Roman de l’après, L’âme de fond creuse la question du mal-être sournois, non diagnostiqué, mal perçu, parfois nié qui peut naître d’une crise ou la manifestation d’un mode de vie plus subi qu’accepté, et qui soudain devient mortel au point que les pouvoirs publics s’emparent enfin de la question de la santé mentale et affrontent la réalité. Entretien avec l’autrice, Julia Clavel.
L’âme de fond semble participer d’une volonté de parler de santé mentale autrement, sans que ce soit un prétexte, ni un sujet, mais au contraire comme quelque chose qui est là devant nous, que nous expérimentons chaque jour, ou que nous vivrons tous un jour, est-ce votre propos de dire que n’importe qui peut (voire doit) franchir la porte d’un thérapeute à un moment de sa vie ?
Pour être tout à fait honnête quand je me suis lancée dans l’écriture de L’âme de fond, je n’avais pas catégorisé le roman, je voulais écrire un livre sur les gens, sur l’état de nos sociétés occidentales, dont la dégradation de la santé mentale est un marqueur fort. Avec l’idée d’utiliser justement les petites histoires, celle des personnages, qu’on aime ou qu’on déteste mais dans lesquels on peut se reconnaitre, pour parler de la grande histoire qu’ils reflètent, celle d’une société de plus en plus violente, avec des injonctions contradictoires, de moins en moins de repères, et très peu de place pour le doute ou la fragilité. C’est là que réside pour moi l’ambition du livre, la rencontre entre l’intime et l’universel.
Je suis persuadée que la littérature est le meilleur outil pour sensibiliser à une problématique, à une cause, parce que plutôt que d’expliquer ou de chercher à convaincre, elle donne à voir, à ressentir. L’homme est fait d’affects et c’est par ses émotions qu’on l’embarque : il y a fort à parier que Germinal a fait plus pour la condition des mineurs que bien des manifestes. Le problème c’est que quand on parle de santé mentale, c’est souvent très caricatural, Shutter Island ou développement personnel, sans bien refléter tout le spectre que cela recouvre.
Je ne dirais pas que tout le monde “doit” aller en thérapie. Mais je crois profondément que tout le monde gagnerait à avoir un espace où déposer ce qui ne va pas, un espace pour ne pas se raconter d’histoires, pour se rencontrer soi-même sans masque. La thérapie est une voie possible parmi d’autres, mais l’essentiel, c’est cette permission à être fragile — une permission que notre société accorde très mal.
L’âme de fond ne cherche pas à donner de leçon, simplement à aborder ce sujet crucial autrement : sans cliché, sans recette miracle, mais avec des personnages sensibles et tangibles qui donnent à ressentir et peuvent toucher le plus grand nombre.
Qu’il s’agisse de Caroline la psychologue, Hadrien qu’on croit sortir d’un roman des années 80, de Sophie, femme prisonnière d’un mariage et d’un homme, Michel, tout d’abord un peu falot, mais qui semble figurer un politicien (enfin) honnête, presque anachronique, peut-on dire que vous avez une grande tendresse pour vos personnages ?
C’est le cas. Je pense qu’en tant qu’auteur, on a forcément une certaine tendresse pour ses personnages, ou tout du moins des sentiments forts… Ce sont pendant des mois, des années parfois, nos compagnons de tous les jours, on pense parfois plus à eux qu’à nos propres amis.
Mais c’est probablement d’autant plus vrai pour moi de par la nature même de l’histoire que raconte L’âme de fond. Le roman, et le lecteur avec, rentre dans leur intimité, leur psyché, leur âme… Et je les ai modelés pour que chacun incarne une forme de fragilité, de vulnérabilité différente. Caroline, Hadrien, Sophie et Michel portent des contradictions profondes, parfois violentes, mais ils essayent malgré tout d’avancer dans un monde qui les désoriente. Ce sont des êtres en lutte avec eux-mêmes, et c’est sans doute ce qui les rend touchants : ils ne sont ni « méchants » ni « bons », même s’ils peuvent être agaçants ou décevants, leur humanité n’a rien d’héroïque, mais elle est obstinée.
Au fil des pages se dégage une impression d’urgence à vouloir écrire ce livre, dans le rythme, dans le compte à rebours avant le 21 décembre fatidique, porté par le personnage de Caroline qui veut à toute force résoudre l’énigme… par altruisme et par vocation de soigner ceux qu’elle reçoit et tous ceux qu’on cache…
C’est juste. Dans l’écriture d’abord, j’ai ressenti une forme d’urgence dans le sens le plus positif du terme, le livre m’est venu avec une telle facilité fluidité, une frénésie presque, le rêve de tout auteur, j’écrivais partout, dans les taxis, les files d’attentes, sur mon téléphone dès que j’avais une minute… Alors bien sûr il a fallu beaucoup de retravail après, mais l’histoire s’est imposée à moi.
Et puis il y a effectivement une forme d’urgence dans le roman lui-même, surtout pour Caroline qui est convaincue qu’il se passe quelque chose de grave et qui se sent prise dans une sorte de course contre la montre qui n’est pas seulement narrative mais quasi existentielle. Le roman est construit comme une lame de fond qui monte : chaque chapitre resserre l’étau autour de Caroline, mais aussi autour du lecteur, incarné par ce compte à rebours vers le 21 décembre.
A propos de ce compte à rebours, on a la sensation que l’épidémie de votre livre serait un prolongement de la crise du Covid. Comme si vous vouliez réparer quelque chose, un impensé (les effets non visibles au premier abord d’une pandémie, la peur de mourir et l’angoisse que cela se reproduise…)
Je m’inspire du Covid, de par la dimension crise, pandémie, l’atmosphère, ce que cela a généré chez chacun, pour nos institutions, notre société. J’y ai été particulièrement exposée dans le cadre des fonctions que j’exerçais à ce moment-là, au cœur de l’État qui m’ont placé aux premières loges et m’ont donné beaucoup à matière à réfléchir sur ce que cela avait – ou aurait dû ? – changé à l’échelle individuelle autant que collective et sur les limites de notre organisation sociale et politique que le Covid a révélées. On a voulu au plus vite reprendre le fil de nos vies là où on les avait laissées mais était-ce bien raisonnable, bien réaliste ? Il y a eu une forme d’impensé collectif.
Mais le parallèle s’arrête là, ce n’est pas du tout un livre sur le Covid, même s’il en a peut-être ouvert la voie. La crise sanitaire a été suivie d’une crise intérieure, plus silencieuse, une crise de sens. C’est cette seconde crise que mon roman met au premier plan.
Si on doit parler d’inspirations, de références, pouvez-vous nous dire ce qui vous a porté, inspiré, des livres, des films, des séries (pour ma part j’ai pensé à Hippocrate pour son regard sur le corps médical, je me trompe peut-être…)
Je n’ai pas vu Hippocrate, mais je vais le faire sans tarder. A vrai dire, j’ai même découvert En thérapie via mon éditeur ! En tant qu’auteur je suis surtout inspirée par mes lectures qui sont très éclectiques avec des passions qui vont d’Albert Camus à Gabriel Garcia Marquez en passant par Giraudoux… dont les écritures pourraient pourtant difficilement être plus différentes ! Mais qui ont en commun de nous faire vivre une époque et de nous donner à réfléchir en plus de nous divertir. Peu avant de commencer à travailler sur L’âme de fond, j’ai lu Les hommes protégés de Robert Merle (que je recommande chaudement) qui je crois m’a libéré de beaucoup de contraintes que je m’imposais.
Enfin, une question sur la suite, un nouveau roman déjà en vue, en germe, qui serait complètement ailleurs ou qui au contraire creuserait la question des troubles psy, de la santé mentale dans une époque qui regarde parfois ailleurs, et qui n’est pas avare de réponses technocratiques à la place d’une réelle écoute et prise en compte ?
J’ai écrit toute ma vie, depuis aussi longtemps que je me souvienne, c’est ma seule constante, je ne peux pas imaginer m’arrêter. Donc la réponse est oui, j’ai déjà plein d’idées pour le prochain ! Il conservera une dimension sociétale, au sens d’interroger notre monde contemporain et les tensions qui le traversent mais ne portera pas spécifiquement sur la santé mentale…
Julia Clavel, L’âme de fond, 352 p., éditions de l’Observatoire, 23€