« La folie et la sagesse au même instant » (Muriel Pic, Leçons de possession)

« Henri Michaux est assis chez lui dans un fauteuil à motifs floraux près de la cheminée » écrit Muriel Pic qui plante le décor. Muriel Pic qui récemment nous avait parlé aussi de LHerbier de prison de Rosa Luxemburg, publié aux éditions Héros-Limite, tandis qu’aujourd’hui elle nous parle du « héros cérébral » Henri Michaux, l’auteur de L’Espace du dedans, de L’Infini turbulent, de Misérable miracle.

Muriel Pic raconte le « Henri Michaux » drogué – au haschich, à la mescaline – dans Leçons de possession. Celui qui veut en effet  « écrire les possessions, les flux, les bruissements cellulaires ». Michaux qui palpe la vie sensible, qui n’est pas fou, qui est donc sous l’emprise d’une drogue hallucinogène, la mescaline – et ça, ce n’est « rien qu’une immensité spirituelle » comme l’aurait dit Baudelaire, qui lui aussi a souvent décrit les aventures les plus dramatiques se jouant « silencieusement sous la coupole de son cerveau », dans ses Paradis artificiels et dans ce qu’il appelait « la biographie d’un homme ».

Reste que Michaux est plus radical que Baudelaire. Il rompt même avec la problématique baudelairienne de l’ivresse et qui use des drogues « non spécialement pour en jouir », mais « surtout pour les comprendre, pour surprendre des mystères ailleurs cachés ». Les œuvres mescaliennes de Michaux ne sont pas un plaidoyer en faveur ou en défaveur de l’usage médical des hallucinogènes, ni un nouveau chapitre au livre des ivresses, ni seulement des ouvrages sur la folie : « ce sont des poèmes, des essais et  des récits de la sensation seule »,  écrit Muriel Pic qui pourrait y ajouter les « peintures » de Michaux – ce qui faisaient dire à Michaux lui-même,  dans Misérable Miracle , « ceci est une exploration. Par les mots, les signes, les dessins. La Mescaline est l’explorée. » De toute façon, Henri Michaux était un « amateur » déterminé à tout essayer : « En quelques années, outre la mescaline, le LSD, la psilocybine, il va prendre du haschich et tester des drogues non hallucinogènes : la cocaïne, l’opium et différents médicaments psychotropes ». Il qualifiait toutes ces expériences de « dérangements mineurs », et tout au long de ces années d’expérimentation, il va adopter une démarche réfléchie, renseignée (notamment sur le risque de dépendance).

Aldous Huxley le prenait néanmoins pour un petit joueur, un piètre expérimentateur. Mais Michaux n’en pensait pas moins du mouvement psychédélique américain comme dans un addenda de 1964 à L’Infini turbulent : « On songe à des journalistes qui eussent été invités à la Crucifixion. » Huxley reconnaissait d’ailleurs que Michaux était un bon écrivain. En vérité, Michaux était surtout à l’écoute de son corps, dans « une écoute de soi que le langage scientifique appelle la cénesthésie », comme l’avait expliqué Jean Starobinski  dans À voix nue, sur France Culture, dans des entretiens de 1999 avec Gérard Macé, publiés dans le volume « La parole est moitié à celuy qui parle… » (Editions La Dogana, 2009). Starobinski parlait justement de Michaux face aux métamorphoses de son propre corps, ou encore de Valéry et son Monsieur Teste face à la douleur, mais aussi de Supervielle et des extrasystoles qu’il notait : « Pourquoi et comment ces écrivains ont-ils transcrit leur perception du dedans, du profond, de l’inattendu intérieur ? » demandait Starobinski… C’est la question éternelle de savoir « qu’est-ce que l’extase ? » – à quoi répond Michaux : « C’est dans l’âme une qualité exceptionnelle au point de paraître miraculeuse, où, sans la plus petite, la plus infime exception, tout va dans le même sens. »

Pour Muriel Pic, l’extase, c’est une « unité d’orientation ». Pour l’autrice, Michaux cherche aussi la sensation d’être fou. Il veut faire apparaître cette zone de lui-même si intimement liée à la création  (« Qui cache son fou,  meurt sans voix. »). Muriel Pic montre là que Michaux conduit une recherche scientifique par le poème, et explore la folie avec ses propres moyens, l’écriture et les formes… Mais on pense aussi à Philippe Sollers qui imaginait dans son roman Médium (Gallimard, 2014) une mystérieuse substance que son narrateur appelle « la dose »,  dont il fait grand et bon usage à Venise  (la dose dispensatrice de sensations intenses, un « antiproduit » décrit même comme une puissante arme de « contre-folie ». D’ailleurs, la « contre-folie » est « le fait que vous vous sentiez libre, à chaque instant, dans une Nature libre » dit le narrateur de Sollers – Sollers qui s’était d’ailleurs moqué un peu de Michaux en lui collant du « coton dans les oreilles » (dans son roman Femmes).

Signalons encore que Cécile Guilbert a publié une formidable anthologie, « Ecrits stupéfiants. Drogues & littérature d’Homère à Will Self », dans la collection « Bouquins » des éditions Robert Laffont (2019). Dans sa préface à l’Herbier de prison de Rosa Luxemburg, Muriel Pic écrit qu’il y a « des gens que l’on enferme mais qui restent libres au-dedans »… Ce sont toujours sur ces gens-là qu’elle écrit – sur W.G. Sebald, sur Pierre-Jean Jouve, sur Michaux ou encore sur  son grand-oncle Jim qui travaillait à Londres dans les jardins de l’université, comme elle l’a raconté dans son merveilleux récit intitulé Affranchissements (Seuil/Fiction & Cie, 2020). Affranchissement. Liberté libre ;  Oui, écrits  stupéfiants (c’est le programme).

Muriel Pic, Leçons de possession. Les archives de la drogue d’Henri Michaux. Editions Macula, 140 pages/ 56 illustrations/ 35€