Daniel Foucard : Des zones bizarres, mutantes (Asexologue)

© Luis Bartolomé Marcos/WikiCommons

Tu as lu le dernier livre de Daniel Foucard ?

– HEIN ?

– LE DERNIER FOUCARD, TU L’AS PAS ENCORE LU ?

– Comment ??? Tu peux baisser ton smartphone ? Ou tu montes le son, mais arrête de bouger, ok, donc ça parle de quoi le dernier livre de Daniel Foucard ? J’ai lu les autres, mais celui-là non, pas encore…

– C’est un concentré de ses livres précédents : il aborde encore une fois « les mutations de la société dans un univers machinique » …

– On voit que tu as chopé sur Wikipédia « mutations » et « machinique », ça respire le copié-collé.

– Non mais Wikipédia a raison, pour l’essentiel il suffit de recopier le Wiki de Daniel + une consigne Chat-Jipiti et le commentaire s’écrit en pente libre, c’est grisant quand tu entends tes pneus crisser sur le gravier. Sans les mains, les livres de Daniel visent depuis toujours à « désamorcer le discours de la domination »…

– Là tu copies-colles encore, c’est comme la formule « encodage se nourrissant de culture visuelle », ça fait pas perso et pourtant ça constitue une définition exacte de l’œuvre de Foucard, de son style, de sa manière, de sa théorie.

– Je suis capable d’avoir une opinion personnelle et je pense réellement que DF possède une théorie-fiction qui n’appartient qu’à lui : il la déploie livre après livre, ses situations, ses personnages, évoluent dans des zones bizarres, mutantes, des territoires en friche. Il suffit de relire Cold ou Seule, ça saute aux yeux.

– C’est vrai qu’on reconnaît son univers, pour ceux qui ont la chance d’être des lecteurs attentifs, c’est évident.

– Asexologue est un aboutissement, une espèce d’acmé de sa méthode, on y retrouve tout l’univers foucardien, en mieux.

– En normal. Si tu dis « en mieux » ça signifie que ses livres précédents étaient moyens ou moins bien, or ils sont tous bons, également et chimiquement intéressants…

– Viens-en au fait, parce que pour l’instant tu ne dis rien, tu tournes autour, on n’est pas très avancé …

– Ses zones mutantes et ses intrigues bizarres sont une manière de délirer le monde, de le « déterritorialiser », ça renvoie au réel par une chemin inattendu, brutal mais drôle, ça claque souvent chez Foucard…

– Tu te sers de Deleuze pour étayer ton analyse, tu peux être un peu plus perso ?

– Donc, ok, ça commence comme ça, alors voilà : caméra à l’épaule on assiste à une mini scène de ménage dans le cabinet d’un sexologue, enfin un psy, un spécialiste qu’on consulte quand ça ne va pas fort, et tout de suite après on quitte le couple, et ZOOM sur l’explication d’une vocation. On comprend que cette spécialité (la sexologie) devrait relever de la médecine.

– Oui, la sexologie est censée traiter les troubles sexuels, les pannes affectives, informer sur les MST, etc. Ça nécessite une formation solide, psychiatrique parfois quand il s’agit de réparer plus ou moins les couples, c’est un boulot de dingue.

– Exact. Mais là où ça devient intéressant, le véritable fil rouge du livre, c’est le parcours atypique de cet asexologue qui s’est fait tout seul en autodidacte de l’évolution de nos libidos, scrutant notre désenchantement sur un mode incisif.  Il s’agit en somme d’une sociologie innovante et interchangeable. Il y a maintenant deux catégories de sexologues, ceux qui ressoudent donc dépannent, puis ceux qui se taisent et bottent en touche. J’appartiens à cette seconde catégorie.

– Donc il ne sert à rien ? On vient le consulter quand on a des problèmes, on le paie et on repart bredouille ? C’est décevant …

– Oui et non, car ce spécialiste hors norme est également investi d’une mission, même s’il avoue enfoncer des portes ouvertes.

– C’est-à-dire ?

– … Nous glissons vers une sexualité contrariée, sauf dans nos propos : cause météo et taxes avec des proches ou des inconnus, aborde l’écologie, l’écoféminisme, la guerre avec une approche conspirationniste, terrorise-les avec les Intelligences artificielles et les labos aux vaccins douteux… puis aborde le sexe, vous n’en bougerez plus, on peut dire n’importe quoi sur le sujet, c’est banco à chaque fois. Et ensuite : Qu’on prône l’épanouissement sexuel, le total relâchement polysexuel ou inversement son dressage par la fidélité, il reste le sujet préféré de tout interlocuteur. On sent le réservoir hormonal.

– Il a raison ! Dès qu’on parle de sexe avec des amis, ça excite, c’est marrant d’entendre les gens raconter leurs histoires, triomphantes ou décevantes, c’est un vrai sujet !

– Personne ne s’ennuie quand la conversation vire au sexe, chacun croyant pouvoir y tenir un rôle avantageux… l’usage veut qu’on n’enquête pas trop sur l’intimité des uns et des autres. On parlerait de sexe avec délectation parce qu’on ne songe qu’à se multiplier même si rien ne dit qu’on veut coucher.

– Ça veut dire qu’il suffit de parler de sexe pour se reproduire, que seule la parole produit des petits clones, des petits qui pullulent partout mais sans coït préalable ? Mais comment il situe son propos, Foucard, par rapport à la logorrhée des numéros spéciaux des magazines tels que Que Choisir et Marie-Claire ? Ceux qui titrent Comment mettre le meilleur ami de mon mari dans mon lit…  il en pense quoi ?

– Ce sont des trucs vulgaires, non, Foucard, c’est la classe ! Sa réflexion est beaucoup plus moderne, il explique pourquoi dorénavant la sexualité, polluée par le mode masturbatoire, infléchit la sexualité traditionnelle.

– On n’aura plus du tout besoin de partenaire ? Je veux dire au sens tactile.

– Son analyse est plus subtile. Écoute : Dans dix ans, il y aura dix fois plus d’éjaculations, de fontaines et de râles, or, là est toute la nuance, beaucoup moins de pénétrations, moins de cunnilingus, moins de fellations, moins de sport collectif.  C’est comme quand tu causes toute la nuit avec un copain pour finalement ne pas coucher : On est monté chez lui, on a causé toute la nuit, on n’a pas couché ! La postsexualité sera l’art de décrocher, de ne même plus avoir à parler de ce rien.

– Dans Sexes, paru aux éditons Inculte en 2014, il abordait déjà la question sexuelle, via la pictophilie, l’idée qu’une simulation 3D était amplement suffisante. Je me suis demandé ce que ça voulait dire : une paraphilie ? Une addiction aux images sexuelles ? Une pratique passive qui remplace la pénétration ? C’est ça, la mutation ?

– Entre autres. Il décrypte aussi l’addiction aux réseaux sociaux qui fait de nous des petites individualités promotionnelles et séparées, tributaires d’une communauté interconnectée dans la rue, les bureaux, les étables, partout. Les ruraux sont à l’image de la société globalisée jusque dans la cabine du tracteur ! On devient des objets, des rouages, on a dépassé le fordisme. Tu te souviens de Charlie Chaplin tournant ses boulons dans Les Temps modernes ? On est devenu les boulons, plus besoin d’une main pour te titiller, tu te masturbes sur commande, sur écran, et bim !

– Quelle classe ! Charlot a l’air antédiluvien à côté, bon à ranger au musée. Bon. Je trouve que le tactile, c’était quand même intéressant…

– Ok mais l’asexologue de Daniel a dépassé ce stade lorsqu’il affirme, qu’on ne tripoterait plus à deux, à trois, à plusieurs, si ce n’est avec un casque 3D à domicile, parce que tripoter c’est sale …

– C’est fou !

– Abandon progressif du corps à corps, eh oui !

– C’est rude mais passionnant, ça oblige à réfléchir.

– Tu as lu la séquence YOKO ?

– YOKO ONO ?

– Non, Yoko est une patiente qui souhaite se reproduire par la pensée et paie des séances à l’avance, pour s’entendre dire qu’elle pourra engendrer un enfant à distance. Ayant fui la ville qui contenait trop d’informations et lui procurait de fréquentes migraines, en se concentrant fortement ainsi que son compagnon (qui se concentre également), ils parviendront à générer un enfant sans se toucher, poum, et même à choisir son genre. C’est un transfert de semence par la pensée.

– Ça fait un peu penser à la Vierge Marie et à l’opération du Saint-Esprit, même si l’affaire Jésus qui a suivi a été très compliquée pour l’humanité. Aucun rapport avec Daniel Foucard ?

– Aucun. Non, Daniel via son personnage prône une sorte d’apocalypse de l’intime, une table rase, c’est peut-être un désenchantement qui rejoint un désengagement plus large, une atonie sociale, une perte de croyance en des idéaux… mais il le fait d’une manière joyeuse, c’est étonnant, ça tient le choc sur toute la durée du livre …

– Au fond, ce texte est aussi une critique parodique du coaching, du consulting et de tous ses avatars (développement personnel, yoga, voyants médiums et psys lacaniens).

– Exact. Son sexologue a inventé lui-même sa spécialité :  Ma vraie compétence de psychothérapeute reste la post-sexualité.  Et ce livre qui hybride les genres, mi-essai, mi-roman, constitue aussi une réflexion sur nos inquiétudes, face à l’IA, par exemple. Quand il passe une commande à un algorithme en lui donnant pour consigne de ne jamais utiliser le « segment sexe », il en résulte la chose suivante : postologie pour postsexualité, alogue pour asexologue, monologue pour autosexuel, etc. Bien obligé de reconnaître que cette intelligence artificielle pensait exactement à la même chose que moi.

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J’étais en train de terminer mon article quand je tombe par hasard ce mercredi 5 novembre 2025, sur une enquête de Libération qui relate un questionnaire auprès de 2000 personnes hommes et femmes. Il en ressort que plus d’un homme déconstruit sur deux utilise un sextoy anal sur lui-même. Ce truc de stimulation-autostimulation est intéressant, il faudra en parler à Daniel. Si la pratique de la stimulation anale passive gagne du terrain, elle reste assez taboue puisque le faire est une chose, en parler en est une autre. Une personne sur quatre n’ose pas en parler à son conjoint, et plus de six sur dix préfèrent taire le sujet auprès de leurs partenaires sexuels occasionnels. C’est vraiment ennuyeux les enquêtes, ça veut toujours donner des leçons. On en apprend beaucoup plus en lisant Asexologue. Et en plus, c’est drôle !

– Je raccroche ?

– HEIN ?

Daniel Foucard, Asexologue, KC éditions, septembre 2025, 130 pages, 17€.