Lire Bernard Sichère

Bernard SIchère - Détail couverture ©CNRS

« Penser est une fête » a dit un jour Bernard Sichère (1944-2019), dans le livre éponyme où il ne cite jamais Aristote mais beaucoup Heidegger (l’auteur de Qu’appelle-t-on penser ?) et Debord : l’auteur de La Société du Spectacle ; où il cite deux fois une phrase cocasse de Malraux – celle-ci : « Il semble que dans la seconde partie du XXè siècle on ait tenu l’art de tirer un coup plus important… que de prendre doucement une tête dans ses mains. »

Bernard Sichère était philosophe, professeur, mais aussi romancier, essayiste – l’auteur de L’athéologie de Jean Genet, par exemple, qu’il avait publiée en deux livraisons dans la revue L’Infini (Automne 1986 et Hiver 1987). Il se cherchait quand même un peu (le sexe), alors qu’il avait eu un éblouissement en 1966, à la lecture de La Métaphysiqued’Aristote (pour l’agrégation), dans la traduction de Jean Tricot… Mais la vie, par la suite, l’avait éloigné de ces trésors (Aristote, Platon) pour des choses beaucoup moins essentielles (dira-t-il lui-même), comme le structuralisme, la psychanalyse, le marxisme ; jusqu’à ce qu’il tombe sur le cours de Heidegger consacré au livre Thêta de la Métaphysique, qui allait lui donner l’envie de retraduire entièrement à neuf ce texte « redoutable », comme il l’a qualifié lui-même dans un entretien du journal Le Monde (18 juillet 2008) ; et c’est bien ce qu’il fera pour les éditions Pocket (en 2007-2010), comme pour « se tenir dans la lumière de l’être » – d’autant que c’est le livre Zêta, sur la définition de la « présence » de ce qui est, et le livre Lambda, qui porte sur la nature du dieu comme vie bienheureuse et pensante, qui l’ont le plus marqué…

C’est justement ce qu’il raconte dans son essai Aristote au soleil de l’être, qu’il avait publié aux éditions du CNRS, en 2018, et qui reparaît aujourd’hui en édition de poche, où il dit avoir décidé de lire Aristote « au ras du texte, à fleur de langue », alors même que les Grecs ont parlé grec, « ont usé comme êtres parlants des trésors de leur propre langue bien avant que les grammairiens, hommes de rigueur et de pouvoir soient venus fixer les canons de cette langue. » Pour les Grecs, les choses apparaissent ; et celui qui voit ne voit pas à moitié mais a les yeux grands ouverts sur la beauté du monde, « a la vue en plein accomplissement », en a « plein la vue » dit Sichère avec son Aristote de la Métaphysique

Le problème, c’est que nous n’avons plus désormais aucune relation avec l’être (« nous sommes perdus dans l’instrumentation technique de l’étant et de l’homme lui-même comme stock calculable », dit Sichère) ; et nous n’avons plus guère de curiosité pour ce que les Grecs appelaient « les Divins » ou « le Dieu ». Or, sans ces divins, selon Aristote, il n’y a rien (ni politique ni éthique qui tienne). Bernard Sichère est justement aussi l’auteur d’un abécédaire intitulé : Il faut sauver la politique (Lignes/Manifeste, 2004), tout comme il avait signé l’essai « Seul un Dieu peut encore nous sauver » (Desclée de Brouwer, 2002), où il commentait ces mots apocalyptiques que Heidegger avait déclarés au cours d’un entretien télévisé en 1966 – un an avant la parution de La Société du spectacle de Debord (en 1967).

Malraux : « Il semble que dans la seconde partie du XXè siècle on ait tenu l’art de tirer un coup pour plus important… que de prendre doucement une tête dans ses mains. » Bernard Sichère disait du mot « sexe » qu’il aura été un des emblèmes de l’époque récente, « comme époque du nihilisme achevé, une époque dont nous n’avons pas de raisons particulières d’être fiers » (disait-il). Il aurait préféré vivre au temps d’Aristote, dans les années 300 avant J.-C. ; ou peut-être aussi au IIè siècle après J.-C., à l’époque d’Apulée, dont les éditions Rivages nous donnent à lire l’opuscule Le démon de Socrate, préfacé par Pascal Quignard (qui signe là un véritable « petit traité »). Apulée, c’est aussi l’auteur des Métamorphoses (L’Âne d’or) – et il était plutôt platonicien qu’aristotélicien, dans un platonisme peuplé de démons, d’oracles et ouvert aux cultes initiatiques (ça lui vaudra un procès, en 158, lui le premier romancier à s’être voulu thaumaturge-philosophe-magicien). Au centre de son roman – qui se passe en Thessalie, « un pays célèbre dans le monde entier pour les incantations magiques dont il est le berceau » (comme on le lit dans le roman) -, Apulée avait ajouté la fable d’Eros et Psyché, qui était une allégorie de l’âme… Mais « avons-nous une âme, ou seulement un corps ? Ou les deux ? », demandait Sichère dans Penser est une fête (Lignes/Manifeste, 2002)…

Bernard Sichère est parti en 2019 (son corps, pas ses livres). Il n’a pas été transformé en âne, comme Lucius, qui avait cédé à la concupiscence de la chair, avec la petite servante Photis, dont la gentille présence n’avait certainement rien de diabolique ; et de l’esprit, en voulant s’initier imprudemment aux sciences occultes, comme le disait Pierre Grimal dans son volume de haut savoir : Rome et l’Amour (Robert Laffont, 2007). Au contraire, Bernard Sichère est resté philosophejusqu’au bout – où on le voit même dialoguer avec François Julien, sur la Grèce, la Chine, à la toute fin de son essai Aristote au soleil de l’être… Oui, au soleil de l’être…

Aristote au soleil de l’être, de Bernard Sichère. CNRS Editions, collection « Biblis », 192 pages, 11 euros.
Le démon de Socrate, d’Apulée. Traduction de Colette Lazam, préface de Pascal Quignard. Editions Rivages poche/Petite Bibliothèque, 105 pages, 7,70 euros.