Schopenhauer fascine un peu tout le monde – à commencer par les écrivains qui le citent volontiers, comme par exemple Kerouac qui fait dire à son personnage Dean, dans Sur la route, que ce qu’il brigue « c’est la concrétisation de ces facteurs qui dépendraient au premier chef de la dichotomie de Schopenhauer pour une part intimement accomplis… », qu’il dit sans bien comprendre ce qu’il dit (nous non plus). Ou encore Zola qui écrit La Joie de vivre tout en lisant Schopenhauer, alors que des tas de gens venaient de mourir autour de lui…
La Joie de vivre qui est à la fois le roman de la maladie et de la découverte des règles pour une jeune fille – où il y a un personnage qui se prénomme Lazare et qui n’arrive pas à composer la symphonie dont il rêve sur le Paradis terrestre… Mais, à côté de lui, il y a Pauline qui va le remettre dans le droit chemin et le guérir de ses obsessions macabres en le poussant à s’intéresser à la médecine et, surtout, en l’arrachant à sa délectation malsaine de Schopenhauer : « un homme qui écrivait un mal atroce des femmes ! Elle l’aurait étranglé, s’il n’avait pas eu au moins le cœur d’aimer les bêtes. » (cité par Philippe Muray dans Le 19è siècle à travers les âges, Denoël, 1984).
Schopenhauer fut en effet un misogyne de première classe, qui pensait que les femmes étaient uniquement créées pour la propagation de l’espèce, comme il le dit carrément dans son Essai sur les femmes (dans le volume Parerga et Paralipomena, « Bouquins »/Laffont, 2020). Soit dit en passant, il aurait eu du mal à entendre les mots de Sollers, au tout début de son roman Femmes : « Le monde appartient aux femmes./ C’est-à-dire à la mort./ Là-dessus, tout le monde ment. » Il n’aurait sans doute pas compris ce que le romancier du XXè siècle mettait sous ces mots (Sollers qui disait aussi : « On ne naît pas homme, on le devient, la plupart du temps à ses dépens. ») Mais le mieux encore, c’est Maupassant – homme du XIXè siècle – qui met en scène le cadavre de Schopenhauer dans sa nouvelle intitulée Auprès d’un mort (Quarto Gallimard, 2014), où le narrateur de cette nouvelle veille le corps du philosophe déjà entré en putréfaction… et qui entend soudain un bruit dans la chambre du mort – où il voit même « quelque chose de blanc courir sur le lit, tomber à terre sur le tapis, et disparaître sous le fauteuil »… Un fantôme ? (comme dans le 19è siècle à travers les âgesde Muray, qui est une somme sans pareille sur l’occultisme) d’autant que Schopenhauer s’est adonné dans sa vie au magnétisme et a fait siennes les théories de Mesmer… Non, juste le râtelier de Schopenhauer, « ouvert comme pour mordre », tout blanc sur le sombre tapis…
Schopenhauer était un peu le diable – qui disait : « Je suis le seul à reconnaître avec probité les maux du monde dans toute leur ampleur. » Il avait beaucoup voyagé, fait différents métiers avant de devenir philosophe, professeur à l’université de Berlin où il avait choisi de faire ses cours aux mêmes heures qu’Hegel – en conséquence de quoi il n’avait eu que quatre auditeurs : un conseiller aulique, un dentiste, un écuyer, un commandant en retraite… Il détestait Hegel. Il détestait plus encore Fichte. Il aimait Kant et plus encore Voltaire. Il parlait plusieurs langues dont le français. Sa mère était romancière (il la détestait, « la veuve joyeuse » disait-il). Il avait une tête incroyable (voir la photo du volume de la Pléiade, qui date de 1858, deux ans avant sa mort – le 21 septembre 1860).
On réédite donc aujourd’hui – en Pléiade – son grand livre : Le Monde comme volonté et représentation, où il défend l’idée que c’est la volonté qui prime l’entendement – qui est en vérité une des idées dominantes de la philosophie moderne (pour les philosophes anciens, c’était au contraire le logos qui primait sur la volonté ; les Anciens pour qui agir n’était qu’une impuissance à contempler; à l’origine de tout il y avait la contemplation – du moins jusqu’à Plotin.) Après – disons à partir de Duns Scot (13è siècle) – se trouve très nettement exprimée l’idée que la volonté prime l’entendement (l’action prime le Verbe, le Logos). Descartes confirmera ; Schopenhauer enfoncera le clou (définitivement). Il dira même de la volonté que c’est « la chose en soi » – par-delà Kant qu’il adorait (bizarrement), avec Nietzsche et sa « volonté de puissance »… En fait – et comme le dira un de ses plus fidèles lecteurs, le joyeux Clément Rosset (1939-2018) –, la volonté de Schopenhauer c’est l’être chez Heidegger, Dieu chez l’Aréopagite, l’Un chez Plotin, l’Idée chez Platon… ou encore le réel chez Rosset lui-même (l’idiotie du réel). Chez Schopenhauer, en plus, c’est la musique qui touche au plus près de la volonté – au point de parler ainsi d’une antériorité primordiale de la musique par rapport au monde. C’est l’idée selon laquelle la musique exprime, au gré de Schopenhauer, « une volonté en soi, indifférenciée, antérieure aux volontés particulières mises en valeur par les autres arts », disait Clément Rosset dans Tropiques (Minuit, 2010) mais aussi dans ses Ecrits sur Schopenhauer (Puf, 2001).
Mais aujourd’hui, c’est le philosophe heideggérien Christian Sommer qui nous présente en Pléiade le philosophe du Monde comme volonté et représentation, fasciné par la méthode de Schopenhauer qui permet « d’aller droit aux choses mêmes en les décapant de l’épais vernis que l’opinion et l’illusion ont déposé sur elles, dévoilant ainsi, avec une clarté impitoyable, les questions essentielles qui, depuis toujours, tourmentent l’animal metaphysicum que nous sommes », dit-il dans sa belle préface. Au fond, Schopenhauer était un peu mystique (il vénérait l’autobiographie de Madame de Guyon ; en fait il adorait la France – « la nation européenne la plus gaie, la plus enjouée, la plus sensuelle et la plus frivole », disait-il). Il aurait peut-être finalement adoré lire Femmesde Philippe Sollers, en 1983. Adoré. Qui sait?
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation. La Pléiade Gallimard, 1728 pages, 72 euros jusqu’au 31/01/2026 (puis 77 euros).