François Leperlier, à qui l’on doit notamment une biographie de Claude Cahun (Fayard, 2006), publie aux Éditions Lurlure un essai profond et polémique consacré à l’état actuel de la poésie.
Peut-être que, comme le disait un personnage d’Eugenio Montale, la poésie n’existe pas. La poesia non esiste.
Croyez-moi, la poésie n’existe pas ; quand elle est ancienne nous ne pouvons nous identifier à elle, quand elle est nouvelle elle rebute comme toutes les nouveautés : elle n’a pas d’histoire, pas de visage, pas de style. D’ailleurs, d’ailleurs… une poésie parfaite serait comme un système philosophique qui tiendrait debout, ce serait la fin de la vie, l’explosion, l’écroulement, et une poésie imparfaite n’est pas de la poésie. (Eugenio Montale, La poésie n’existe pas (1971), « Arcades » Gallimard, 1991, p. 12-13)
Montale, ce poète exigeant, pensait bien sûr tout le contraire. Ce serait par trop simple, pris au pied de la lettre et au ras mortifère des pâquerettes d’aujourd’hui. Toujours brûlante, la question mérite en tout cas d’être posée de l’existence ou non de la poésie. À mieux dire, de son mode d’être particulier, de son devenir. Ce à quoi s’emploie vigoureusement François Leperlier dans ce Destination de la poésie.
Cela débute avec le souvenir des lectures d’enfance. Beaucoup de livres de poésie. Leperlier est né en 1949. On peut dire qu’il a eu cette chance. Il s’en rend bien compte aujourd’hui : « J’ai échappé aux nullités de la poésie pour la jeunesse triée par les pédagogues patentés, dont on enniaise aujourd’hui les écoliers avant de les écœurer pour de bon. » Alors, oui, les tenants de ce progressisme échevelé qui est celui de notre époque auront beau jeu de faire de Leperlier un énième chantre du « c’était mieux avant ». Mais bien sûr. Passez donc votre chemin, oubliez ce livre terrible et accablant. Il n’est pas vraiment fait pour vous.
Tout se passe comme si l’on visait à neutraliser la poésie. Artaud disait de Lautréamont, mais aussi de Baudelaire, de Poe, de Nerval qu’on leur a fermé la bouche « parce qu’on a eu peur que leur poésie ne sorte des livres et ne renverse la réalité ». Désormais, il n’est plus question de bâillonner les poètes. Ils ont droit de cité. On voit de la poésie dans la rue, dans les parkings souterrains. Il y a de la poésie dans les maisons de la poésie. C’est merveilleux. Poésie dans les écoles, dans les prisons. On produit de la poésie dans des résidences d’écriture prévues à cet effet. Poésie à la télévision, dans les couloirs de métro. Poésie place Saint-Sulpice.
Sans doute convenait-il de fabriquer de l’indifférence à l’endroit de cet objet nommé poésie, en le banalisant. Mieux encore : en l’institutionnalisant. La poésie, pas vrai ? est une chose trop sérieuse pour la laisser aux mains des poètes. Alors on va tâcher de la professionnaliser. Mais pas trop. Car ça reste de la poésie, après tout. Ce dont on a envie, c’est de poésie estampillée poésie. Traçabilité, contrôle.
Poésie à la Papa, poésie de bon aloi, poésie émoussée, poésie bien intentionnée, poésie sponsorisée Vuitton, La Poste, Banque populaire ou MAIF, poésie à l’usage des animateurs socio-culturels, poésie sous perfusion, poésie dans les ateliers d’écriture, poésie ravalée au rang de marchandise, poésie fétichisée, poésie d’échelle, poésie de niche, poésie dans la bonne ornière toujours, poésie à l’Université, poésie dans les maisons de retraite, poésie en surproduction, poésie podcastée dans mes oreilles pendant que je fais mon jogging au bord de l’eau, biennale de poésie, inflation logorrhéique de la poésie actuelle, poésie sur des blogues, poésie dans les festivals de poésie, marché commun de la poésie, poésie algorithmique, poésie dans les centres de formation des professeurs des écoles et du second degré, poésie sur le CV des poètes mini-entrepreneurs auto-exploités, poésie primée par des prix de poésie, poésie tout-à-l’égo, poésie par tous et pour tous. Poésie nulle part. On ne sait trop s’il faut en rire ou en pleurer. L’ouvrage de Leperlier, éminemment renseigné, prend acte de tout cela. Un diagnostic dur et juste est établi : la poésie fait l’objet d’une « sollicitude publique sinon officielle » ; elle tend à devenir une manifestation spectaculaire comme les autres. Fête de la musique, Printemps de la poésie — même combat. Entendons : même absence de résistance aux forces en présence. Comme toute chose, la poésie est intégrée au spectacle. Pourquoi ferait-elle exception ? Leperlier, cependant, ne manque pas de nous mettre en garde : « À vrai dire, le concept de spectacle est particulièrement ingrat, mal bâti. Rien de plus instable, de plus équivoque. Tel que l’a voulu Guy Debord, il a fini par s’imposer en escamotant d’autres acceptions possibles et même totalement contradictoires. » Une des forces de ce livre consiste à tâcher d’avancer de manière lucide à travers les écueils de la culture de notre époque, de ses pratiques discursives, de ses injonctions impossibles et dévitalisantes. Le chapitre dix est désopilant, dans la veine presque d’un Philippe Muray (lequel est d’ailleurs cité, à la page 105). Destination de la poésie est aussi un livre que l’on lit en se bouchant le nez.
Heureusement, que l’on se rassure, l’odeur de cadavre ne persistera plus bien longtemps. « La littérature poétique, constate Leperlier, ne fait pas le poids devant le roman, les arts plastiques, la musique, le cinéma, le sport ou les jeux vidéos, sans parler du reste ! Quoiqu’on fasse, elle est vouée à sélectionner son public. Gardons la tête froide : le surinvestissement institutionnel ou spectaculaire ne pourra jamais renverser la tendance et encore moins donner le change. »
Destination de la poésie n’est pas seulement une lamentation (une de plus…) sur l’interminable fin de la littérature, et de la poésie en particulier. Il est au contraire, dans cet ouvrage, de belles méditations sur le fait poétique. On les trouvera par exemple aux chapitres deux et trois. Il nous est notamment rappelé que Joan Miró, fréquentant les poètes, voulait dépasser la « chose plastique ». Et Leperlier de continuer : « Que les poètes commencent par dépasser la chose linguistique. » Vaste programme. L’ouvrage fourmille de pareilles formules, roboratives et rafraîchissantes. Comme celle-ci, par exemple : « Nous sommes contemporains de la poésie de tous les temps dès lors que, dans un mouvement qui lui est essentiel, elle les excède tous. » Il faudrait réapprendre à devenir contemporain de la poésie. Dont acte.
François Leperlier, Destination de la poésie, éditions Lurlure, mars 2019, 192 p., 19 € — Lire un extrait