Parce que c’était lui, parce que c’était moi – tel pourrait être l’incipit du livre d’Arnaud Rodriguez, tant la fulgurance passionnelle semble marquer de son sceau indélébile la rencontre inattendue de l’auteur et de son Autre.
Chronique à rebours d’une relation finissante, Présence est un journal qui, dans la tectonique luminescente de l’orée du printemps à la fin de l’automne, compulse les présents offerts par la silhouette d’un homme que le narrateur tente jour après jour de détourer. Ces fragments de récit, collectés comme autant d’images prélevées dans un quotidien nimbé par la lumière d’un corps évanescent, composent une élégie à l’amant passager – une persistance rétinienne dont Arnaud Rodriguez tente de retrouver la chaleur dans la nuit de ses yeux fermés : cette boite noire dans laquelle recomposer des images aux contours mouvants.
Arnaud rencontre Le garçon. Chéri, Cédille, Cherry, Beyby… C’est le nom de l’Amant. Celui dont la pudeur donne tous les noms pour un amour qu’elle ne veut pas dire. Nous le savons depuis la rose des amants de Shakespeare, depuis Ali de Fassbinder : surnommer c’est s’étreindre en familier, se rejoindre sans pêcher dans un dépays à l’orée de ce que la pensée n’ose formuler. Se renommer, c’est emprunter aux légendes romanesques leurs costumes d’amants pour s’inventer des futurs auxquels nous refusons parfois de croire tant le bonheur semble impromptu. Ainsi, se parant de signes fortuits, la relation naissante se cherche avec précaution dans les mots des autres – ceux qui nous entourent, ceux qui nous précèdent, ceux que l’on croit déceler dans le tarot du quotidien : des titres de livres, des tatouages, des répliques de films. Tout parle de ce qui ne se nomme pas, de ce que l’on attend sans le vouloir, sans se l’avouer – superstitieux de ce que ce hasard ne devrait sa survivance qu’à la faveur du secret. Une épiphanie que, telle Eurydice, nous redoutons de voir disparaître sitôt regardé en face.
Ainsi dans une sorte de préscience de la déréliction à venir, le journal d’Arnaud Rodriguez semble s’écrire sinon comme une contre-archive passionnelle pour retenir le maintenant, comme un mausolée s’érigeant en mémoire des lendemains incertains. Reliquaire immémorial d’une passion s’étiolant dans les affres de la distance qui contraint les corps à s’attendre, Présence s’inscrit dans la lignée des récits de la folie d’aimer : le tourment passionnel de Guibert pour Vincent, la sublime douleur de Duras pour le chinois du bac… Des infortunés qui, eux aussi, ont dû composer, transformer pour survivre à la dépossession, à la déréliction et à l’absence.
Doris Day est morte. Il a suffi que sa chanson passe à la radio, le soleil fredonne aussi, alors j’ai envie de ça, chanter, et donc chanter pour toi (…) peut-être parce que c’est nous ces mots : Que sera, sera… » (Présence / Arnaud Rodriguez)
Et cette incertitude face à la possibilité des futurs, est peut-être ce qui pousse Arnaud Rodriguez à créer : capturer le temps, le présent des choses et des gens qui l’entoure. Suspendre l’instant pour le retenir dans un mouvement en devenir. Photographe aguerri jouant du temps pour ne conserver que l’immortalité de l’image : Arnaud Rodriguez sait manier la lumière et décentrer le cadre pour créer des espaces qu’il appartient au regardeur de combler de ses propres légendes. Ainsi, si son intimité est au centre d’un travail photographique qu’il partage depuis des années sur les réseaux sociaux, son écriture ( déployée dans un journal au long cours ) n’est qu’une autre forme d’appréhension de cet autour qu’il ne cesse d’observer. Il sélectionne, cadre et découpe dans le réel des instants de grâce qui recomposent un présent le racontant lui autant qu’il voudrait raconter les autres – ces garçons qui, pour un temps, partagent son cadre avant de s’effacer au profit d’une nouvelle rencontre. Nulle mièvrerie pour autant dans cette histoire en creux dont le « je » vaut pour chaque être aimant et désirant. Son amour du Japon n’y est peut-être pas étranger : il y a dans son approche de l’écriture comme de la photographie, un lien étroit avec les prémices des estampes qui, sans ombre, savent accepter la vacance, ménager le vide pour suggérer la force des pleins. Une porosité entre les mondes, celui des présents et celui des absents – une délicate balance que seul un esprit empreint d’une sensibilité poétique peut équilibrer de sa nuance. Aussi l’absence n’est-elle qu’une forme en creux à laquelle Arnaud Rodriguez ne cesse de redonner ses contours : le négatif d’une image latente s’imprimant patiemment dans les méandres des sels d’argent.
Absent : le mot est là, sur la couverture d’un roman, lui-même sur la table de chevet. Du côté où c’est un autre qui dort parfois, absent. (Présence / Arnaud Rodriguez)
Fragment d’un journal aux bornes passionnelles, Présence est maintenant un livre adressé comme une conjuration – comme une main tendue à tous ses compagnons de déréliction. D’ailleurs, seul, Arnaud Rodriguez ne l’est pas ou plus vraiment, tant son écriture pourrait faire écho au récent Guillaume d’Olivier Steiner qui, le publiant aujourd’hui ouvre officiellement la collection Misfits qu’il dirige aux éditions Labyrinthes.
Je voudrais que cette sorte d’héroïsme qui consiste, sans geindre et sans crier, sans l’appeler, à contenir le manque plus ou moins tolérable de son corps et d’une étreinte, fabrique en contrepartie comme un maléfice inversé, un manque intolérable qu’il ressentirait alors de cette étreinte et le ferait courir à moi. (Hervé Guibert – Fou de Vincent)
« Misfits, ce sont les désaxés, ceux qui sortent volontairement ou malgré eux du cadre ou de l’axe majoritaire. » (Olivier Steiner)
Les géographes ou urbanistes appellent ligne de désir – ou chemin de désir – les sentiers patiemment ouverts et tracés sous la foulures répétitives du promeneur aventureux, de l’animal téméraire ou de tous frondeurs cherchant à s’approprier l’espace alentours. Ces lignes ainsi tracées dans la marge révélant les dysfonctionnements de plans urbains que le corps, émotif et éprouvant, refuse instinctivement d’appliquer ou de suivre.
Ainsi, si on connait sa verve littéraire, c’est avec les deux premiers ouvrages de sa collection ( Guillaume et Présence ) qu’Olivier Steiner ouvre avec audace les prémices d’un sentier détourné dans le droit chemin que se veut l’édition littéraire, reléguant à la marge les incartades formelles ou esthétique. Connaisseur des errances des routes incertaines, Olivier Steiner sait écouter, entendre et reconnaitre le talent ignoré et, tendant la main à ces nouveaux compagnons pour les enrôler à sa suite, il invente et dessine avec sa collection les contours d’un paysage ouvrant le pas à de nouveaux possibles. Un sentier de traverse, certes ardu mais qui, patient et exigeant, se veut un point d’attache pour tous ceux qui, en marge, tentent encore de faire raisonner une voix que le tumulte assourdissant condamne à la solitude, à l’oubli et parfois au désespoir.
« A l’origine, le misfit c’est l’inadapté, la chose inadaptée, marginale, qui se trouve hors champ, dans certaines marges, qui n’a pas trouvé sa place ou ne veut pas la chercher. » (Olivier Steiner)
Cette quête des possibles se poursuivra en septembre prochain avec la publication du premier livre du cinéaste Christian Merlhiot.
Arnaud Rodriguez, Présence, 110 p., éditions Labyrinthes, 1er mai 2024, 15€