Monique Wittig avec Marc Bloch au Panthéon…

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Monique Wittig (1935-2003) disait dans son essai La pensée straight (1978) qu’une œuvre ayant une nouvelle forme peut fonctionner comme « une machine de guerre » sur le contexte de son époque – comme justement son scénario « Jeanne d’Arc » que l’on découvre aujourd’hui, qui devient « un livre » qu’elle avait écrit au moment où l’extrême droite de Jean-Marie Le Pen s’emparant alors de la figure de Jeanne d’Arc avec le rassemblement annuel du parti néo-fasciste, chaque 1er mai, au pied de la statue équestre de la place des Pyramides à Paris, faisait une percée dans l’électorat, en 1988…

Monique Wittig disait de l’histoire qu’elle a trait aux gens tandis que la littérature a trait aux formes… Le grand historien Marc Bloch (1886-1944) dit dans ses Carnets inédits 1917-1943 qu’il y a « deux catégories d’hommes qui ne comprennent rien à l’histoire de France : ceux qui ne sentent pas le sacre de Reims – ceux qui ne sentent pas le mouvement des Fédérations » – « ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête des Fédérations », comme il le précisait aussi dans son célèbre essai intitulé Une étrange défaite, qu’on peut toujours lire dans la collection Folio histoire/Gallimard, tandis que ses Carnets paraissent aujourd’hui aux éditions Amsterdam – où a d’ailleurs été réédité, en 2018, l’essai de Monique Wittig, La pensée straight

Dans Apologie pour l’histoire (Dunod poche), Marc Bloch disait lui-même que le mot d’histoire est un très vieux mot : « si vieux qu’on s’en est parfois lassé ». Il soutenait que l’objet de l’histoire est par nature « l’homme ou plutôt les hommes » – car « plutôt que le singulier, favorable à l’abstraction, le pluriel, qui est le mode grammatical de la relativité, convient à une science du divers »… Monique Wittig lui aurait peut-être répliqué : « Encore un petit effort, monsieur l’historien »… car elle l’aurait sans doute trouvé là un peu trop « hétérosexuel », elle qui entendait dépasser les catégories « hommes/femmes », qu’elle jugeait normatives et aliénables… Monique Wittig disait surtout que tout écrivain doit prendre les mots un par un et les dépouiller de leur sens quotidien « pour être à même de travailler avec les mots sur les mots ». Marc Bloch cite lui-même beaucoup d’écrivains dans ses carnets – où il ne fait même que de citer Bergson, De Maistre, Koestler, Cournot, Spinoza, Saint-Evremond, Renan… ; il dit user de la citation « comme protection dans l’écriture privée ou intime »… Dans sa postface, Massimo Mastrogregori décrit Marc Bloch comme un « homme aux ciseaux », à tel point que la citation est presque toujours le point de départ et l’élément essentiel de ses carnets – de telle sorte qu’il faut bien poser la question préalable : Qui parle dans ces carnets ? « Quel est le sens de cette attitude qui consiste à faire parler quelqu’un d’autre ou bien à parler avec les paroles d’autrui ? »… Marc Bloch entend-il des voix ?…

Les voix : c’est le sujet du film (qui ne verra jamais le jour) de Monique Wittig – qui est l’apprentissage de Jeanne d’Arc à Domrémy, où Jeanne d’Arc parle en ses propres mots ; elle dit qu’elle s’appelle Jeanne d’Arc, ou plutôt Jeanne Rommée, « car dans mon pays les filles prennent le nom de leur mère »… Surtout, Jeanne d’Arc s’est trouvée sous le gouvernement de « voix » à partir de son adolescence, comme le soulignait Monique Wittig dans son synopsis ; et de ces voix Jeanne d’Arc dit dans le livre de Monique Wittig qu’elles sont des anges, à qui elle a donné les noms de sainte Catherine et de sainte Marguerite : sainte Catherine qui lui apprend l’histoire, la stratégie, la tactique (la guerre), et sainte Marguerite les manières et l’attitude, à la cour comme à la guerre… Sainte Marguerite lui dit surtout : « Il faut que tu ailles chercher en France pour le faire couronner à Reims le dauphin Charles qui est à Chinon ou à Tours » ; et sainte Catherine d’ajouter : « Tu iras en France délivrer Orléans qui est assiégée par les Anglais » – et « Nous te gouvernerons, Jeanne Rommée, aie foi »…

On se souvient de Jacques de Voragine dans sa Légende Dorée, qui disait qu’il fallait reconnaître en sainte Catherine, Catherine d’Alexandrie, que Jacques de Voragine voyait comme une vie exemplaire, d’autant que Catherine vient de catha, qui signifie universel, et de ruina, ruine, comme si on disait « ruine universelle » – car, en elle, l’édifice du diable fut entièrement ruiné… Reste que Jeanne d’Arc, on le sait, finit sur le bucher comme une sorcière ; alors même que Christine de Pisan, contemporaine de Jeanne d’Arc, a écrit un poème qui s’appelle Ditié de Jehanne d’Arc, où elle compare la jeune pucelle, la simple bergère, aux figures bibliques de Josué, de Gédéon, d’Esther, de Judith – ce qui montre l’extrême célébrité de Jeanne d’Arc, à l’époque, et la stupéfaction qu’elle a provoquée (comme l’a raconté Pierre Guyotat dans ses Leçons sur la littérature française, éditions Léo Scheer, 2011). Christine de Pisan est d’ailleurs un personnage qui avait été remis à la mode par les féministes comme Monique Wittig, il y a déjà quarante ans… Christine de Pisan et Jeanne d’Arc sont les grandes femmes d’un siècle épouvantable, qui commence en 1350 et qui se termine en 1450 – le siècle de la guerre de Cent Ans, qui avait pris une tournure terrible avec la bataille d’Azincourt, en 1415, quand le roi d’Angleterre Henri V avait envahi la France pour ajouter à son royaume celui de France auquel il pensait avoir droit d’héritage… Orson Welles a fait un film sur la bataille d’Azincourt, Falstaff, où il y a une bataille extraordinaire dans la boue, avec de gros casques ; et ç’avait été une des plus grandes défaites de la France, peut-être même prémonitoire, car lors de la défaite de 1940 les mêmes mots ont été redits par les hommes politiques, comme l’a souligné Pierre Guyotat… – comme l’a magistralement écrit, démontré, Marc Bloch dans L’étrange défaite, qui avait écrit ce livre essentiel avant d’être fusillé par les nazis… et qui avait crié, en tombant : « Vive la France ! » (Marc Bloch qui entrera l’été prochain au Panthéon), tandis que Jeanne Rommée, sur le bucher, avait dit : « Jésus, Jésus, Marie mère de Dieu, saint Michel, saint Gabriel, sainte Catherine, sainte Marguerite… »

Monique Wittig, Jeanne d’Arc, ou plutôt Jeanne Rommée, car dans mon pays les filles prennent le nom de leur mère, scénario, texte présenté par Théo Mantion. Editions de Minuit, 112 pages – 13,50 euros. (En librairie le 6 novembre)

Marc Bloch, Carnets inédits 1917-1943. Editions Amsterdam (édition établie et postfacée par Massimo Mastrogregori). 397 pages – 21 euros.