensée.
Mais peut-être pas chez Agamben, justement, qui reprend toute cette histoire – en somme un peu comme Ruggero Pierantoni avait repris l’histoire de l’œil pour savoir comment fonctionnent les yeux, ce qu’est la vue en réalité ; ou encore comme Monsieur Palomar qui, à ce titre, ressemble un peu aussi à Raymond Roussel dans son tout premier livre, La Vue, un poème de presque deux mille vers, consacrés à la description d’une « vue enchâssée » – celle d’une simple plage – au fond d’un porte-plume, un poème qui rendait compte d’un regard aussi neuf que paradoxal (et peut-être aussi chez Victor Hugo dans Le Promontoire du Songe, où Hugo raconte l’invitation que lui fait son ami Arago, directeur de l’Observatoire, à regarder la lune au télescope, et où il se souvient de n’avoir d’abord rien vu sinon « un trou dans l’obscur »).
Giorgio Agamben termine son essai sur la question du « manque » (avec le concept de privation), dans un livre où il finit aussi par employer le mot « chorégraphie » (dans lequel on pourrait presque entendre « chora ») ; mais il termine aussi par ce qu’il aime désigner depuis longtemps déjà par « la passage à l’acte » – ou plus exactement le pouvoir de ne pas, pour mieux saisir – avec Aristote – les rapports « de la puissance avec l’acte » ; car, disait-il dans son ouvrage La puissance de la pensée (Rivages, 2006), « la grandeur – mais aussi la misère – de la puissance humaine est qu’elle est, aussi et surtout, puissance de ne pas passer à l’acte ». C’est ce que l’on retrouve à la toute fin de L’Irréalisable, à savoir la même retenue, la même pudeur, la même réserve, ce qui fait dire au philosophe italien que la tâche qui attend encore la pensée « est de contempler l’étant dans sa chora »… On pense à Heidegger qui disait que « ce qui donne le plus à penser est que nous ne pensons pas encore » (dans « Qu’appelle-t-on penser ? »)… Mais il y a Monsieur Palomar… grâce à qui on pourrait même passer « de l’écran au livre », si l’on en croit Martin Rueff qui s’adresse directement à nous dans sa préface : « Vous êtes à la maison ? Détendez-vous. Les récits sont des textes courts. Laissez… posez votre téléphone portable. Éteignez votre tablette. Ce soir, pas de séries. Non. Résistez. Fermez la porte. Dites-le à ceux qui partagent votre appartement : « Non, non, ce soir, je ne veux pas d’écrans, basta, basta. » Levez la voix, sinon ils ne vous entendront pas – les enfants ont leur casque. Dites-le haut et fort : « Ce soir je veux commencer le volume de récits d’Italo Calvino ! »
Italo Calvino, Récits. Edition de Christophe Mileschi et Martin Rueff. Préface de Martin Rueff. Vie & Œuvre par Martin Rueff. Traductions de l’italien de Éliane Deschamps-Pria, Marie Fabre, Mario Fusco, Gérard Genot, Maurice Javion, Jean-Paul Manganaro, Christophe Mileschi, Martin Rueff, Roland Stragliati, Jean Thibaudeau. Quarto Gallimard, 1472 pages + 89 documents, 37€.
Giorgio Agamben, L’Irréalisable. Traduit de l’italien par Martin Rueff. Seuil – Collection « L’Ordre philosophique », 296 pages – 24€